Erard le Beau de Hemricourt, initiateur du projet Esperity, est docteur en médecine nucléaire (et non cancérologue comme certains médias l’ont laissé croire). Formé à Bordet et à John Hopkins, il a imaginé Esperity pour répondre à une tendance allant croissant et qu’il estime irréversible. A savoir: l’implication de plus en plus grande dont tout patient fait preuve par rapport aux données médicales le concernant.
Internet et la foultitude d’informations en tous genres (pas souvent valides ou crédibles) que l’on peut aller puiser sur la Toile, ou l’évolution vers un accès à ses propres données médicales (voir notre dossier à ce sujet) génèrent un appétit de savoir et de participation dont le monde médical doit prendre la mesure et qu’il doit satisfaire au mieux.
A ses yeux, il s’agit de mettre en oeuvre des moyens de “réduire la distance qui sépare patient et médecin”, de donner au patient des outils qui correspondent à sa demande. “Un patient pense différemment d’un médecin. Ce qu’il propose en fait à ce dernier, c’est de l’aider à lui procurer des soins.”
Communauté de semblables
Esperity, plate-forme d’échanges entre patients souffrant du cancer, tiendra à la fois de Meetic, de Twitter et de Facebook, déclare Erard de Hemricourt. “Notre intention n’est pas de proposer des diagnostics mais d’offrir aux gens un site communautaire où ils pourront trouver du soutien pour faire face à la maladie. Qui peut mieux comprendre un malade du cancer qu’un autre patient souffrant de la même pathologie?”
L’idée de “réseau social” pour personnes atteintes du cancer n’est pas neuve en soi. Elle a notamment inspiré nombre d’initiatives outre-Atlantique: Cancer Match, Planet Cancer, I Had Cancer… Originalité d’Esperity: elle se veut universelle, “en abattant les frontières géographiques et linguistiques” pour créer des réseaux et identifier des “âmes soeurs”, des patients se reconnaissant dans d’autres, où qu’ils soient dans le monde.
Erard de Hemricourt: “Qui peut mieux comprendre et aider un malade du cancer qu’un autre patient souffrant de la même pathologie?”
“Jumeau médical”. L’expression est réductrice, convient Erard de Hemricourt. Pourtant, il l’utilise. Surtout pour marquer les esprits et faire passer le message. En fait de “jumeau”, il sait, de par sa formation, que médicalement deux personnes soufrant d’un cancer, même le même, ne seront jamais jumelles. Trop de mutations, trop de particularismes brouillent le scénario.
L’objectif est plutôt de permettre à des patients de trouver sur la Toile d’autres patients souffrant d’un cancer identique et qui, à tous égards (sexe, âge, traitement suivi, effets secondaires subis, régime alimentaire, degré de maladie, d’activité physique, etc.) leur ressemblent le plus, avec qui ils peuvent donc engager un dialogue leur permettant de trouver aide, conseils, soutien moral… “Certaines études tendent à démontrer qu’un grand nombre de patients se confient plus aisément et font davantage confiance à un inconnu, qui souffre souffrant des mêmes maladies qu’eux, qu’à un ami, qu’à un membre de la famille, voire qu’à un médecin”, déclare Erard de Hemricourt.
Esperity espère ainsi voir se constituer plusieurs niveaux d’échanges, en cercles concentriques. Des communautés de patients souffrant d’un cancer A, dans telle région. Des communautés plus concentrées de patients présentant des états de santé très similaires. Jusqu’à ce noyau dur des “jumeaux”. A savoir, deux personnes qui seraient de véritables copies-miroir l’une de l’autre. “Et qui peuvent se donner des astuces face à la maladie, au traitement, aux effets secondaires. L’effet psychologique peut être important, ne serait-ce que pour faire adhérer l’autre personne au traitement…”
Profil privé, profil public
Pour que le système puisse mettre ces personnes en contact, chacune devra naturellement révéler un minimum d’informations le concernant. Lors de son inscription sur le site, certaines informations seront donc obligatoires: adresse mail, âge, nationalité (pays ou ville, la décision n’a pas encore été prise), type et sous-type de cancer (à choisir dans la liste pré-encodée), autres maladies (diabète, hypertension, cholestérol). Ces dernières données sont nécessaires “dans la mesure où il a été démontré que certains médicaments prescrits pour ces maladies inhibent ou potentialisent l’action des substances prises pour lutter contre certains cancers…”
D’autres informations seront facultatives: nom, prénom (le recours à des pseudos est autorisé). Race, âge et sexe resteront des données masquées.
