EPN bruxellois: entre précarité, meilleur maillage et besoins en constante évolution

Pratique
Par · 09/02/2022

Bruxelles compte un nombre élevé – et en constante augmentation (et fluctuation) – d’EPN. Ces “espaces publics numériques” ont pour mission première d’offrir à un public défavorisé un accès à Internet, à du matériel et, selon des formules diverses et variées, à des services (accompagnement, formation…).

Au fil des ans – et plus encore ces deux dernières années, en raison des nouveaux besoins de connexion induits par la crise sanitaire et le basculement vers des services numériques -, le paysage s’est bigarré. Les publics visés se sont diversifiés – seniors, adolescents, chercheurs d’emploi, réfugiés, familles monoparentales… 

Une bonne trentaine de ces EPN bruxellois ainsi que diverses associations (Fédération des services sociaux, Lire et Ecrire…) se sont constitués en collectif pour échanger des bonnes pratiques, mener des études sur la fracture numérique, mieux se structurer et renforcer leur visibilité vis-à-vis des pouvoirs publics.

Caban est l’acronyme de “Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique”, un réseau qui fédère les associations et autres organismes qui luttent contre la fracture numérique à Bruxelles.

Depuis un peu plus de deux ans, le collectif s’est mué en asbl évoluant sous le nom de Caban, pour Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique.

Autre évolution relativement récente, une “labellisation” des EPN – opération qui a pour but de mieux différencier ces lieux d’insertion numérique. Pour avoir droit à la labellisation (par la Région de Bruxelles-Capitale), un EPN doit respecter l’une des règles de base qui était d’ailleurs à l’origine du concept. A savoir: être ouvert et s’adresser à tout type de public. Qu’il s’agisse de personnes jeunes ou âgées, handicapées, en recherche d’emploi ou d’asile… Avec dès lors une offre de services elle aussi diversifiée (sans pour autant devoir couvrir tout le spectre des besoins – ce qui serait illusoire).

Actuellement, le réseau Caban regroupe 21 de ces EPN bruxellois labellisés. 

Une situation toujours considérée comme précaire

En novembre dernier, les EPN labellisés bruxellois [les non-labellisés n’entrent pas en ligne de compte pour une telle aide] se sont vus accorder une enveloppe globale de 200.000 euros par la Région de Bruxelles-Capitale, destinée à renforcer ou à moderniser les équipements qu’ils mettent à disposition de leurs publics-cible. Des moyens nouveaux pour acquérir des ordinateurs ou des tablettes mais aussi des webcams, des claviers Braille, des clés USB… Mais une aide qui demeure donc ponctuelle et spécifique.

“A Bruxelles”, souligne Lauriane Paulhiac, responsable du réseau Caban, “il n’existe aucune aide structurelle destinée à l’inclusion numérique de tous les publics. Et il n’existe d’ailleurs pas non plus de véritable subside polyvalent pour les EPN labellisés. Le subside octroyé fin 2021 concernait le matériel – l’achat de PC, de claviers etc. Mais en aucun cas le financement du personnel ou des activités…

Les EPN continuent donc d’évoluer dans la précarité. Leur existence et pérennité dépendent de l’existence [et de la stabilité] d’une structure porteuse. On constate par exemple que les EPN créés selon un modèle de contrat de quartier non renouvelable doivent souvent fermer leurs portes.”

Les “structures porteuses” en question sont aussi nombreuses et variées qu’il y a de types et de formats d’EPN: commune, Ecole des Devoirs, Maison de l’emploi, centre culturel, association de promotion sociale, d’éducation permanente, de lutte contre la pauvreté…

La “durée de vie” d’un EPN est sans doute devenue encore plus courte et indécise parmi tous ceux qui sont soudain nés en 2020 et 2021 pour faire face aux besoins nouveaux engendrés par les confinements, le basculement vers le télétravail, le passage accéléré à des procédures essentiellement (voire exclusivement) numériques pour toute une série de petites et moins petites réalités de la vie quotidienne. Par exemple, le processus d’inscription des enfants à l’école…

“Pendant la période Covid, le public des EPN a beaucoup évolué”, témoigne Lauriane Paulhiac. “Les EPN ont par exemple vu s’évaporer les publics les plus précaires, les sans domicile fixe, les migrants… qui n’avaient soudain plus accès à ces lieux publics. Beaucoup, qui y avaient leurs habitudes, ont disparu des radars.

