Marketing psychographique: les dessous de la spécialité choisie par Consultant-BI

Pratique
Par · 06/09/2019

Commençons par une définition. Qu’est-ce ce que le “marketing psychographique”? “Un critère psychographique est un critère de segmentation ou de ciblage basé sur les styles de vie, les croyances, les opinions, les valeurs, les attitudes, les personnalités des consommateurs.” 

Comme l’explique William Vande Wiele, fondateur et patron de Consultant-BI (on l’a connu, par le passé, à la tête de la société Email-Brokers, revendue entre-temps à Kompass), “on ne s’intéresse plus au quoi – ce que le consommateur a fait, fait ou va faire – mais au pourquoi”. En clair, quels sont ses “traits de caractère” qui expliquent son acte, son comportement, ses préférences, ses inclinations etc. etc.

L’analyse ne se fait plus sur base de données sociodémographiques (âge, revenus, niveau d’éducation, lieu de résidence – quoique ce dernier critère, on le verra, soit exploité sous une autre forme…) ou contextuelles et purement comportementales (actes posés par l’individu – achats, déambulations, visites de sites Internet…). Certes, ces données restent plus qu’utiles aux spécialistes du marketing mais l’idée de l’analyse psychographique est soit de les “enrichir”, soit d’obtenir un profil offrant d’autres perspectives.

L’individu et ses “attributs”

Les “attributs” qui sont associés à chaque personne et permettent de réaliser son profil psychographique s’appuient notamment sur les résultats d’études menées par des chercheurs. Consultant-BI, par exemple, dit s’appuyer sur des “études approfondies menées au sein des universités de Stanford et de Cambridge” depuis les années 70.

William Vande Wiele (Consultant-BI): “Nous ne vendons pas de données, nous traitons des bases de données et ces bases ne contiennent pas de données personnelles directes.”

Parfois, néanmoins, ce qu’un client s’adressant à Consultant-BI (ou à tout autre acteur recourant à ces techniques psychographiques) demande comme information ou profilage n’a pas forcément été étudié et documenté dans une étude (peu ou prou scientifique). Il faudra alors effectuer au préalable ce genre d’étude – de grande envergure, de préférence – auprès d’un échantillon de population afin de dégager des règles, constantes, profils psychologiques etc. sur lesquels s’appuyer pour dresser les psycho-portraits. Exercice toujours délicat, reconnaissent d’ailleurs les observateurs.

Revenons au principe de psycho-attribut tel que veut l’exploiter Consultant-BI. La société dit pouvoir piocher dans plus de 6.000 attributs de personnalité qui, par croisement et panachage, permettront de générer des “critères de segmentations comportementaux, socio-économiques, démographiques ou autres”.

Exemples?

Telle personne habite un patelin (identifié non par son patronyme mais par le code postal). Si le code postal en question correspond à une zone rurale, cette personne et toutes celles habitant le même endroit peuvent être cataloguées “rurales”, “villageoises”, ou “campagnardes”. Sur base d’autres données glanées dans les “traces” laissées par chaque individu (sur des sites, lors de contacts avec un vendeur, lors d’échanges entre amis, à l’occasion d’achats en-ligne ou dans la vraie vie…), d’autres attributs lui seront associés: introverti ou extraverti, acheteur compulsif ou réfléchi, privilégié, pleurnichard…

Se dégage alors ce fameux “psycho-profil” qui permettra aux entreprises, marques et autres clients de Consultant-BI de personnaliser les campagnes, offres, suggestions et autres hameçons marketing.

“Big smart data”?

Les données sur lesquelles l’analyse se base pour attribuer à une personne les attributs qui correspondent à sa “personnalité” viennent de multiples sources: achats sur Internet, sites visités, réaction positive d’une personne sur tel ou tel type de message, entourage privé ou professionnel… Les données de base passent en quelque sorte par une moulinette d’abstraction. Le regroupement ou croisement de divers comportements détermine si un individu est davantage un suiveur ou un meneur, introverti ou extraverti… Son milieu de vie indique – ou fait supposer – son niveau de vie et sa capacité d’achat.. 

Si un individu achète quasi toujours à la même période et pour des montants comparables, il sera taxé de ponctuel, contrairement à un “compulsif” davantage familier des gros montants…

La finesse de l’analyse dépendra du nombre d’attributs mis dans la balance. Et cela dépendra en partie du type de question à laquelle le client de Consultant-BI veut obtenir une réponse. “Plus nous pouvons multiplier les critères de personnalité, plus le profil sera pointu”, explique très logiquement William Vande Wiele. Le seuil de pertinence minimal est de quatre critères. “En-dessous, c’est pas vraiment top. Avec moins de trois, c’est impossible.”

