Yves-Alexandre de Montjoye (MIT Media Lab): “la contribution sociétale des données”

Portrait
Par · 12/05/2015


Deuxième portrait dans notre mini-série sur les lauréats du concours ““Innovators under 35” organisé par le MIT Technology Review.


 

Quel cadre plus prestigieux peut-on imaginer que celui du Massachusetts Institute of Technology de Boston et, en particulier, celui du Media Lab, rendu célèbre notamment par Nicholas Negroponte? C’est là qu’il faut aujourd’hui se rendre pour rencontrer Yves-Alexandre de Montjoye, 31 ans, expat liégeois au parcours de globe-trotter déjà long.

Aujourd’hui,, il est l’un des lauréats du concours “Innovators under 35” (volet belge) organisé par le MIT Technology Review. Une reconnaissance de ses travaux de recherche.

Au Media Lab, il poursuit en effet depuis quelques années des recherches sur les implications et les ressorts de ce duo terrible qu’est la vie privée, d’une part, et la collecte et exploitation de données massives, de l’autre. Il devrait incessamment sous peu y décrocher son PhD.

Retour sur un parcours déjà riche.

Direction Media Lab

C’est dès le stade des études que Yves-Alexandre de Montjoye s’est découvert une double passion: la découverte d’environnements étrangers et l’exploitation des données afin de mieux les mettre au service — réel — des gens.

Ce Liégeois a tout d’abord fait des études de français et d’histoire (à Saint-Servais, à Liège) avant de se découvrir une véritable passion pour les maths en rhéto. Virage à 90° dès lors vers des études d’ingénieur civil – à l’UCL.

A partir de là, son envie d’aller explorer d’autres horizons allait se concrétiser. A répétition: formation d’une durée de deux ans à l’Ecole centrale de Paris, mêlant orientation ingénieur et management; nouveau séjour, dans le cadre d’un autre échange inter-universitaire, cette fois avec la KUL de Louvain pour une formation d’un an en maths appliquées; retour provisoire de 6 mois à la l’UCL, avant de prendre la direction du Nouveau Mexique, pour 6 mois, en compagnie du Professeur Vincent Blondel au Santa Fe Institute, un centre de recherche spécialisé dans les systèmes complexes, fondé notamment par Murray Gell-Mann, Prix Nobel de physique (1969) pour ses travaux sur les particules élémentaires et les quarks.

Du “gros” et du “lourd”, déjà à cette époque. “C’est là que j’ai compris à quel point la recherche m’intéressait. J’avais travaillé à l’époque avec des données téléphoniques d’Afrique afin d’en déduire et étudier les processus d’urbanisation dans les pays en voie de développement. C’était fascinant. Cela me permettait de combiner mes intérêts plus littéraires avec ma formation d’ingénieur civil en maths appliquées.”

Ce projet allait le marquer et influencer ce qui fait encore aujourd’hui l’une des motivations premières de ses recherches. A savoir, la dimension sociétale… Nous y reviendrons.

Prochaine étape qu’il veut alors franchir: se faire accepter au Media Lab du MIT. Ce sera chose faite dès 2010. Depuis lors, il travaille dans l’équipe du Prof. Alex Pentland, au laboratoire de “Human Dynamics”. Objet de ses recherches: les défis que pose l’utilisation des “mégadonnées” (big data) en termes de vie privée, la manière de contrer des mécanismes d’identification trop personnelle (et l’inadéquation des techniques d’anonymisation), et la création de nouveaux moyens permettant à chaque individu de reprendre réellement le contrôle de ses données et de sa vie privée.

Repousser les frontières

Qu’est-ce qui attirait Yves-Alexandre de Montjoye vers le Media Lab?

“Même aux Etats-Unis, c’est un endroit unique qui n’existe dans aucune autre université. Il présente la particularité de combiner privé – 80% du financement vient de sociétés privées – et recherche très en pointe et très appliquée. Le laboratoire se définit comme étant anti-disciplinaire: chaque Professeur travaille sur un sujet qui est à la pointe d’une discipline ou au carrefour de plusieurs disciplines. Avec une vingtaine de Professeurs, on explore les domaines du big data, de l’ethnogénétique, des prothèses, des nouvelles interfaces, des nouveaux mécanismes de capture d’image, des hologrammes… Je savais que c’est là que je voulais aller pour faire mon doctorat.”

