La semaine dernière fut largement placée, en Belgique, sous le signe de la fracture numérique, des défis toujours renouvelés et changeants que le numérique omniprésent pose à des pans toujours importants de la collectivité.
Il y eut tout d’abord, le 6 décembre, la manifestation contre la fracture numérique qui risque de se creuser en raison d’une dématérialisation toujours croissante des services publics (mais également commerciaux). En cause: le projet d’ordonnance « Bruxelles Numérique” (voir encadré ci-dessous).
Deux jours plus tard, l’asbl WeTechCare tenait une séance d’information à destination des communes et associations locales ou territoriales. Thème de la session: “Quels dispositifs d’inclusion numérique pour ma commune?”.
Une exclusion numérique aux multiples visages
Premiers points de contact pour nombre de citoyens et sans doute, plus spécifiquement, pour les plus “fragilisés”, les services communaux, para-communaux et associatifs, font face à un afflux de demandes de la part de personnes déboussolées ou rebutées par le numérique.
Bien comprendre les divers visages – sans cesse changeants – de cette “déconnexion”, de ce décrochage numérique, souvent doublés de difficultés sous-jacentes socio-économiques, est donc crucial. Et ce, avant même de pouvoir parler remédiation et tentative de (ré-)inclusion…
“Bruxelles Numérique et Inclusif”
Portée par le ministre Bernard Clerfayt, ministre en charge de l’économie et de la transition numérique en Région de Bruxelles-Capitale, ce projet d’ordonnance “Bruxelles Numérique et Inclusif” se donne pour objectif de rendre intégralement disponibles en ligne les services administratifs communaux et régionaux bruxellois et de basculer les communications avec les citoyens via ces processus dématérialisés. Le ministre se défend de vouloir pour autant supprimer les guichets physiques, même si l’on voit mal une totale redondance s’installer.
“L’objectif de l’ordonnance Bruxelles Numérique et Inclusif, c’est d’introduire un nouveau droit: celui d’effectuer toutes ses démarches en numérique. Les 60% de Bruxellois qui maîtrisent le digital éviteront donc les files au guichet ou dans les call-centers téléphoniques […] C’est l’évolution de la société. On fait désormais ses courses en ligne… Nous accompagnons le citoyen dans cette tendance”. (Ces propos du porte-parole du ministre avaient été recueillis par L’Avenir)
L’espoir étant que, moyennant une assistance [qu’il faudra encore renforcer, voire simplement mettre en place, le citoyen puisse utiliser en totale autonomie tous les services dématérialisée, qui lui seront proposés en ligne ou via des bornes numériques installées dans les locaux de la commune ou d’autres points de contact publics.
Ce projet d’ordonnance a par ailleurs récemment incité un groupement d’associations et de responsables bruxellois à s’élever contre la mesure et ses effets potentiels, publiant une carte blanche dans la Libre, intitulée “Le projet « Bruxelles numérique » du gouvernement Vervoort mettra en difficulté un Bruxellois sur deux”. A consulter ici.
Toutes les “fractures” ou “exclusions” numériques ne se ressemblent pas : fracture pour cause de manque d’équipement, d’accès, de compétences, fracture d’usages (ces derniers étant en explosion constante), fracture due à des équipements, logiciels et fonctionnalités ne correspondant pas au besoin réel, incapacité à comprendre, à pouvoir utiliser les données (en ce compris celles qui fleurissent sauvagement sur les réseaux sociaux), incapacité à se prémunir des risques liés à la recherche, à l’utilisation et au stockage de l’information, manque d’aptitudes physiques ou mentales…
Cette multiplicité de types de “fractures” est connue (même si elle ne l’est pas encore assez). Mais les différences dans la nature-même de l’exclusion numérique s’expriment aussi autrement et la séance d’information de WeTechCare a permis de le rappeler.
Jean Deydier, directeur de WeTechCare, est ainsi revenu sur les chiffres publiés, en septembre, par la Fondation Roi Baudouin et qui avaient fait grand bruit. Dans son Baromètre de l’inclusion numérique, la Fondation estimait en effet que “46% de la population belge entre 16 et 74 ans est en situation de vulnérabilité numérique”.
Un chiffre que le directeur de l’asbl scinde en trois segments: un tiers environ de ces “fracturés” sont malgré tout “proches du numérique” mais souffrent essentiellement d’un problème de confiance dans le numérique ou plus exactement par rapport aux risques qu’induisent les usages. Question en partie de perception, de mauvaise compréhension, de manque de compétences qui soient à la hauteur pour parer les risques.
