Ruralité et numérique: qui investira dans le (très) haut débit?

Pratique
Par · 15/06/2016

Un colloque international s’est récemment tenu à Bastogne sur le thème des “défis numériques des territoires ruraux: infrastructures et usages”. Le colloque était organisé par l’Institut de la Grande Région et mettait dès lors en scène les différentes régions qui constituent cette “Grande Région”, à savoir la Wallonie, la Lorraine (désormais versée dans la nouvelle région française Grand Est), le Grand-Duché de Luxembourg, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat.

Les territoires ruraux, premières victimes de la fracture numérique et, souvent, du désintérêt des opérateurs qui n’y voient pas des sources de rentabilité pour leurs investissements en infrastructure, sont-ils pour autant des causes perdues, des zones condamnées à rester “blanches” (sans couverture très haut débit) et largement vierges d’activités numériques?

Benoît Lutgen, bourgmestre de Bastogne, qui inaugurait le colloque, parlait de risque de villages-dortoirs. Pascal Poty, de l’ADN, utilisait quant à lui une autre analogie: celle des réserves indiennes…

Les participants à ce colloque se sont efforcés, tout au long de la journée, de démontrer que des pistes et des solutions existaient et que le volontarisme est peut-être la meilleure façon de forcer son destin… et les décisions d’investissements.

C’est que les enjeux et les besoins sont énormes, tant pour autoriser un enseignement 2.0, fournir aux agriculteurs les connexions dont ils ont besoin pour leurs démarches administratives mais aussi au quotidien pour faire communiquer tous leurs équipements et capteurs sur le terrain. De même le numérique et le haut débit sont des outils essentiels pour rapatrier des emplois qui permettraient de soulager la saturation du trafic et réduire l’empreinte écologique.

Ce réancrage de l’emploi et des compétences n’est possible que si les communications sont à la hauteur, pour autoriser les ventes en-ligne de produits locaux, pour donner de nouveaux outils d’attractivité au tourisme, pour permettre aux modèles d’économie participative de créer de nouvelles pistes de développement pour les habitants…

Les solutions de “sharing economy” peuvent, elles aussi, être une source d’opportunités. Par exemple pour des régions peu prospères. “C’est l’occasion de mettre ses ressources à profit et de se développer”, estimait Robert Henkel, senior policy officer à la DG Connect de la Commission européenne.

Qui pour investir?

Qui pour investir dans le déploiement des infrastructures THD? L’exemple français, et sa répartition des responsabilités entre opérateurs et autorités publiques, est difficilement applicable à la Wallonie.

A lire également, un rapide comparatif des taux de couverture haut débit des différents territoires composant la Région Grand-Est dans l’article “Histoires de fibre et de taux de couverture”.

Contrairement à la Belgique, où ce sont les opérateurs qui décident des zones où investir, en France, les autorités publiques suppléent aux carences de la couverture par les opérateurs (“zones blanches”). La Région Grand-Est a ainsi décidé d’assumer la maîtrise d’ouvrage dans 7 départements sur 10 afin de multiplier les connexions fibre et réduire les délais de déploiement (6 ans au lieu de 10). Mais les collectivités locales devront contribuer à l’effort et assumer plus de la moitié de la note de déploiement. Ce qui risque de poser problème…

“En 2018, en France, il sera devenu obligatoire de rentrer ses déclarations d’impôts par Internet. Mais comment cela sera-til possible quand on sait que de nombreux villages n’ont même pas encore l’ADSL?”

En France, pas de nouveau zoning sans avoir d’abord installé la fibre optique. En Belgique, équiper les zonings implique de convaincre les opérateurs – privés mais aussi public (on pense à la Sofico) – de tirer la fibre jusqu’à de futurs zonings. C’est l’un des enjeux des négociations entre le gouvernement wallon et les opérateurs, toujours en guéguerre en raison de la taxe Pylônes. Thierry Castagne, directeur d’Agoria Wallonie, rappelait que “lever les obstacles à l’investissement est essentiel, sans quoi les zones reculées seront aussi les premières victimes”.

Lire notre autre article à propos du débat sur la “Taxe Pylônes”.

Gérard Peltre (association Ruralité Environnement Développement): “les opérateurs doivent prendre conscience qu’ils ne desserviraient pas uniquement des habitants mais aussi nombre d’acteurs qui ont besoin de services et qui sont source de nombreux usages.”

Déshéritées mais volontaristes

Le point de vue de différents intervenants du colloque était qu’il faut susciter chez les opérateurs une envie de “tenter le coup”. “Il faut leur faire comprendre que le territoire rural, ce n’est pas uniquement un chiffre en termes de nombre d’habitants mas aussi un nombre d’acteurs qui ont besoin de services et qui représentent un volume potentiellement important d’usages”, déclare Gérard Peltre, président de l’association Ruralité Environnement Développement.

Si les territoires ruraux ont un besoin vital d’assurer leur attractivité économique, ils ne peuvent attendre indéfiniment que les infrastructures de communications soient au top avant d’initier projets et programmes. Il faut donc prendre les devants.

Si les opérateurs se montrent réticents, la Région et/ou les collectivités peuvent-elles prendre le relais?

Côté collectivités et municipalités, attendre des communes qu’elles financent une partie de l’infrastructure ou de son déploiement implique qu’elles puissent convaincre des industriels ou des sociétés de s’y établir. Il faut donc faire montre de volontarisme, dévoiler des plans d’accueil (espaces de coworiking, centres d’entreprises, formations de profils adaptés…), imaginer des projets et de nouvelles activités. En espérant que l’attractivité jouera.