Mais, dans le même temps, le public des EPN s’est diversifié. Dès que les centres ont pu rouvrir, on a vu de plus en plus de personnes se tourner vers eux: des personnes appartenant aux classes moyennes, des parents isolés qui ne savaient pas trop comment s’y prendre pour inscrire leur enfant à l’école…

Cette diversification du public est aussi la conséquence directe d’une complexification de la fracture numérique. Et de besoins en formation en constante évolution. Désormais plus que jamais, il faut maîtriser l’usage du smartphone, de la tablette, de logiciels tels que Zoom…”

Rendre les EPN plus “visibles”

L’année dernière, dans le cadre du Plan d’appropriation numérique 2021-2024 de la Région de Bruxelles-Capitale, la Région a entamé une action “visibilisation”, afin de mieux faire connaître l’existence – et l’utilité – des EPN. L’opération a essentiellement pris la forme d’une campagne d’affichage et de distribution d’affichettes dans les lieux publics (abribus, lieux culturels, locaux communaux…). Méthode que certains jugeront sans doute passéiste mais qui est pourtant logique: pour attirer et retenir l’attention de personnes qui sont des “décrochés” ou des “non-encore-accrochés” du numérique, cela aurait en effet peu de sens de passer par exemple par les réseaux sociaux ou des applis…

Pour sa part, easy.brussels, l’agence bruxelloise pour la simplification administrative, a organisé différentes formations à destination des agents locaux afin qu’eux-mêmes informent plus spontanément et plus utilement les différents publics avec lesquels ils sont en contact quotidiennement sur les possibilités d’aide et d’accompagnement numérique disponibles à proximité de leurs lieux de vie – en ce compris donc les EPN.

Les profils visés pour ces séances d’(in)formation étaient plutôt variés puisqu’ont notamment été concernés les collaborateurs de CPAS, le personnel d’accueil des hôpitaux publics de la Région…

L’indispensable soutien structurel – et structuré

[ Ndlr: Idealic est un projet fédéral de recherche en matière d’inclusion numérique, piloté essentiellement par la FTU (Fondation Travail et Université) et le centre de recherche SMIT (Studie in Media, Innovation and Technology) de la VUB ]

Dès 2016-2017, easy.brussels avait souligné l’importance des EPN dans la lutte contre la fracture numérique. Une étude réalisée avec les chercheurs d’Idealic avait ainsi notamment conclu: “Nous constatons le poids des responsabilités qui reposent sur le secteur des EPN pour améliorer les compétences digitales de toute la société bruxelloise. Ce secteur financièrement fragile ne peut aujourd’hui pas répondre à la demande croissante et toujours plus diversifiée. Il requiert pour cela un soutien par le biais d’une politique régionale durable d’inclusion numérique.”

Cinq des 12 recommandations du rapport concernaient les EPN. A savoir…
– “Soutenir la pérennité des EPN en Région bruxelloise en encourageant le maintien et le développement des associations existantes par le biais de financement structurels durables.” Objectif: mettre un terme à un financement au compte-gouttes, ponctuel, tributaire de la qualité et cohérence d’appels à projets, et, dès lors, pourvoir à une stabilité de moyens, tant en termes de matériels que de ressources humaines.
– “Clarifier officiellement le cadre des missions prioritaires des EPN afin de les articuler clairement avec les missions des autres acteurs et services locaux.”
– “Promouvoir la reconnaissance professionnelle des métiers de formateur ou animateur d’EPN.”
“Structurer le réseau des acteurs de l’inclusion numérique en Région bruxelloise en créant une plate-forme qui rassemble, coordonne et représente l’ensemble des acteurs régionaux actifs dans le domaine.”
– “Soutenir la formation continue des médiateurs numériques par le biais d’un programme “train the trainer” destiné tant aux accompagnateurs des EPN bruxellois qu’aux autres professionnels actifs dans le domaine de l’inclusion numérique.”
Ces cinq recommandations étaient en outre placées sous le signe d’une reconnaissance et “périmétrisation” repensée du rôle des EPN, le rapport soulignant que l’aide à l’inclusion ne se limite pas à l’inclusion numérique, d’un point de vue technologique, “mais aussi sur le plan pédagogique, social et humain”. Avec une diversité croissante des publics visés et des besoins. Ce qui avait conduit à un “brouillage des contours” d’action des EPN et d’autres acteurs. De quoi nécessiter la formulation d’une vision stratégique, globale et cohérente.

Une fréquentation insatisfaisante

Le constat qui avait été posé, avant que l’étude d’easy.brussels et Idealic soit décidée, était que le taux de fréquentation des EPN était décevant.

La dernière étude en date portant sur les EPN labellisés remonte à 2019 et tentait d’établir le profil de ceux et celles qui les fréquentent. Principales conclusions ?
Plus de femmes que d’hommes (58-42%). Surtout des demandeurs d’emploi (39%), dont un tiers n’étaient pas diplômés de l’enseignement secondaire.
Une majorité de visiteurs isolés et sans enfants.
Environ un tiers de seniors (37%) mais c’est la catégorie d’âge 31-54 ans qui l’emporte, avec 48%. Peu d’étudiants, “essentiellement en raison des horaires – les EPN ne sont souvent ouverts qu’en semaine, de 9 h à 17 h”, souligne Lauriane Paulhiac.
65% des personnes fréquentant les EPN labellisés possédaient une connexion Internet à la maison – signe que cette catégorie-là venait plutôt chercher aide, accompagnement et/ou formation. Le hit-parade des besoins, tous profils confondus, se présentait comme suit: formation: 52% ; accès: 49% ; accompagnement: 26%.

