Lors des périodes de confinement et de fermeture des enseignes que l’on a connues et que l’on continue de connaître, la survie, même à court terme, des commerçants, indépendants et artisans a souvent tenu à leur aptitude à se tourner vers des relations et transactions numériques avec leurs clients et le public. Du moins pour ceux qui avaient déjà posé les bases, voire les habitudes, en la matière. Pour les autres, dans l’urgence, l’éventail de possibilités a souvent été restreint – par manque de moyens, de connaissances… Parfois aussi certains choix effectués pour passer au commerce numérique ont été mal inspirés, insuffisamment réfléchis, difficiles à organiser.
Pour faire le point sur la situation et les écueils rencontrés, nous avons interrogés divers acteurs directement impliqués dans la problématique e-commerce. Vous retrouverez certains de leurs témoignages dans une petite série d’articles que nous démarrons aujourd’hui: Martine Noël, gestionnaire de l’asbl Gestion Centre-ville de Hannut ; Vincent Bultot, fondateur de NearShop, start-up qui a lancé la plate-forme NearShop ; Damien Jacob (Retis) et Dominique Moraux (Dynam Consult) qui, tous deux, depuis de longues années, ont choisi comme axe professionnel le conseil et/ou l’(in)formation aux entreprises et commençants voulant se lancer dans le numérique.
Pas de solution-miracle ou de panacée
Oui, des commerçants et artisans ont réagi à leur isolement forcé en se lançant dans le bain numérique mais pas toujours avec bonheur. Oui, des initiatives ont fleuri mais, souvent, en ordre dispersé, en réaction quasi-pavlovienne, sans cohérence ou coordination. Et le résultat a donc été assez fréquemment décevant.
Les erreurs les plus fréquemment commises? Nos deux observateurs que sont Dominique Moraux et Damien Jacob les énumèrent en choeur.
“Il est faux de croire ou de vouloir faire croire qu’“il suffit de…” et qu’une solution universelle soit adaptée à tous les besoins”, met en garde Dominique Moraux. “Trop de commerçants se sont laissés séduire et induire en erreur par le discours promotionnel d’agences qui, lors de la crise, leur ont servi un discours du genre: “on a la solution qu’il vous faut, pour un investissement minime et une réalisation rapide”.
Des néophytes déboussolés
Au niveau local, les activités e-commerce ont connu des bonheurs divers et pris des formes variables, selon les métiers et secteurs concernés. “Avant la crise”, rappelle Damien Jacob, “50% de l’e-commerce belge concernait les services – le tourisme, les transports… Dans l’ensemble, ces services se sont effondrés, avec un petit sursaut en juin [lors du premier déconfinement].
Du côté du commerce de produits, l’impact de la crise et la manière d’y faire face via des activités virtualisées furent variables, selon que l’on parle d’achats de produits de bouche, de mode, de produits para-pharmaceutiques… On discerne malgré tout une constante: “les commerçants qui s’étaient déjà lancés dans le Web ont, dans une certaine mesure, tenu le coup. Pour les autres…
C’est sans doute simplifier – et exagérer quelque peu – que de parler de “néophytes déboussolés” mais c’est malheureusement vrai pour de nombreux commerçants de proximité ou artisans.
Damien Jacob: “Beaucoup de commerçants se sont lancés dans l’improvisation, parfois en ayant heureusement le “bon feeling” par rapport aux canaux numériques. Parfois, ils l’ont fait de manière non professionnelle et la déception fut grande.” Le problème est que leur passage au numérique s’est fait sans réflexion – difficile d’ailleurs de se donner du temps et de penser stratégie quand l’urgence frappe. Même si de premiers pas peuvent (doivent) très certainement être posés, comme on le verra plus loin (“Sans cap, pas de voyage”).
Parfois aussi les espoirs ou la perception de ce qui serait possible était surdimensionnée, illogique: “certains pensaient pouvoir concurrencer les marketplaces. Chose impossible dans la mesure où les commerçants locaux [même regroupés en association] n’ont ni la puissance, ni la connaissance de leur clientèle, ni le catalogue de produits, ou ne disposent pas dans leur offre de produits suffisamment différenciés, pour espérer les concurrencer.”
Dans la situation qui s’est soudain présentée à eux, le recours au numérique n’avait et n’aurait dû avoir de sens que pour “garder le contact avec la clientèle, instaurer des solutions simples du genre click & collect, et s’en sortir en ajoutant du conseil à l’acte d’achat”, estime Damien Jacob.
Une certaine idée de la “proximité”
Beaucoup ne voient pas l’utilité du numérique, ne se voient pas opérer sans le contact physique avec le client. De nombreux témoignages publiés, ces dernières semaines, dans la presse ou dans des reportages télé en attestent.
