Une “initiative citoyenne visant à rendre le droit plus accessible, plus ouvert, à travers l’information, la discussion et la mise à disposition libre de données, d’outils et de services numériques”.
Voilà comment se définit et se positionne une nouvelle asbl, baptisée OpenJustice, qui surfe donc sur le concept de libre accès, d’open data et de partage. Pour tous “publics”: professionnels du droit, sociétés, développeurs, porteurs de projet ou simples citoyens.
A l’initiative: Pieterjan Montens, développeur de son état, ayant quelque 15 ans d’expérience dans la thématique juridique et par ailleurs inconditionnel de l’open data/open source dans des matières juridiques (et autres). Il a très tôt été rejoint par d’autres open-flibustiers des temps modernes, aux profils disparates. A savoir… Renaud Hoyoux, co-fondateur de la start-up Cytomine (analyse automatisée d’images médicales) et président de Kodo Wallonie. Jeoffrey Vigneron, co-fondateur du cabinet Lawgitech et co-auteur de la plate-forme Online Solution Attorney. Martin Erpicum, chercheur en “legal tech” à l’Liège et membre de l’équipe de consultants de TagData, société spécialisée en méthodes participatives. Zorana Rosic, chercheuse et assistante en sources et principes du droit à la Faculté de droit de l’UNamur. Thomas Deridder, avocat au cabinet Equal Partners. Anne-Sophie Vandendooren, développeuse et juriste. Christophe Dubois, chargé de cours à la Faculté de sciences sociales de l’ULiège.
Pour justifier leur initiative, les membres du collectif OpenJustice (vous trouverez leur site Internet ici) alignent un triple constat: “le retard de l’informatisation de la Justice; l’émiettement des sources législatives et jurisprudentielles numérisées ; et la mainmise d’acteurs marchands sur la diffusion de l’information juridique.” Dans ce dernier registre, ils soulignent le “système oligopolistique bien établi, permettant à deux grands groupes d’éditeurs (Larcier et Kluwer) de se partager le marché de la jurisprudence belge”.
La nature a horreur du vide…
… et c’est également le cas la soif d’accès – accès à l’informations, aux données, aux outils permettant d’en faire (bon) usage. En ce compris en matière juridique.
Or, même si l’on promet une démocratisation et une “libération” de l’accès aux arrêts et jugements des cours et tribunaux – dans leur totalité -, l’entrée en vigueur de la loi publiée au Moniteur en mai 2019, loi qui va dans ce sens, a été apparemment repoussée d’au moins quelques mois, voire un an ou plus. Pieterjan Montens parle lui carrément d’“au moins deux ans”.
Au 1er septembre 2020, “tous les arrêts et jugements rendus par les cours et tribunaux belges étaient censés être publiés en ligne dans une banque de données accessible à tout citoyen”. Il faudra attendre…
En cause? Une absence de décision et de volontarisme politique, une absence aussi de décisions et de moyens du côté de la Justice (avec un grand J comme dans Administration avec un grand A…), regrettent les initiateurs d’OpenJustice.
“Ni les moyens normatifs ni les moyens techniques qui permettraient de la mettre en œuvre n’ont encore été précisés”, écrivaient-ils notamment dans un carte blanche publiée cet été dans La Libre Belgique. “L’incertitude totale subsiste concernant la forme, les conditions d’accès”, nous confirme Pieterjan Montens. “Au niveau du SPF Justice, on en est encore au stade de l’analyse des besoins [pour la solution qui serait proposée]. Plusieurs sociétés sont venues leur proposer leurs solutions mais aucune décision n’a encore été prise, ne serait-ce qu’en matière de préceptes à appliquer. Par exemple, le choix entre anonymisation et pseudonymisation des données…”
Le collectif, lui aussi, s’est manifesté auprès du SPF, pour évangéliser et défendre bien entendu les arguments de l’open source. La réaction, selon Pieterjan Montens, fut du genre classique: l’open source, c’est bien, mais cela a aussi un coût et il faut les ressources et compétences pour le faire (le sous-entendu, vous le devinez…). Conclusion qu’en tire Pïeterjan Montens: “l’important écart culturel est toujours là et bien là”.