Plus un patient donnera de précisions sur son état (effets secondaires des médicaments, mutations génétiques, traitements…), plus il sera possible de cerner son état et plus il permettra à d’autres patients d’identifier des similitudes et affinités. Et, par la même occasion, d’augmenter la valeur intrinsèque des données dont disposera Esperity et que la société pourra mettre à disposition de ses futurs clients (voir ci-dessous).
Sur base de ces informations, tout patient pourra ainsi identifier et “suivre” (comme sur Twitter) des personnes “similaires”, constituer ainsi sa “communauté”, voir ce qu’elles ont publié et rendu visible. Les messages privés envoyés à d’autres personnes ou au “jumeau” ne seront par contre pas visibles par les autres membres d’une même communauté.
Pour son usage personnel, chaque patient pourra alimenter son tableau de bord: résultats d’examens, évolution de ses marqueurs, évolution de son humeur, degré de fatigue… au jour le jour (représenté par des smileys de diverses couleurs)… Un tableau de bord qui pourra se superposer à une ligne du temps, où sont indiqués les différents stades du traitement (séances de chimio ou de radiothérapie…). De quoi comparer leur incidence. Les données, sous forme chiffrée ou graphique, pourront en outre être exportées et communiquées, par exemple, au médecin traitant.
Si pas crédible, s’abstenir
“Pour convaincre et être réellement utilisé, il était nécessaire de répondre à plusieurs conditions, à savoir un site qui soit utile, convivial, voire amusant, intuitif, et qui soit validé scientifiquement”, déclare Erard de Hemricourt.
La phase bêta, aujourd’hui en cours, implique environ 200 personnes, présentant des profils divers: médecins, infirmières, patients, simples curieux, journalistes… “La solution doit en effet être validée dans tous ses aspects: scientifique, intuitif…”
Vaste base de données. Esperity s’appuiera sur un référentiel de données permettant à chaque patient de construire son profil, de documenter son parcours et de trouver les “âmes soeurs” qu’il recherche. Une série de répertoires ont ainsi été constitués. le socle d’informations inclut 250 types de cancer, 800 médicaments anti-cancer, 1.000 autres médicaments (élément important pour détecter les contre-indications), 300 anomalies génétiques, 30 questions spécifiques par cancer, 700 effets secondaires. Sans oublier une base de synonymes et une liste équivalents (médicaments, substances utilisées pour les traitements chimio…). A noter que la base de données des effets secondaires pourra être complétée par les patients eux-mêmes.
Multilingue. Lors de son lancement, le site n’existera qu’en anglais mais très rapidement (en principe, dans les 2 ou 3 semaines suivantes), il se déclinera en quelque 20 langues (français, néerlandais, allemand, espagnol, portugais, russe… et même en quelques langues asiatiques et en arabe). L’ensemble des terminologies incluses dans la base de données ont ou seront traduites dans toutes ces langues. Un mécanisme de traduction automatique viendra s’y ajouter permettant aux patients de se comprendre mutuellement, d’où qu’ils viennent dans le monde (ou presque). La qualité de la traduction automatique est bien entendu un aspect non encore totalement maîtrisé. Erard de Hemricourt promet que la qualité de la traduction sera de niveau plus qu’acceptable pour les langues “courantes” (anglais, français…) et “suffisante” pour des langues plus exotiques (russe, chinois…). “De quoi comprendre le sens des phrases.”