“Avant le confinement”, souligne Dominique Moraux, “les commerçants locaux ne s’étaient jamais réellement posé la question du digital parce que leurs pratiques sont celles d’une démarche de proximité” – littéralement. Au sens donc de contact direct, palpable, de “lieu de vie”.
Pour beaucoup, le “passage en magasin” demeure la seule manière possible, quasi philosophique, d’envisager leur métier. Sinon, si on dématérialise tout, cela n’a plus la même saveur, la même raison d’être. “Les seuls qui s’étaient réellement lancés étaient les commerçants qui proposaient des produits particuliers, non limités à une chalandise limitée géographiquement.”
L’e-commerce pour l’exportation, ou pour toucher une clientèle non locale, était perçu comme une piste exploitable. Le revirement vers de la vente localo-locale ne s’est pas encore fait.
Pris par “surprise”
Le manque de réflexion n’est pas un phénomène qui s’est manifesté uniquement dans la foulée du confinement. Si l’urgence, dans ces circonstances, peut expliquer l’absence de réflexion, cette dernière est une caractéristique trop souvent présente du côté francophone, estime Damien Jacob.
“On constate, via les contacts et les demandes qui nous viennent d’entreprises et de commerçants locaux, un manque de maturité numérique de la part des porteurs de projet. Le b.a.-ba, bien souvent, n’est pas compris. Aucune réflexion n’a été faite, par exemple, concernant la logistique.
Les commerçants manquent souvent de connaissances ou de compréhension des enjeux – et je ne parle pas ici de technologie mais d’enjeux managériaux: savoir ce qui est possible, comment gérer la logistique, ou savoir lire et comprendre les termes contractuels qu’impose une marketplace…”
Comment les former? Les informer?
Vaste débat, vaste chantier sur lequel on (lisez notamment la Région) s’est déjà cassé les dents. Certes, les initiatives de sensibilisation et de formation basique de commerçants, menées par exemple à l’initiative de l’AdN et de l’UCM ont attiré quelques dizaines de commerçants (et une nouvelle série d’ateliers thématiques est prévue en 2021). Mais cette démarche-là, par la Région, est-elle réellement utile, efficace, pertinente?
“Les formations organisées par exemple dans le cadre du programme Digital Commerce (Digital Wallonia) ne sont pas suffisamment axées sur la réflexion stratégique en amont”, estime Dominique Moraux (qui fut l’une des coaches dans le tout premier programme. “On y apprend l’intérêt de créer une page Facebook ou un site e-commerce mais sans partir du point-clé qui est l’aide aux commerçants pour qu’ils parviennent à identifier les besoins de leur cible.”
Elle s’interroge par ailleurs sur la pertinence d’organiser ce genre d’ateliers pour des sessions d’information ou de formation “qui existent déjà par centaines ailleurs. Une formation de plus ne changera pas les choses. Il vaut mieux travailler plus en amont pour identifier ce qui permettra de mieux toucher les cibles de clientèle. Ensuite, il est toujours possible d’orienter les commerçants vers une bonne formation…”
Dominique Moraux (à propos des futures formations Digital Commerce que planifie la Région dans le courant 2021): “Des formations généralistes de qualité sur l’e-commerce et le référencement existent déjà par centaines. Pour les commerces, le besoin se trouve plus en amont: être capable d’identifier la stratégie qui convient pour leurs publics-cible.”
Damien Jacob: “Des ateliers de sensibilisation ou des séances de courte durée ne sont pas efficaces. Il est préférable de prévoir un programme suivi. Comme l’a fait par exemple la Chambre de commerce du Grand-Duché, avec un programme de 40 heures. Et en procurant des informations concrètes dans des domaines touchant à la gestion. Pas des formations techniques [que les commerçants peuvent déjà trouver ailleurs].
Une approche par formations généralistes, visant tous profils de participants, n’est pas non plus recommandée, selon lui. “Le public est trop hétérogène. Le contenu ne plaira ou ne conviendra pas à tout le monde. Il faudrait peut-être réfléchir à une approche plus sectorielle voir sous sectorielle. Par exemple, non seulement des sessions pour le secteur de la construction mais aussi pour des artisans couvreurs, des chauffagistes…”
Un programme “suivi” comportant potentiellement de nombreuses heures à mobiliser (même en virtuel) est-il compatible avec l’agenda chargé du quotidien d’un commerçant?
Cela ne risque-t-il pas de le décourager? “C’est vrai qu’il veut généralement un résultat immédiat mais une petite session ne suffira de toute façon pas et il en sortira insatisfait… et laissé à lui seul. Cela ne l’amènera quasiment nulle part.”
