Bruxelles, 1934. “Ici, la table de travail n’est plus chargée d’aucun livre. A leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas, au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements. De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la question posée par téléphone.” Ces lignes sont de Paul Otlet, puisées dans Traité de documentation.
Paul Otlet à son bureau, 1934, © Mundaneum
Pour quiconque ignorerait qu’elles ont été rédigées en 1934, par un juriste passionné de bibliographie, ces quelques phrases peuvent sembler anodines. Aujourd’hui, elles laissent entrevoir une œuvre criante d’anticipation…
Une anticipation qui s’est toutefois perdue dans les méandres du temps. Et c’est aux Etats-Unis que cette oeuvre a été redécouverte. Car, chez nous, les traces de Paul Otlet, co-fondateur avec Henri La Fontaine du Mundaneum, s’étaient estompées, évanouies dans une sorte d’étonnante amnésie collective.
La découverte par l’Amérique
6 juin 2012. La nouvelle vient de tomber sur Yahoo Actualités: « L’histoire d’Internet connaît un rebond dans le passé. L’idée de « toile » remonterait en fait à 1934… »
Cette information surgit apparemment de nulle part, dans la foulée du très coté World Science Festival qui se tenait à New-York au début du mois de juin et qui a attribué la paternité de l’idée de l’Internet au scientifique belge. Et ce, devant un panel d’experts reconnus dont Vinton Cerf, inventeur du protocole TCP/IP. Il n’en fallait pas plus pour ressusciter l’homme et créer le buzz.
Fox News et le Huffington Post jouent les relais:“Forget Al Gore. The Internet— at least as a concept— was invented nearly a century ago by a Belgian information expert named Paul Otlet imagining where telephones and televisions might someday go.”
La vague part donc bel et bien des Etats-Unis pour gagner l’Europe et le monde entier.
Alors… Internet, une histoire belge?
Mais comment expliquer cet engouement outre-Atlantique pour l’œuvre d’une personnalité qui, dans son propre pays, a presque basculé dans l’anonymat? Vous avez tous bien un jour entendu parler d’Ernest Solvay, d’Adolphe Sax ou de Zénobe Gramme mais, à moins d’avoir suivi un parcours académique d’historien ou de documentaliste, que savez-vous de Paul Otlet?
“C’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt”, “Nul n’est prophète en son pays”… On connaît les adages mais ceux-ci restent insatisfaisants si l’on souhaite comprendre le phénomène d’oubli collectif.
“C’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt”. Really?
Il faudra attendre 1974, soit 30 années après la disparition d’Otlet, pour qu’un étudiant venu d’Australie, Boyd Rayward, s’intéresse à l’homme et à son œuvre et lui consacre une biographie. Selon Rayward, c’est un engagement à l’extrême- voire obsessionnel- pour la concrétisation de son projet et ce, un siècle avant que la technologie ne permette de le concrétiser, qui fera perdre à Paul Otlet sa crédibilité aux yeux de la communauté scientifique de son époque.
Autre cause probable de cet oubli: le Mundaneum lui-même. Situé, à l’origine, au Cinquantenaire à Bruxelles, il subira les affres de la seconde guerre mondiale puisque son prestigieux lieu d’accueil sera réquisitionné par les Allemands en 1941. La cinéaste belge Françoise Levie consacrera en 2002 à Paul Otlet le film documentaire “L’homme qui voulait classer le monde”, qui retrace à merveille ce parcours semé d’embûches d’un passionné qui se battra jusqu’au dernier souffle pour mener à bien son projet de société.
Il aura fallu attendre la révolution culturelle induite par l’avènement du numérique pour pouvoir reconnaître en Paul Otlet le visionnaire qu’il a été… Et c’est dans cet esprit que le Mundaneum, via l’exposition “Renaissance 2.0”, aujourd’hui invite à une nouvelle lecture de l’Histoire des Sciences de l’Information, à une redécouverte des racines des technologies de l’information et de la communication
Mons, étape incontournable de tout “geek trip”
Aujourd’hui, le réseau d’influence de Paul Otlet est mondial. Son œuvre est devenue objet d’étude d’une communauté internationale scientifique qui reconnaît, au fil d’une littérature abondante (MIT Press, l’Université d’Harvard, de Cambridge, la Sorbonne à Paris, UCLA à Berkeley, les universités d’Hambourg, de Bologne, de Montréal…), son apport indéniable aux sciences de l’information du 20ème siècle et à la compréhension des technologies de l’information.
Mettre le monde en boîte, en cases, en liens… Une quête universelle tendant au mirage.
Selon le Professeur Michael Buckland (School of Information Management & Systems, UCLA-Berkeley), “The semantic web is rather Otlet-ish”.
“A fascinating story. The frustration people had not having electronics! Again I feel, we are lucky to be born at this time”, commente pour sa part, Tim Berners Lee, l’inventeur du world wide web. Ou encore cette qualification de Kevin Kelly, co-fondateur du célèbre magazine américain Wired: “It’s a steampunk version of hypertext”.
Dans la perspective de 2015, la ville de Mons, future capitale européenne de la Culture, se prépare à capitaliser sur cet héritage d’exception. “We could revive the Mundaneum. What’s old is new again. Steam-punk style”, peut-on lire sur Tweeter… Quand l’histoire rencontre la technologie, gageons que cette rencontre d’un nouveau type initie la reconnaissance de ce patrimoine unique au monde (1).
L’exposition “Renaissance 2.0 – Voyage aux origines du web” est à découvrir jusqu’au 1er juillet 2013. Au Mundaneum de Mons. www.mundaneum.org
(1) La candidature du Mundaneum, en vue de faire enregistrer le Répertoire Bibliographique Universel au programme “Mémoire du Monde” de l’Unesco, vient d’être officiellement enregistrée.
Delphine Jenard
Adjointe de direction au Mundaneum, responsable Communications
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