OpenJustice, pour jouer les “éclaireurs”
Cela ne veut pas pour autant dire que l’initiative OpenJustice est tombée dans l’oreille d’un sourd. Ce que le collectif compte mettre en oeuvre, développer et, en quelque sorte, expérimenter (plus de détails plus loin dans l’article) pourrait “inspirer” le SPF, baliser ou l’aider à tout le moins à documenter et justifier ses futurs choix d’architecture, d’outils, de modèles et de solution. Du moins est-ce l’espoir du collectif qui se voit davantage en “éclaireur” qu’en “concurrent”, briseur de modèle, disrupteur ou empêcheur de tourner (et légiférer) en rond.
“Le SPF a semblé plus particulièrement intéressé par ce que nous pourrions imaginer et proposer en termes d’interface de recherche et de mise à disposition de l’information, de banc de tests en matière de pseudonymisation et d’anonymisation, ou encore d’extraction de données à partir des textes… Nous leur fournirons volontiers les codes source. Peut-être cela leur permettra-t-il de mieux cadrer leurs propres besoins et de définir le marché public. On verra… On aurait dans ce cas au moins servi à mieux définir le besoin et à nourrir le débat, en vue d’une décision finale.”
Avancer en mode agile
Ce que propose de développer, de mettre en oeuvre et de mettre – librement – à disposition OpenJustice, c’est un ensemble d’outils, de composants et de services open source de récolte, extraction, publication et “exploitation” de décisions de justice. Et plus largement des outils libres permettant “de soutenir l’informatisation de la Justice (accessibilité, pérennité, Intelligence artificielle, apprentissage automatique, etc.) et la numérisation des sources juridiques”.
Tous volontaires et y consacrant du temps en dehors de leurs activités professionnelles (à l’exception de Pieterjan Montens qui, lui, a basculé en trois-cinquièmes “afin de pouvoir notamment travailler sur le projet”), l’équipe collaborative d’OpenJustice veut évoluer rapidement dans ses travaux. Sans se donner de calendrier précis trop rigoureux mais en favorisant la méthode agile et itérative afin de proposer rapidement une “solution minimale, appelant à des retours et propositions d’amélioration. Le but étant de voir si nos outils rencontrent les attentes.”
Les outils à mettre à disposition devront pouvoir être exploitables par le tout venant, qu’il s’agisse de développeurs, de start-ups, de simples particuliers, de chercheurs et juristes…
“Soutenir l’informatisation de la Justice (accessibilité, pérennité, Intelligence artificielle, apprentissage automatique, etc.) et la numérisation des sources juridiques”.
“L’objectif est de permettre la création de nouveaux services qui mettent un terme à la situation oligopolistique actuelle, où quelques rares éditeurs marchands se partagent le marché. Avec ce que cela implique comme coût d’abonnement, contraintes de réutilisation de l’information, ou encore, comme nous le signalions dans notre carte blanche parue dans la Libre Belgique, de biais de sélection, d’interprétation puisqu’une partie de la jurisprudence seulement est publiée”, souligne Pieterjan Montens.
“OpenJustice s’inscrit clairement dans une philosophie d’open access, dans un esprit d’ouverture, de non-monétisation.”
Pieterjan Montens (OpenJustice): “L’une des caractéristiques majeures de notre collectif est d’être multidisciplinaire. On y trouve des chercheurs, des développeurs, des juristes… Cela est bénéfique et propice pour la réflexion, l’échange d’idées, pour faire s’ouvrir de nouvelles voies…”
La liste des outils à développer est longue: outils d’anonymisation, d’extraction et récolte de données (à partir de base de données “qui ne sont pas toujours cohérentes”), de conversion (notamment de PDF en “quelque chose d’exploitable”), interface(s) de recherche et d’exploitation, solutions de stockage…
Priorités? Terminer le banc de test pour les interfaces d’anonymisation et pseudonymisation et de conversion PDF-texte, et finaliser le convertisseur pour exportation Markdown en vue de pouvoir stocker les textes en un format réutilisable.
