Voici quelques semaines, Sébastien Jodogne devenait le premier Belge à se voir décerner le Prix international de la promotion et du développement du logiciel libre par la Free Software Foundation.
Que représente ce prix, pour lui mais aussi pour le secteur local de l’open source? Cela en fait-il un ambassadeur du libre? Voilà quelques questions que nous lui avons posées. L’occasion aussi pour lui de redire sa passion pour le logiciel libre, d’expliquer la manière dont il le voit comme recours utile, en ce compris pour l’économie, le secteur médical et pour que tout un chacun — “citoyen, médecin, administration, enseignement, entreprise” — retrouve la maîtrise de son “indépendance technologique.”
Régional-IT: Le prix qui vous a été attribué par la Free Software Foundation a généré pas mal de buzz ces derniers temps. Ce prix est assez exceptionnel. Quelles sont vos premières impressions?
Sébastien Jodogne: Je suis en tout cas le premier Belge à l’obtenir. Tous ceux qui ont reçu ce prix par le passé sont des personnes très respectées. Par exemple, le créateur du langage Perl [Larry Wall] ou celui du langage Python [le Néerlandais Guido van Rossum]. C’est un peu comme de rentrer dans la cour des grands et j’en suis le premier surpris moi-même…
Quels ont été les critères appliqués pour l’attribution du prix?
Un appel à nominations avait été lancé vers le mois d’octobre dernier à la communauté open source et a duré un mois. J’ai été l’une des personnes nominées. Un jury notamment constitué d’anciens lauréats mais aussi de Richard Stallmann, qui est un peu le fondateur du mouvement du logiciel libre, s’est ensuite prononcé. Mais je ne connais par contre pas les critères pris en compte…
Que représente pour vous ce prix, que vous apporte-t-il, à part la notoriété et le regain de visibilité pour vous et votre projet [Orthanc]?
C’est un prix purement symbolique. Mais par ailleurs, ce que je constate, moi qui suis investi depuis longtemps dans la communauté open source en Belgique, c’est que ce prix a provoqué une véritable mise en lumière inconnue à ce jour. On a réellement commencé à parler du logiciel libre en Belgique. Ce qui n’était pas encore arrivé jusque là. Ou pas dans de telles proportions. Pourtant il y a quelques beaux exemples comme Odoo [Ndlr: anciennement Open ERP] et Claroline qui sont les deux exemples proéminents du logiciel libre en Belgique mais ces initiatives étaient restées un peu dans l’ombre — à part l’intérêt qui avait été manifesté pour Odoo voici quelques années lorsque la société avait été élue Entreprise à la plus forte croissance. Mais ce fut, à ma connaissance, la seule mise en valeur nationale du logiciel libre.
Sur base des réactions que vous avez enregistrées, sentez-vous que quelque chose est en train de bouger en Belgique?
J’ai ressenti un énorme élan de sympathie pour moi mais aussi vis-à-vis du travail réalisé et qui a des visées sociétales. Pour une fois, on ne parlait pas aux gens d’économies budgétaires…
Cette “sympathie” dépasse donc les limites de la seule communauté open source…
Très clairement. Je dirais même que la communauté open source est un milieu très réservé, c’est une méritocratie. On ne s’épanche pas réellement entre nous pour se féliciter. Les relations restent purement professionnelles. Les réactions sont en fait venues de tous types de profils. C’était flagrant sur les réseaux sociaux. La sympathie ne s’exprime pas tellement pour le projet lui-même mais pour la manière dont le travail se fait, dans une philosophie universitaire, dans un esprit d’ouverture, de partage et de rétribution à la collectivité.
Est-ce cette dimension sociétale qui vous a valu le prix?
Il y a quelque chose qui revient souvent maintenant dans les discours. C’est de dire que l’open source a gagné.
Sébastien Jodogne (CHU Liège): “L’open source a longtemps été dénigré mais devient aujourd’hui le moteur de l’innovation technologique.”
Même Microsoft considère maintenant que l’open source est bénéfique pour le marché. C’est une reconnaissance d’un travail qui a été longtemps dénigré mais qui, aujourd’hui, devient le moteur de l’innovation technologique, de l’économie numérique.
Il y a toutefois encore quelques bastions où il est très difficile de faire du logiciel libre, notamment dans le domaine du logiciel médical parce qu’on est directement confronté au problème de la certification. On n’ose pas utiliser du logiciel libre dans le domaine médical parce qu’il faut prendre la responsabilité du logiciel, sans l’appui d’une société. Du moins, dans un premier temps.