Juste un embryon

Quelques semaines après sa création (début mai 2019), la jeune société dit avoir surtout attiré l’intérêt de grandes sociétés, belges ou étrangères, ou de quelques agences de marketing qui travaillent pour des marques en vue – que ce soit dans la grande distribution, le secteur bancaire ou encore l’automobile. “Un constructeur français nous a par exemple contacté afin d’améliorer le taux de conversion en concessions. L’effet fut immédiat.”
Autre client, toujours venu de France, une “grande banque” qui voudrait créer un produit par profil de clients – les campagnards, les bricoleurs…
Au départ, Consultant-BI avait plutôt pensé intéresser des PME mais, pour l’instant, sans démarche actif, “nous ne parvenons pas à les attirer”.
Consultant-BI, c’est pour l’instant trois personnes. William Vande Wiele, Steven Nicolai, qui s’occupe de tout l’aspect commercial, et un troisième larron, au profil de psychologue, qui sera chargé d’explorer et peaufiner la démarchage avant-vente et de déterminer les besoins précis de chaque client.
Pas d’équipe de développement ou d’analystes en vue au sein de Consultant-BI. Les développements ont jusqu’ici été sous-traités (vers la Pologne, l’Inde…). “Tous les modules ont dû être développés ou agrégés sur base d’éléments et algorithmes existants. Il n’y avait pas de solution toute faite sur le marché. Il n’est d’ailleurs pas possible d’industrialiser le processus, chaque cas client étant particulier. On continuera donc à l’avenir de recourir à des développements spécifiques…”

“Ceci n’est pas une donnée sensible”

En misant sur la “psychographie de la personnalité”, Consultant-BI se défend de recourir à une technique qui exploite des données personnelles sensibles.

Une affirmation qui laisse – pour le moins – dubitatif. Tout est évidemment question de perspective et de notion de ce qui est ou non “privé”, “personnel” ou “sensible”. On le sait – les recherches notamment d’Yves-Alexandre de Montjoye de l’UCLouvain l’ont largement démontré (lire l’article publié cet été dans la revue Nature) –, gommer l’identité d’une personne est quasiment impossible tant le recoupement intelligent d’un nombre minimal de critères permet de ré-identifier une personne.

Consultant-BI se dédouane en soulignant qu’elle n’utilise pas de données identifiant directement la personne (par son nom, son lieu de résidence…). Mais que la personne ne soit pas directement identifiée ne veut pas dire qu’elle ne soit pas identifiable. Or, ces deux qualificatifs – “identifié” et “identifiable” – sont clairement repris dans les formulations de la réglementation européenne RGPD (comme des lois antérieures sur la protection des données personnelles).

Il faudra de toute façon nous démontrer en quoi des données psychographiques ne sont pas des données personnelles, intimes, spécifiques et spécifiables…

Mais Consultant-BI s’est toutefois bel et bien positionné de telle sorte à ne pas encourir les foudres du RGPD.

“Nous ne vendons pas de données, nous traitons des bases de données et ces bases ne contiennent pas de données personnelles directes”, souligne William Vande Wiele.

Une autre affirmation de la société illustre le côté “c’est pas nous, c’est eux” de son positionnement: “Après avoir réconcilié l’analyse à l’identité de la personne – qui n’aura donc jamais été divulguée [lisez: Consultant-BI n’a pas connaissance de cette identité] – l’annonceur est idéalement équipé pour communiquer le plus adéquatement possible”. 

Si Consultant-BI ne travaille pas sur des données identifiant directement la personne, son client, lui, utilise ce type d’informations à deux moments. En amont, puisque c’est bien entendu sur base de fichiers contenant les données personnelles (sociodémographiques etc.) qu’il procure à Consultant-BI des fichiers extrapolés (codes postaux…). Et, en aval, après le travail psychographiant, il “réconciliera” les portraits et profils générés avec ses propres bases de données pour lancer ses campagnes. Sinon, à quoi servirait-il de procéder à des segmentations?

L’éclairage d’un juriste

Mais poussons plus loin le raisonnement – parfois jusqu’à l’hypothèse et l’extrapolation.

“En fait, les principes qui s’appliquent et au travers desquels il faut considérer le marketing psychographique sont les mêmes que pour d’autres approches”, souligne Philippe Laurent, juriste attaché au cabinet d’avocats d’affaires MVVP. En clair: les dispositions du RGPD s’appliquent tout autant à cette méthode qu’à d’autres.

“Elle va au-delà des données socio-démographiques (nom, prénom, niveau social…) ou objectives, précises et vérifiables (études, composition de famille…) pour aller jusqu’au profil davantage psychologique – telle personne est un leader, un rêveur, pose des actes volontaristes… – et déterminer ainsi quel type de produit lui conviendrait.