“L’idéal serait d’avoir déjà déployé un premier outil (récolte de données, moteur de publication) à la rentrée de septembre ou d’ici la Noël 2020.”
Le collectif OpenJustice travaillera parallèlement au développement d’outils d’anonymisation et de pseudonymisation des données afin d’être prêt à s’aligner sur ce qui, à terme, sera décidé comme étant la norme. “L’anonymisation serait la méthode la plus basique, la pseudonymisation serait plus utile, notamment pour la compréhension des textes”, déclare Pieterjan Montens. “Au final, ce sera sans doute l’utilisateur [de nos outils] qui décidera du mode de divulgation, OpenJustice se contentant d’être un intermédiaire.”
Au stade actuel, l’équipe a déjà mis en banc de test plusieurs algorithmes d’apprentissage automatique pour les fonctions d’anonymisation et de pseudonymisation. Pour ce faire, elle a largement recours à des algorithmes et/ou services existants – en ce compris des services commerciaux: “ce n’est pas parce qu’on préconise et pratique l’open source qu’il faut pour autant se couper de solutions commerciales utiles”.
Voilà qui explique qu’OpenJustice ait par exemple recours à des solutions telles que TextRazor ou l’algorithme Bert de Google… “Pourquoi passer des mois en développement quand quelque chose d’efficace existe déjà? C’est le cas en matière d’outils d’indexation, qui sont performants.” L’objectif, rappelle Pieterjan Montens, est de sortir rapidement une solution même minimale, améliorable par itération et contribution… “On affinera ensuite”.
Une solution qui – précision importante – ne se limitera pas à une audience belge francophone. “Nous opérons dans une perspective fédéral. Le besoin est universel et donc autant flamand que francophone. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous comptons établir notre QG à Bruxelles” – le collectif, pour ce faire, est à la recherche d’un “espace d’incubation / d’accueil / d’hébergement”…
A l’heure actuelle mais aussi dans une perspective à plus long terme, l’un des défis – et obstacles – pour le collectif OpenJustice est et reste bien entendu l’accès à la “matière”, autrement dit aux textes d’arrêts et de jugements. “L’accès aux textes, à terme, relèvera d’une obligation légale mais ce n’est pas encore le cas.
Dans la situation actuelle, les éditeurs [actifs sur le terrain de la jurisprudence belge] se sont construits un réseau d’avocats et de juristes qui leur mettent les textes à disposition. Cela implique que, de notre côté, nous devions nous aussi activer notre propre réseau. Heureusement, il y a du côté du monde des avocats une claire volonté de nous soutenir. A court terme, nous continuerons d’explorer de nouvelles pistes.”
Le libre accès à la jurisprudence comme première étape
Dans le chef d’OpenJustice, rendre le libre accès aux textes de jurisprudence et pouvoir les publier, sans barrières ni conditions (en ce compris financières) n’est qu’un premier pas.
Le collectif se donne d’autres objectifs:
– mener des actions de sensibilisation à “une justice efficace, ouverte, qui ne soit pas monopolisée entre des mains privées”
– organiser des séminaires et événements (du genre hackathons, débats, meet-ups, MOOC…)
– agréger et réunir différentes initiatives open source en matière de justice, dans la mesure où elles sont “compatibles avec un projet d’ouverture et d’accessibilité du droit”
– voire à terme jouer le rôle d’“incubateur” pour des initiatives de terrain “qui proposeraient des solutions à des problèmes identifiés par les porteurs de ces initiatives, une sorte d’“indignés” de la justice qui auraient développé l’une ou l’autre solution”. Le but étant d’“en faire de véritables services numériques robustes et sécurisés, qu’ils soient destinés à rester indépendants ou à soutenir les efforts du service public”.
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