Un autre tiers environ est pour sa part en manque de compétences numériques de base. “Il s’agit essentiellement de personnes âgées qui n’ont pas eu l’occasion de se frotter au numérique dans leur vie professionnelle et moins encore lorsqu’elles étaient aux études” S’y ajoute souvent une fragilité socio-économique sous-jacente qui les empêche d’accéder aux matériels, logiciels et services, souvent trop onéreux pour leur budget.
Enfin dernier tiers parmi des quasi-50% de Belges en situation de fracture numérique: les véritables exclus du numérique. Ils le sont totalement et pour eux “il n’y a aucune chance de les voir un jour atteindre l’autonomie d’usage”. Là encore, il s’agit essentiellement de personnes (très) âgées, socialement fragilisées. Que faire pour elles? “Créer des mécanismes d’assistance à long terme afin d’éviter qu’elles ne soient de plus en plus éloignées du numérique et privées de ses avantages”, soulignait Jean Deydier.
Car la conclusion de ce qui précède est que, face aux multiples visages et formes d’exclusion numérique, les modalités d’action et d’accompagnement doivent être adaptées – selon des critères d’âge, de caractéristique territoriale (zone urbaine, péri-urbaine, rurale…), de contexte de vie. “Avec nécessité de travailler en même temps sur plusieurs leviers de motivation” – à condition, ici encore, de les connaître, de les avoir documentés et validés.
Consolider l’accompagnement
En première ligne face aux sollicitations et aux besoins des citoyens, les services communaux et les associations sont encore loin d’être armés, formés, pour assumer ce rôle nouveau pour eux.
Le chemin est encore long pour doter leurs collaborateurs des compétences propres à venir en aide aux citoyens en matière numérique (dans toute la diversité de besoins que cela peut impliquer).
Le concept d’“aidant numérique” fait certes son chemin mais ils sont encore trop rares et loin d’être une réalité dans toutes les administrations communales ou auprès des acteurs associatifs. La question se pose d’ailleurs s’il faut leur ajouter cette charge en plus de leur rôle traditionnel. Une question qui a également été abordée lors de la session d’information de WeTechCare (nous y revenons plus loin).
En Belgique, quelque 6.000 personnes sont répertoriées comme “aidants numériques”, utilisateurs de la plate-forme 123Digit. Ils viennent de divers horizons: administrations communales, CPAS, bibliothèques, maisons Croix-Rouge…
La première étape à franchir reste néanmoins la sensibilisation et la formation des agents administratifs et travailleurs sociaux (ou profils assimilés). “Ils ont besoin d’une formation spécifique dans la mesure où ils ne sont pas des professionnels de l’accompagnement numérique, pas plus qu’ils ne maîtrisent les diverses matières et démarches dématérialisées pour lesquelles les citoyens les sollicitent”, rappelait Maïtena Szkobel, attachée à la direction Missions de conseil de WeTechCare.
Deuxième nécessité pour les services communaux: une fois le personnel formé, proposer des services d’accompagnement numérique afin d’aider les citoyens à devenir eux-mêmes autonomes.
Troisième besoin – et il est essentiel: rendre ces services d’accompagnement et points d’aide “visibles et lisibles”. Autrement dit: faire en sorte que le citoyen sache qu’ils existent, où les trouver, comment les solliciter, selon quelles conditions. Et éviter le fouillis.
Un conseil de ce point de vue émis par WeTechCare: nécessité absolue pour les différents acteurs territoriaux de travailler de concert, en symbiose optimale. “Il faut décloisonner. A la fois entre niveau communal, régional, fédéral et entre acteurs de terrain. Il faut mailler les intervenants. En ce compris avec les opérateurs de services”, qu’ils soient privés ou commerciaux. Le maillage est essentiel entre les différents acteurs si l’on veut être sûr d’apporter des réponses efficaces”, soulignait, très logiquement, Jean Deydier.
Le “révélateur” du Covid
L’évolution progressive vers le “tout-au-numérique” était déjà largement entamée mais la pandémie du Covid et les périodes de confinement qu’elle a provoquées ont eu un indéniable effet d’accélération. Toute relation, interaction, transaction, soudain, n’est quasiment plus possible en “physique”. Le tout-numérique se régalait. Et continue de le faire. Inéluctable évolution? Même si elle n’est pas forcément souhaitée par certains, voire par la majorité?
Toujours est-il que la période Covid fut aussi un puissant révélateur des inégalités, des exclusions, des failles dans la formation ou dans l’accompagnement. La prise de conscience totale des implications doit encore se faire – et les remèdes doivent encore être trouvés.