Je crois que la Free Software Foundation a voulu mettre en évidence le fait qu’il est important que le logiciel libre rentre maintenant dans le domaine de la santé où il a tout son sens puisque sa logique est de donner aux citoyens, aux administrations, aux entreprises, les clés de leur existence numérique.
“Il est important que le logiciel libre rentre maintenant dans le domaine de la santé où il a tout son sens puisque sa logique est de donner aux citoyens, aux administrations, aux entreprises, les clés de leur existence numérique.”
Je dis souvent que tout ce qui est fait aujourd’hui dans le domaine de la santé va enfermer les patients. On voit émerger des clouds privés ou, plus exactement, propriétaires, qui essaient de collecter les données des patients à des fins commerciales. Cela implique une fuite des données médicales vers des firmes privées. C’est là quelque chose qui commence à me faire assez peur, personnellement. J’espère que, grâce au logiciel libre, on va créer des outils qui permettront aux patients, aux médecins, aux hôpitaux de reprendre en mains les rênes de leur indépendance technologique. Aujourd’hui, on est tributaire de certains fournisseurs privés, ce qui n’est pas un mal en soi, mais il y a un besoin de reprendre le contrôle de certains flux et métiers.
Comment avez-vous réussi à convaincre le CHU de Liège, l’ULg, pour développer cette solution?
On m’a soutenu depuis le début. Dans ce milieu universitaire, il a fallu avancer des arguments pour justifier ma conviction personnelle. J’ai pu convaincre ma hiérarchie, tant médicale qu’administrative. C’est quelque chose qu’on voit rarement ailleurs.
Orthanc: rendre les systèmes d’imagerie médicale réellement communicants…
En Belgique, il y a – je crois – relativement peu d’initiatives similaires. Ce qui est sans doute lié au fait qu’il y a peu de possibilités de financement de chercheurs pour des tâches davantage prospectives, des tâches de R&D dans le domaine de l’IT.
Le problème ne vient-il pas aussi des besoins de financement que suppose tout développement?
Ce dont on a surtout besoin pour du développement open source dans le domaine médical, c’est du manpower. Le CHU, par exemple, a réussi un retour sur investissement assez direct parce que Orthanc est utilisé en interne pour réaliser toute une série de tâches qui n’étaient pas possibles auparavant. On a ainsi pu diviser par un facteur 10 le coût qu’exigeaient ces tâches. Qui plus est, l’indépendance technologique vis-à-vis de fournisseurs extérieurs est également porteuse d’économies.
Si l’investissement n’est pas immédiatement rentable, il procure un effet de levier après quelques années.
Y a-t-il certains domaines spécifiques [dans le domaine de la santé] par lesquels il faudrait commencer pour développer des solutions open source?
Le secteur médical est largement régulé par la norme internationale HL7 qui permet de faire circuler des informations médicales. C’est devenu une véritable usine à gaz qui est très difficile à mettre en oeuvre, qui exige le recours à des consultants extérieurs… Ce qui est une grosse source de coûts. Et cela explique que de nombreux hôpitaux ne soient jamais passés à la version 3 qui a pourtant été normalisée il y a environ 20 ans.
Un nouveau standard, baptisée FHIR [Ndlr: Fast Healthcare Interoperability Resources; prononcez “fire”], est en phase finale de normalisation et remplacera le HL7. Il y a là, selon moi, une énorme opportunité pour l’open source. A savoir: donner des outils qui permettent aux patients et aux médecins de reprendre le contrôle sur les données médicales. Le support du FHIR ouvre un champ d’opportunités aux logiciels libres. La norme FHIR permettra d’exploiter de nouvelles technologies telles que XML ou JSON. Elle permet une mise à jour phénoménale de tout ce qu’on avait l’habitude d’utiliser dans le domaine des technologies médicales.
Pour en revenir à l’impact qu’a eu votre prix, croyez-vous que ce soit davantage qu’un simple feu de paille?
Il y a tout d’abord le fait qu’une spin-off est en train de voir le jour autour d’Orthanc pour assurer du service open source. Nous avons reçu énormément de sollicitations commerciales. Cela nous motive puisqu’on se rend compte qu’il y a une réelle opportunité commerciale, avec un business model de type open source.
C’est l’un des enseignements qui me pousse à dire que ce ne sera pas un feu de paille.
Par ailleurs, au travers du projet lancé dans le cadre du living lab WeLL, nous allons catalyser des besoins qui viennent de généralistes et de patients. Grâce à l’aura suscitée par le projet Orthanc via le prix de la FSF, j’espère motiver encore davantage des patients et des généralistes à formuler leurs besoins, dans une philosophie d’ouverture et de partage.