Côté Région, un obstacle à l’intervention réside dans l’interdiction imposée par l’Europe en termes d’aides directes de l’Etat en matière de très haut débit dans la mesure où il est considéré comme un domaine concurrentiel. Contrairement au service “de base”…

De nouveaux modèles de partenariat sont indispensables, plus particulièrement encore dans les zones rurales, moins “bankable”.

Plusieurs témoignages entendus, venus de France, à l’occasion du colloque montraient comment diverses communes ou communautés de communes avaient décidé de se lancer, d’accueillir un premier projet, même encore mal connecté, pour ensuite convaincre de l’intérêt pour des intervenants publics et/ou privés d’investir.

C’est le cas de la commune de Dieuze, en Lorraine, qui a décidé de revitaliser sa “friche industrielle et militaire” (anciennes salines et caserne abandonnée) en se déclarant “pôle d’innovation” et en misant sur le renouveau énergique et la production 3D.

Le groupe Alchimies y a implanté OpenEdge, un labo de recherche spécialisé dans la conception de machines spéciales, à commencer par des imprimantes 3D, destinées tant aux particuliers qu’à l’industrie ou à l’enseignement. La jeune structure est devenue fournisseur d’Areva.
Elle justifie son existence et son choix d’une implantation en milieu rural par la volonté de se rapprocher du client. Il y a là, par ailleurs, aux yeux de Fernand Lormand, maire de Dieuze, une opportunité à ne pas laisser passer. “En matière de production 3D, nous n’avons absolument aucun retard sur un acteur tel que la Chine. Au contraire. Il faut exploiter cet atout car les ingénieurs de demain doivent dès aujourd’hui intégrer toutes les techniques de production dans leurs compétences.”

Fernand Lormand, maire de Dieuze: “Décentraliser la production, grâce à la 3D, pour exploiter de nouvelles opportunités locales, à condition de pouvoir transporter l’information…”

OpenEdge s’est implantée à Dieuze alors que l’infrastructure y est encore lacunaire.

Prochaines étapes: le déploiement du THD pour amplifier le mouvement, l’ouverture d’un living lab et la création d’un guichet unique pour toutes les sociétés voulant s’implanter sur le territoire de la commune.

Roxanne Ledard (Pays de Verdun): “EPN, espaces de coworking et fab labs peuvent devenir des instruments d’innovation pour réimplanter des personnes aux compétences complémentaires ou devant être remises au goût du jour.”

Le Pays de Verdun, lui, construit tout un programme de revitalisation par le numérique qui a commencé par l’ouverture d’un simple club informatique pour seniors. Au fil du temps, il s’est mué en EPN (espace public numérique) proposant animations et formations pour les aînés mais aussi pour les plus jeunes et pour les chercheurs d’emploi. Un espace de coworking est venu s’y greffer et une école d’apprentissage de la programmation a vu le jour.

Un effet-réseau, avec implication de personnes-ressources ayant, chacune, leurs propres compétences, est en train de voir le jour.

Mutualiser pour peser

Les territoires ruraux pèsent déjà peu aux yeux des opérateurs quand il s’agit de planifier des investissements en matière d’infrastructures haut débit. Pour attirer l’attention, il leur faut prouver qu’ils peuvent être source d’une dose importante d’usages et de création d’activités.

Par ailleurs, l’écueil dans lequel les territoires ruraux tombent encore trop souvent, de l’avis de nombreux intervenants du colloque, est de jouer chacun sa carte perso.

”Les territoires ruraux sont souvent diffus”, déclarait Gérard Peltre, président de l’association Ruralité Environnement Développement. “ll faut travailler à une masse critique, oublier les baronnies et les clochers.”

Or, bien souvent, les régions se comportent encore en concurrentes.

Marc Laget (Commissariat Général à l’égalité des territoires, France): “J’en appelle à ce que les territoires ruraux agrègent leurs demandes, se concertent afin de peser à égalité en termes d’obligations contractuelles à obtenir. Sinon, les infrastructures seront développées par de grands industriels [uniquement] pour de grandes municipalités et métropoles. Il faut sortir d’une logique individuelle, d’une certaine forme de léthargie…”

Pour représenter un poids qui mérite qu’on y prête attention, “il faut jouer la complémentarité des plates-formes et des réseaux territoriaux, qui doivent se connaître entre eux, faire l’effort de savoir ce que fait l’autre et aller chercher la compétence là où elle se trouve sans vouloir la dupliquer inutilement”, soulignait pour sa part Laure Morel, de l’équipe de recherche sur les processus innovatifs de l’Université de Lorraine. Surtout si cette réimplantation ne correspond pas aux besoins et aux ressources de la région.

Les modèles, activités et ressources numériques qu’on veut promouvoir dans un région doivent être en symbiose avec ses spécificités. Ce serait contre-productif de faire du copier-coller intempestif.”

Marc Laget (Commissariat Général à l’égalité des territoires, France): “Le tout à 100 Mbps n’est pas forcément la panacée. Si c’est pour permettre l’e-commerce mais que tous les achats se font sur Amazon, le territoire s’appauvrit. A contrario, un territoire qui ne bénéficierait que d’un débit à 5 Mbps mais qui aurait développer des solutions et des algorithmes de compression pourrait parfaitement s’enrichir par ces compétences.”