Parmi les témoignages qui s’exprimaient lors de la séance d’information de WeTechCare, relevons notamment celui de l’échevine ixelloise à l’emploi et à l’insertion socioprofessionnelle, Nevruz Unal. “Le Covid a eu pour effet de couper les contacts pendant deux ans. Nous avons ainsi perdu le contact notamment avec un public de jeunes qui se trouvent de plus en plus en situation d’exclusion numérique. Aujourd’hui, nous tentons de renouer le fil, notamment en réinstallant la tradition des Job Days [en présentiel]”
Nadia El Yousfi, députée bruxelloise (PS): “il faut certes prendre le train de la modernité mais pas à n’importe quel prix. Le Covid a pointé les aspects négatifs du tout-au-numérique et a aggravé le problème du non recours aux droits sociaux. Au-delà des exclus du numérique, il ne faut pas laisser sur le bord du chemin nombre d’autres citoyens – seniors, personnes handicapées…”
Autre constat de rupture ou d’inadéquation qu’a permis de mieux pointer du doigt la période Covid: les démarches de remise à l’emploi, l’un des objectifs majeurs, sinon trop exclusifs, des activités menées dans le cadre de l’EPN. Si le but est bel et bien louable et souhaitable, il correspond souvent à un emplâtre sur une jambe de bois.
La problématique de l’insertion socio-professionnelle est bien plus large et multi-facettes que les responsables se l’étaient peut-être imaginé. Le problème est devenu flagrant essentiellement avec deux types de publics. D’une part, les primo-arrivant(e)s. De l’autre, certains jeunes en situation de décrochage scolaire – et pourtant scolarisés jusqu’en deuxième ou troisième secondaire. La prise de conscience s’est faite que certains d’entre eux avaient réussi à se faufiler dans les mailles de l’enseignement jusqu’à ce stade tout en étant analphabètes. Les “pousser à l’emploi” était dès lors une ineptie, compte tenu du socle de départ…
Est-ce bien le rôle des travailleurs sociaux?
On l’a vu, les collaborateurs de première ligne des administrations communales (notamment) sont de plus en plus sollicités par des citoyens en situation de décrochage et d’inculture numérique. Si l’idée est de les former pour en faire des “aidants numériques”, certains parmi eux s’interrogent sur l’opportunité ou la logique de la chose. Est-ce bien à eux de jouer ce rôle, d’ajouter cette plume à leur chapeau? Quel visage aura le travail social à l’ère numérique?
Source: Aidants Connect (gouv.fr)
Répondant à cette dernière question, exprimée en mode inquiétude par une collaboratrice du CPAS de Saint-Gilles, la députée bruxelloise Nadia El Yousfi (PS) déclarait: “il faut certes prendre le train de la modernité mais pas à n’importe quel prix. Le Covid a pointé les aspects négatifs du tout-au-numérique et a aggravé le problème du non recours aux droits sociaux. Au-delà des exclus du numérique, il ne faut pas laisser sur le bord du chemin nombre d’autres citoyens – seniors, personnes handicapées…
Il ne s’agit par ailleurs pas de reporter la charge de l’accompagnement numérique [accentué par la dématérialisation croissante des services publics] sur d’autres personnes dont ce n’est pas le travail. Notamment les travailleurs sociaux. Une demande en ce sens a été exprimée dans le cadre du projet d’ordonnance Bruxelles Numérique et Inclusif.
La commune demeure la première porte à laquelle les gens viennent frapper. Pour certains, les démarches administratives étaient déjà plus que compliquées quand elles se faisaient sur papier. Le passage au numérique ne fait que compliquer la chose. SI, désormais, la porte à laquelle ils venaient frapper est fermée, si la première marche est trop haute parce qu’on serait passé au guichet numérique, le fossé ne peut que se creuser. Il s’agit dès lors de conserver les guichets physiques afin de ne pas alourdir la charge ou la placer sur des épaules qui ne peuvent pas la porter…”
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WeTechCare est une asbl “tech & sociale” d’origine française qui a développé une plate-forme pédagogique, baptisée Les Bons Clics (rebaptisée 123 Digit à destination du public belge), destinée aux acteurs de terrain (agents d’accueil, conseillers, bénévoles, travailleurs sociaux, formateurs numériques…) Objectif: les accompagner dans l’acquisition de compétences numériques (de base ou plus évoluées). L’asbl, active dans les deux pays, déploie par ailleurs des activités d’animation, de sensibilisation et de conseils aux collectivités et associations. [ Retour au texte ]
Site WeTechCare Belgique à consulter ici.
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