La visibilité nouvelle que vous apporte le prix vous incite-t-elle à l’exploiter, d’une manière ou d’une autre, auprès de la communauté open source belge?
En tout cas, cette communauté est très heureuse parce qu’une personne a été reconnue. Cela la rassure, lui fait se sentir moins isolée. On a par ailleurs l’impression d’avoir une oreille attentive de la part des différents pouvoirs publics. En Wallonie, j’ai eu droit à énormément de réactions de responsables politiques qui se sont montrés très sensibles à la manière dont on a abordé le projet. Je pense qu’on a réussi à catalyser une attention.
Le Ministre Jean-Claude Marcourt, dit-on, a été l’un des premiers à vous féliciter…
Tout-à-fait et je suis vraiment très heureux que le Ministre de Tutelle du CHU de Liège reconnaisse cet investissement pour la collectivité, sans nier pour autant le déploiement économique. On est dans une optique intéressante à ses yeux puisqu’on a réussi à concilier une dimension économique — la spin-off, le living lab… — avec une vision plus sociétale.
Quid de votre autre ministre de tutelle, à savoir Maxime Prévost qui est en charge de la santé?
Je n’ai pas encore eu de contact avec lui depuis l’obtention du prix.
Comment faire pour en étayer les retombées dans le long terme?
A titre personnel, je défend beaucoup l’utilisation de l’open source dans l’enseignement obligatoire et secondaire parce que j’estime qu’il devrait être moins lié à l’usage de logiciels propriétaires. L’objectif de l’enseignement est de susciter un esprit critique et, surtout, de faire en sorte que l’étudiant ne soit pas lié à des technologies une fois qu’il a reçu son diplôme.
D’autres dossiers me tiennent à coeur. Je pense, par exemple, que tous les documents qui sortent d’une administration publique doivent être dans un format qui soit lisible par tous les citoyens et toutes les entreprises. Forcer les citoyens à acquérir une licence propriétaire, c’est, d’une certaine manière, agrandir la fracture numérique entre ceux qui peuvent s’offrir les services d’un logiciel propriétaire et les autres.
Un autre combat à livrer est celui de l’information. L’image un peu geek de l’open source perdure. Les gens croient que les logiciels libres sont extrêmement compliqués, tout simplement parce qu’ils ne les connaissent pas. Pourquoi ne pas lancer une initiative qui explique les correspondances. Si vous utilisez Microsoft Media Player, l’alternative libre s’appelle VLC [lecteur multimédia]. Pour PhotoShop, il y a Gimp [logiciel de manipulation d’image]. En termes de navigateur, il y a Firefox. Etc. Peut-être les gens ne les utiliseront-ils pas mais au moins ils seront au courant…
“On n’est plus dans une logique d’affrontement. Microsoft, Adobe, Twitter, Facebook ont intérêt à ce qu’il y ait une communauté libre forte qui impulse l’innovation technologique tandis que des sociétés privées assurent leur maintenance.”
Je ne m’inscris pas en cela dans une logique d’opposition. Mon but est simplement de dire que si un citoyen ou une entreprise n’a pas les moyens ou le souhait d’acquérir un logiciel propriétaire, qu’il ou elle soit au moins informé(e) des alternatives à sa disposition…
Il n’y a plus d’opposition, de nos jours, entre logiciels open source et les intérêts économiques. Les deux écosystèmes se nourrissent l’un l’autre. Microsoft, Adobe, Twitter, Facebook ont intérêt à ce qu’il y ait une communauté libre forte, qui impulse l’innovation technologique, tandis que des sociétés privées assurent la maintenance des logiciels libres.
“Etant donné que l’open source permet de diviser les coûts de développement par 10, il permet aussi aux start-ups d’être viables… En leur donnant de l’open source, elles disposent des outils pour se développer plus rapidement et être rentables.”
On n’a tout simplement pas le même rôle. En travaillant dans le monde open source, je m’adresse à la collectivité et j’essaie de faire tomber les inégalités tandis que le but d’un Microsoft est d’optimiser les flux business.
Le travail de ces 5 ou 10 prochaines années sera de créer des liens entre une logique business et une logique citoyenne. Je pense que c’est comme cela que le logiciel libre permettra de reprendre le contrôle sur notre société numérique. Et, selon moi, cela passe par les trois choses que j’ai déjà évoquées: promouvoir l’interopérabilité au niveau des administrations; intégrer les logiciels libres dans le cursus fondamental; et informer le citoyen.
Il faudrait également favoriser ou encourager davantage la création de sociétés qui assurent le support, la maintenance du logiciel libre. S’il y en avait plus, les craintes disparaîtraient…
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