Les traductions des termes médicaux, eux, seront validés par des professionnels et/ou des linguistes. Un bureau de traduction travaillant pour l’OMS planche sur le sujet actuellement.
Ce côté multilingue est parfois ce qui séduit plus particulièrement certains médecins rencontrés par Erard de Hemricourt. Tel ce cancérologue new-yorkais qui y voit un moyen intéressant de mieux aider ses patients, d’origines diverses, ne parlant pas forcément l’anglais: “un patient pourra noter via le système l’ensemble de ses effets secondaires dans sa langue. Ils seront traduits en anglais et il pourra me les présenter, via mail ou à la prochaine visite.” Un dialogue jusqu’ici difficile…
Vie privée. Le site Esperity “ne sera monitoré qu’à la demande”. “La position adoptée par Esperity est celle de la Ligue cancérologique américaine vis-à-vis de son propre site. A savoir que le site est libre d’accès, que chaque patient prend la responsabilité de ce qu’il y met et l’utilise à ses risques et périls. Les conditions d’utilisation, conformes aux législations sur la vie privée (belge, américaine…), seront clairement énoncées sur le site.”
Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’Esperity ne respecte pas certaines règles. Deux exemples. Tout patient aura la possibilité de signaler des abus ou de réagir, via un service de call center. Par ailleurs, les données, ayant un caractère médical, ne pourront être stockées sur un territoire exogène. Pas de stockage de données médicales belges hors de la Belgique. Idem pour les données américaines. Ou asiatiques. Le stockage se fera donc dans divers sites (Microsoft) basés sur les continents concernés.
Monétiser… de manière responsable
Le site Esperity sera libre de toute publicité, ne sera pas sponsorisé et ne sera pas payant pour les patients. D’où la start-up espère-t-elle dès lors tirer sa rentabilité?
La réponse peut surprendre: des compagnies d’assurance et des firmes pharmaceutiques. Mais avec la garantie de ne jamais se lier ou s’inféoder à ces belles-mères potentielles. “Ces sociétés sont très intéressées par les données que fournira le réseau social. Mais nous ne leur mettrons à disposition que des données anonymisées, sous forme de statistiques.” Les sociétés pharma pourraient par exemple s’en servir pour étudier les tendances dans l’occurrence d’effets secondaires par type de patient, âge, mixité de maladies… Pour étudier les interactions et les effets potentialisateurs de certains médicaments. Pour se faire une idée plus concrète de l’utilisation des médicaments et du contexte de cette utilisation. Etc.
Pour l’aider dans ces questions liées à la sécurité et confidentialité des données, Esperity s’est tourné vers Custodix (Gand), spécialisée notamment dans l’anonymisation et la “pseudonymisation” des données.
Pour l’heure, Esperity s’appuie exclusivement sur les apports financiers de ses deux fondateurs (Erard de Hemricourt et Mitchell Silva, spécialiste en bio-ingénierie, par ailleurs initiateur du projet MiMedication qui a remporté le Grand Prix du premier Boostcamp organisé par le MIC Bruxelles) (1).
“Nous n’avons pas voulu jusqu’ici et nous ne voulons toujours pas nous tourner vers des business angels. Au stade actuel, c’est prématuré. Nous n’avons pas encore pu établir notre crédibilité. Ils nous donneraient peu de moyens et exigeraient trop en échange. Nous ne voulons pas céder trop de parts dans la société et nous désirons préserver notre liberté de décision et de mouvement.”
(1) miMedication est une application de suivi médical en-ligne destiné aux patients souffrant de maladies chroniques telles qu’asthme ou maladies pulmonaires obstructives, qui touchent notamment les fumeurs. Le malade alimente en données (historique, paramètres vitaux, comportement de vie quotidien, relevé de prise de médicaments…). Voir notre article paru en juin 2012.
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