Candidature acceptée, ce qui n’est pas un mince exploit puisque seuls 2% des candidats qui postulent chaque année sont retenus.

Le parcours est par ailleurs long jusqu’au doctorat puisqu’en tant que non Américain, il faut d’abord décrocher un Master au MIT (pas d’équivalence de diplôme) avant de pouvoir commencer un PhD. Autrement dit, deux ans de cours avant de pouvoir se lancer dans la recherche.

Alex Pentland préside également le conseil “Data Driven Development” du Forum économique mondial. Directeur académique de la Data-Pop Alliance, il siège aussi au conseil d’administration de plusieurs sociétés et organismes (Google, Nissan, Telefonica, le Secrétariat général des Nations Unies…). Il a à son actif le lancement d’une trentaine de spin-offs.

“Pendant que je travaillais à mon mémoire, j’avais été passionné par les données téléphoniques et par leur potentiel.

Je savais que je voulais travailler dans ce domaine. Or, la meilleure personne pour cela n’était autre que le Professeur Alex Pentland du MIT. Il siège à l’Académie d’ingénierie des Etats-Unis et a écrit la majorité des papiers sur ce sujet…”

Une frontière diffuse entre recherche et monde réel

Détenteur, d’ici quelques semaines, d’un PhD du MIT, Yves-Alexandre de Montjoye compte-t-il quitter l’environnement académique pour se lancer dans le monde de l’entrepreneuriat, pour appliquer réellement sur le terrain le fruit de ses recherches et découvertes, passées ou futures?

Yves-Alexandre de Montjoye: “Je ne me définis pas en termes de chercheur ou d’entrepreneur. C’est davantage l’impact de ce qu’on fait qui importe.”

“Je ne me définis pas en termes de chercheur ou de quelqu’un à la frontière de la recherche et du monde commercial. C’est davantage l’impact de ce qu’on fait qui importe. La frontière entre recherche et entrepreneuriat, d’ailleurs, est beaucoup plus mince aux Etats-Unis. Une spin-off [Ndlr: ID3] est en passe de voir le jour, qui commercialisera openPDS [solution de “data store” personnel où chaque individu pourra centraliser ses données (téléphone, capteur, fitness…), en en retrouvant ainsi la maîtrise, octroyant des accès en mode opt-in] dont il est un des auteurs et qui a valu d’être nominé “Innovator under 35”] Pour plus de détails sur l’openPDS et la solution SafeAnswers qui lui est associée, lire l’article que nous consacrons à ce sujet.

Au MIT, on est très en contact avec le privé. On a un pied dans la recherche, un pied dans l’entrepreneuriat. C’est d’ailleurs ce que fait mon directeur de thèse: il a au moins une vingtaine de spin-offs à son actif.”

Moments-clé

Quels furent les moments-clé du parcours d’Yves-Alexandre de Montjoye, les éléments qui l’ont orienté?

“Ce qui m’a le plus aidé et ce qui m’a le plus marqué, c’est quand je suis revenu pendant 6 mois à l’UCL avant de repartir vers les Etats-Unis. Je dois énormément à mon promoteur de mémoire [Ndlr: le Prof. Vincent Blondel, aujourd’hui recteur de l’UCL]. Il m’a aidé à comprendre ce qu’était la recherche, ce qu’on pouvait faire avec les données. Il m’a donné la vocation, m’a montré ce que la recherche peut apporter dans toutes les disciplines, les contacts entre la recherche, l’entrepreneuriat et l’innovation… On ne le voit pas forcément quand on est étudiant. Pour moi, ce fut un facteur déterminant.”

Yves-Alexandre de Montjoye fait ici référence aux travaux de recherche basés sur les données de mobilophonie en Afrique. “Cela devenait du coup quelque chose de très concret. On voyait l’impact de ce qu’on faisait, à quel point c’était une contribution sociétale, au-delà d’une recherche publiée. Ce qu’on peut faire avec les données de téléphonie, de mobilité est quelque chose qui me motive encore maintenant, qui impulse une grosse partie de ma recherche. Ces données de mobilité permettent de savoir, d’avoir une idée de l’endroit où se trouve et de la manière dont se déplace chaque téléphone portable. Dans les pays en voie de développement, en particulier, on manque énormément de données de base, de recensements. Par contre, en termes de mobilophonie, les taux de pénétration sont énormes – entre 90 à 95%. Cela donne des mesures très simples: combien de personnes vivent dans certaines régions, comment la malaria se propage, pourquoi soudain on a davantage de foyers d’infection. Sur de longues distances, la malaria ne se propage que par l’homme – les moustiques ne voyagent sur de longues distances. Si on voit soudain surgir un nouveau foyer, c’est donc probablement parce qu’un être humain s’est déplacé. Au Kenya, par exemple, en analysant les données de mobilophonie, on a pu détecter que quelques personnes habitants à Nairobi ont été passé quelques nuits près du Lac Victoria avant de revenir chez elles. Cela permet de mieux comprendre les routes d’importation de la malaria.