L’étude effectuée de son côté par le réseau Caban, auprès des 18 EPN labellisés qui en étaient membres en 2019, avait pour sa part pointé quelques pistes d’amélioration nécessaires: “La communication Grand public doit se faire via Actiris, les communes et les CPAS. Le nombre de formations (et donc de formateurs) doit être augmenté, vu la demande. Il faut être attentif aux publics-cible suivants: les femmes, les demandeurs d’emplois, les migrants (ou les personnes ne maîtrisant pas une des deux langues nationales) et les pensionnés.”

L’impact des actions prises en 2021 par les autorités bruxelloises n’est pas encore connu. Une étude est en cours pour (mieux) déterminer le profil des personnes fréquentant plus ou moins assidûment les EPN bruxellois. De premiers enseignements ont toutefois déjà été tirés – en ce compris ceux directement liés aux conditions si particulières que nous avons connues en 2020 et 2021.

“Plusieurs statistiques montrent d’ores et déjà qu’il y a eu une augmentation du flux de visiteurs sur le site de caban.be [le site qui répertorie les EPN – par implantation géographique, type de formations et/ou d’animations proposées…] ainsi qu’une augmentation des visiteurs dans les EPN”, indique Tania Maamary, de la cellule Inclusion numérique du CIRB (centre informatique pour la Région bruxelloise).

“Les EPN ont été soumis à des restrictions en 2020-2021: fermeture éventuelle des lieux, ouverture sur rendez-vous… Dans ces conditions, les EPN ont perdu de leurs visiteurs “historiques” qui ont dû, pour la plupart, trouver d’autres solutions pour accéder à du matériel et/ou à une connexion Internet.

Depuis la réouverture, de nouveaux visiteurs viennent dans les EPN, notamment grâce à du bouche-à-oreille et suite à la campagne de communication menée…” Ce qui confirme l’analyse faite par Lauriane Paulhiac, que nous évoquions plus haut.

Quid des recommandations qui étaient contenues dans le rapport easybrussels/Idealic, notamment concernant le défaut d’attractivité? “Elles ont été prises en considération dans la rédaction du Plan d’appropriation numérique 2021-2024 de la Région de Bruxelles-Capitale et seront mises en oeuvre en 2022”, déclare Tania Maamary. Mais il faudra encore patienter pour en connaître le détails et les modalités.

 

Des EPN de plus en plus nécessaires. Tania Maamary (CIRB): “A cause du Covid, de plus en plus de personnes ont dû s’équiper en matériel informatique pour pouvoir faire face au confinement (télétravail…). Par ailleurs, de plus en plus de services se digitalisent. D’où un besoin de plus en plus important de se former afin de pouvoir utiliser les services essentiels en-ligne.”

 

Côté responsables publics, la prise de conscience de l’utilité des EPN semble en tout cas chose acquise: “A cause du Covid, de plus en plus de personnes ont dû s’équiper en matériel informatique pour pouvoir faire face au confinement (télétravail…). Par ailleurs, de plus en plus de services se digitalisent. D’où un besoin de plus en plus important de se former afin de pouvoir utiliser les services essentiels en-ligne”, déclare Tania Maamary.

“Les EPN restent les acteurs historiques pour les publics en fracture numérique, en termes d’accès à un ordinateur et à une bonne connexion Internet, en termes d’accompagnement et en termes de formations aux compétences numériques de base.”

Par ailleurs, et en parallèle, “de nouveaux acteurs d’inclusion numérique ont vu le jour, au sein d’associations spécialisées dans l’accompagnement de publics-cible. Par exemple, des associations d’aide aux seniors. 

La proximité et le lien de confiance qu’ont les personnes concernées envers ces associations leur permettent de pouvoir agir également pour lutter contre la fracture numérique…”

C’est donc tout un nouveau défi de maillage “intelligent”, de complémentarité bien pensée, qui se profile à Bruxelles…

Côté EPN, le Caban a en tout cas été chargé, courant 2021, de réaliser un “cadastre” de financement pour les EPN labellisés. “Sur base de ce cadastre”, indique-t-on du côté du CIRB, “nous avons proposé au gouvernement régional plusieurs modalités de financement, en tenant compte des besoins identifiés (matériel, formation des animateurs multimédias, recrutement de personnel)…”

Le budget octroyé fin 2021 en est la première manifestation. A décliner et structurer plus avant pour un financement plus stable et adapté dans une perspective plus longue et des finalités plus exhaustives… Comme quoi les problématiques et les attentes des EPN ne diffèrent guère que l’on considère la situation à Bruxelles ou en Wallonie…