Le commerce local, plus que jamais vampirisé
Les grandes “marketplaces” ou “plates-formes” génériques (et internationales) ont fait leur beurre de la crise. Amazon, Alibaba, mais aussi des plates-formes jusqu’ici inconnues, comme Wish, ont profité pleinement du confinement et du regain d’achats “virtualisés” … Il en va de même de plates-formes plus spécifiques ou thématiques. Nous reviendrons, dans un prochain article, sur ce sujet.
Sans cap, pas de voyage
Avant de faire quoi que ce soit – et cela vaut aussi bien pour les commerçants, pour les associations ou pour les municipalités -, mieux vaut d’abord se définir des objectifs. “Selon le but que recherche une ville, la solution numérique qu’elle pourra éventuellement mettre en oeuvre sera très différente.
S’agit-il pour elle d’aider les commerçants à passer le cap de la crise? De faciliter la vie des citoyens en leur permettant de mieux trouver et solliciter les commerçants? De valoriser sa propre image ou “réputation”? D’attirer de nouveaux clients et consommateurs vers son territoire? Ou encore de valoriser des modes de consommation plus durables?”
Trop souvent, estime Dominique Moraux, il manque un élément fondamental aux initiatives: la connaissance non seulement de la composition, des attentes et contraintes des commerçants locaux – dans toute leur diversité – mais aussi des attentes, exigences, besoins et modes de consommation des clients visés. “Le concept de parcours d’achat, la faculté à pouvoir formuler et proposer une offre pertinente au bon moment ne sont pas abordés par les villes. Souvent, on déploie une solution sans savoir ou sans vouloir savoir si c’est cela que les clients recherchent.”
Ses recommandations?
– faciliter le “parcours-client”
– comprendre et viser les attentes du client
– proposer une solution cohérente, collégiale, voire mutualisée.
Chaque commerçant a forcément son propre “public”, en fonction des produits ou services qu’il propose. Mais pourquoi ne pas jouer la complémentarité au sein d’un quartier commerçant, en ce compris dans les arguments d’attractivité et de “petits plus” qui seront offerts aux clients et qu’ils ne trouveront pas sur les “marketplaces”, génériques ou non, venues d’en dehors du territoire?
“Il n’est certes jamais facile de rassembler et de motiver les commerçants autour d’une cause commune”, reconnaît Dominique Moraux, “mais si l’on commence par un travail de réflexion commun afin d’identifier des pistes claires, une réflexion où les commerçants se sentent réellement concernés et impliqués, il y a plus de chances d’aboutir à quelque chose.
Il s’agit notamment de trouver des actions où tous se reconnaissent et trouvent leur intérêt.”
Réconcilier urgence et planification
Dans une situation telle qu’on l’a connue et que l’on connaît encore – un événement imprévisible et le besoin de réagir rapidement -, comment faire en sorte que des commerçants, pas forcément préparés et “férus” de numérique, ayant par ailleurs des contraintes, métiers et clientèles différents, puissent à la fois trouver une parade (numérique) rapide et se donner le temps de la réflexion et de la perspective stratégique? Une contradiction apparente…
Réponse de Dominique Moraux: “en misant sur des projets agiles, avec une progression par petits pas, pour atteindre un objectif davantage construit. Commencer par des mesures qui démontrent leur efficacité et donnent envie de poursuivre. Travailler en cycles vertueux, où chaque nouvelle initiative doit apporter un plus pour progresser”.
Un exemple pour commencer par le (vrai) b.a.-ba? “Apprendre aux commerçants à utiliser mots-clé et hashtags avec pertinence. A cet égard, un outil tel que Google MyBusiness est souvent mal utilisé. Si un quartier, une ville se donnait le temps de sélectionner des mots-clé caractéristiques, représentatifs de sa situation ou de ses objectifs, incitait tous les commerçants à recourir à une même terminologie, son référencement y gagnerait beaucoup”. Au bénéfice de tous…
Autre exemple? “Imaginons que tous les commerçants d’un quartier se mettent d’accord pour attirer des clients au centre-ville en leur proposant un choix de calendriers en guise de cadeau quand ils viennent en magasin, chacun offrant un type précis…
C’est un premier pas qui doit mener à l’action suivante: profiter du passage du chaland pour récolter son adresse mail. On commence ainsi à bâtir un chemin pour un impact à long terme.”
Elle cite l’exemple (français) de la ville de Vichy qui a lancé une marketplace pour les commerces du centre-ville mais sans s’arrêter là. “Ils en ont profité pour coupler cela à un programme de Facebook live tournés dans les magasins, pour présenter des produits, avec possibilité pour les clients de passer commande en temps réel…”
A suivre: Les “marketplaces”, locales ou non: miroir aux alouettes?
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