Autre exemple: l’enrichissement des données de recensement de base en termes d’analyse des niveaux de pauvreté. On peut ainsi étudier les données de téléphone portable pour voir comment les gens rechargent leur portable, par catégorie de population, comment ils se comportent…” C’est le fameux test psychologique BFI (Big Five Inventory). Voir notre autre article pour en découvrir les implications dans le monde du toujours-connecté.

Yves-Alexandre de Montjoye: “le Professeur Vincent Blondel m’a aidé à comprendre ce qu’était la recherche, ce qu’elle peut apporter dans toutes les disciplines, ce qu’on pouvait faire avec les données.”

Prochains défis

A quel stade est actuellement arrivé le projet de recherche d’Yves-Alexandre de Montjoye?

Sur quoi travaille-t-il et quelle orientation voudrait-il donner à ses (propres) travaux de recherche dans cette perspective d’impact sociétal?

“J’ai deux thèmes de recherche. D’une part, l’utilisation de ces données, avec un focus tout particulier sur les pays en voie de développement. D’autre part, le potentiel formidable que génèrent les données mais aussi les défis en matière de protection de la vie privée qu’elles impliquent. On parle en effet du mode de déplacement des populations, on voit chaque endroit où a été une personne, ses modes d’utilisation de son GSM ou de sa carte de crédit… Une grande partie de ma recherche se concentre dès lors sur la manière de comprendre les risques et de s’assurer qu’on développe des solutions adaptées afin de pouvoir utiliser ces données tout en protégeant la vie privée des utilisateurs. Pour plus de détails sur l’openPDS et la solution SafeAnswers qui lui est associée, lire l’article que nous consacrons à ce sujet.

“Pour moi, il s’agit essentiellement de travailler sur la meilleure manière d’implémenter ce système à grande échelle..”

Toujours au Media Lab ou avec d’autres partenaires?

“Je termine mon doctorat. L’année prochaine, j’irai probablement faire un séjour post-doctoral dans une autre université, sur le même sujet.” Mais toujours aux Etats-Unis, par choix personnel une fois encore “parce qu’il y a une personne en particulier avec qui je voulais pouvoir travailler. C’est elle qui a sans doute eu le plus d’impact sur les réglementations en matière de vie privée aux Etats-Unis.”

Il n’en dira pas plus sur l’identité de cette personne et sur sa prochaine destination, les autorisations académiques n’ayant pas encore été acquises (ce qui ne devrait d’ailleurs plus être qu’une question de semaines, tout au plus).

En tant qu’Européen, Yves-Alexandre de Montjoye estime-t-il avoir apporté quelque chose de spécifique à l’équipe américaine?

“Je ne pense pas. En fait, l’Europe et les Etats-Unis sont plus alignés qu’on ne le pense. On utilise peut-être des termes différents. Les approches sont parfois différentes. Mais sur les sujets concrets, Europe et Etats-Unis sont plus en phase qu’on ne le pense…”

Etre Belge a-t-il été, d’une quelconque manière, un handicap ou un avantage dans son trajet de chercheur et d’innovateur?

“C’est une opportunité. On a un côté petit pays, cosmopolite, qui fait qu’on s’adapte extrêmement bien à diverses cultures. C’est une force.”

Irait-il jusqu’à estimer nécessaire de s’expatrier, d’aller aux Etats-Unis pour faire progresser l’innovation, pour pousser un projet?

“Je crois que passer du temps à l’étranger est un atout, que ce soit pour une start-up ou un chercheur, d’avoir. Cela donne une perspective. L’environnement de travail est différent mais il ne faut pas pour autant être nécessairement basé à l’étranger. Tout dépend en fait de ce qu’on fait. Mais avoir passé du temps à l’étranger est un atout exceptionnel, c’est s’ouvrir à une autre culture… C’est une question de perspective, de compréhension du marché et du monde.”