Mais on reste dans le domaine des données personnelles que le RGPD définit clairement comme étant liées à une personne physique identifiée ou identifiable. Il s’agit toujours, avec le marketing psychographique, de ficher en quelque sorte les personnes en leur attachant certaines informations.”

Pour les entreprises qui recourent aux services de Consultant-BI ou de tout autre acteur exploitant la même veine, il s’agira donc toujours, au préalable, de prouver l’“intérêt légitime” de leur analyse et de pouvoir faire valoir le consentement explicite et l’information “transparente” de chaque consommateur ou individu concerné.

On en revient toujours à ce fait basique: quand on fournit des informations, volontairement ou “en dépit de notre plein gré” au gré de nos actes quotidiens, en rue, dans les magasins, sur Internet, sur notre smartphone…, est-on pleinement consentant à l’exploitation de ces données et traces, par n’importe quel acteur? Pas uniquement celui qui collecte ou “capte” en première ligne la donnée ou l’info mais aussi tous ceux à qui il les communiquera ou ouvrira ensuite…?

Philippe Laurent (cabinet MVVP): “Si on a un bon consentement, éclairé, non forcé, de l’individu et si le traitement qui est appliqué aux informations est clairement expliqué, on a une base légale valable. Mais c’est beaucoup de si…”

Philippe Laurent met par ailleurs le doigt sur un autre élément de réflexion. A savoir qu’avec l’analyse psychographique, on tombe dans le “profilage subjectif”, en dépit de toutes les études qui veulent documenter, diagnostiquer, radiographier caractères, penchants et comportements…

A quel point les profils psychographiques dégagés sont-ils pertinents?

Exemple minimaliste: être qualifié de “rural” et de “campagnard” parce qu’on habite telle entité caractérisée par son code postal n’est pas de la science exacte. D’une part, on peut très bien être un individu très urbain (dans son comportement ou son ADN) et vivre dans un petit village rural. D’autre part, un code postal se rapporte souvent à diverses entités qui sont loin d’avoir toutes le même “visage”.

Parce qu’un individu habite telle rue, on déduit qu’il correspond davantage à tel niveau de revenu. En utilisant d’autres critères, on en arrive à qualifier quelqu’un de gentil, grognon, extraverti… Que se passerait-il, s’interroge Philippe Laurent, si l’individu en question – comme il en a le droit – demandait à avoir accès au profil psychographique qui a été fait de lui et tombait sur les qualificatifs qu’on lui octroie. “Les trouvera-t-il exacts et pertinents? Qui appréciera la qualité de l’évaluation? Je rappelle que les informations concernant une personne doivent obligatoirement être correctes et à jour…”

Au-delà du pur ressenti qu’aurait une personne face à son profil psychographique, plus ou moins correct, cela pourrait mener à des remises en cause voire à des recours juridiques. “Si vous avez été catalogué comme x ou y, cela veut-il dire que vous avez été jugé fermé à telle ou telle offre commerciale?” Discrimination en vue! “On pourrait fort bien rencontrer un scénario où un individu a été qualifié d’avare, poussant une société, une marque, à lui refuser un service parce qu’il risque d’être un client difficile…”

Y a-t-il là tout un champ que la loi n’a pas prévu? “La loi visait plutôt les données objectives”, constate Philippe Laurent. “Pas le caractère d’une personne”. Ce qui permet à certains acteurs de s’engouffrer dans la brèche tant qu’elle ne s’est pas refermée? A sa connaissance, du moins si on se limite à la Belgique et à l’Europe, il n’y aurait pas encore eu de recours de personne contre une pratique de marketing psychographique mais la discipline et la pratique sont encore fort jeunes… “Et le droit a toujours une guerre de retard !”

Du subjectif à l’opinion, il n’y a qu’un pas…

Si l’on accepte le fait que l’analyse et le profilage psychographique reposent sur des données subjectives (à des degrés divers), un autre problème potentiel, aux yeux de Philippe Laurent, vient de la proximité entre subjectif et opinion. “Quand on touche aux opinions, on n’est jamais très loin de la dimension sensible. Par exemple, le domaine du religieux… Et, dans ce registre, les consentements même obtenus ne sont plus suffisants…”

Mais il y a aussi certaines données nettement plus objectives, tenant ou frôlant le psychographique, qui pourraient se retrouver dans les données servant de terreau à l’analyse. L’étiquette fumeur par exemple. “C’est, en soi, un élément pouvant être considéré comme touchant au mode de vie. Cette information doit-elle être considérée comme une donnée médicale, et donc sensible, ou comme une donnée “mode de vie” et donc non sensible. Pour certains types de données, il est plus difficile de les faire rentrer dans les clous…”, prévient Philippe Laurent.