En cette période pré-électorale, Régional-IT va se faire l’écho de la manière dont divers acteurs de l’IT – au sens large – perçoivent la situation de ce secteur en régions francophones, les initiatives publiques ou privées prises jusqu’ici, les faiblesses et opportunités des deux régions et de ses acteurs. Nous leur donnerons la parole, en mode bilan mais aussi prospective.
Premier épisode de ce feuilleton pré-électoral avec une interview – en deux parties – de Frédéric Jourdain, directeur de l’Infopole Cluster TIC.
Régional-IT: En tant que directeur de l’Infopole Cluster TIC, quel bilan tirez-vous des actions passées- au niveau du cluster mais aussi des actions des autorités publiques? Les actions ont-elles eu un effet sur le secteur ICT wallon? Quelles problématiques ou carences devraient-elles être abordées demain?
Frédéric Jourdain: Notre objectif, lors du troisième triennat du cluster, était de nous intégrer dans le paysage et d’évoluer vers des collaborations intenses avec les différents acteurs (l’AWT, Agoria, SPI, le BEP, Igretec…). Bilan positif. Idem du côté de l’organisation des grappes technologiques: d’une manière générale, les entreprises ont marqué leur intérêt à renforcer leur collaboration.
“La présence du secteur IT dans les marchés de pointe n’est pas encore suffisamment forte pour stabiliser des investissements concrets en R&D IT et de les valoriser.”
Depuis un an, nous avons beaucoup réfléchi à ce que nous pouvons encore apporter à un secteur qui a à la fois l’avantage et l’inconvénient d’être transversal [Ndlr: autrement dit d’être un levier quasi intrinsèque d’autres secteurs d’activités]. On a constaté que la présence du secteur IT dans les marchés de pointe n’était pas encore suffisamment forte pour stabiliser des investissements concrets en R&D IT et de les valoriser.
Nous en sommes venus à la conclusion, avec les pôles de compétitivité, que le cluster a un rôle à jouer pour aider les entreprises à mieux appréhender l’IT. Le plus gros déficit se situe dans la connaissances des outils et leur intégration dans l’entreprise. Il y a une méconnaissance complète de ce que peuvent apporter les nouvelles technologies de l’information dans le soutien aux projets R&D. Dans le biomédical, on aborde encore l’IT dans ses dimensions traditionnelles – encodage de données, gestion de base de données, de reporting, de BI… On perçoit certes que les textiles intelligents touchent à la problématique de l’Internet des Objets mais sans trop en connaître les enjeux. En big data, on croit que l’IT va pouvoir aisément résoudre le problème des gros volumes de données. C’est donc dans cette optique-là, qu’un secteur IT de pointe permettrait d’accélérer la R&D dans les entreprises.
“Du côté des entreprises, il y a une méconnaissance complète de ce que peuvent apporter les nouvelles technologies de l’information dans le soutien aux projets R&D.”
Dans les 3 prochaines années, notre but est donc de collaborer efficacement avec les six pôles de compétitivité.
Nous devons toutefois faire face à certaines contraintes. Le secteur IT continue à se disperser. Il y a énormément d’initiatives qui demandent beaucoup de moyens. On continue à saupoudrer. On donne des moyens à la gestion des start-ups mais il y en a très peu – privés ou publics – dans les investissements post-start-up, pour du seed capital. Il y a très peu de financement pour la qualité logiciel, pour une démarche complète de qualité et de gestion des projets IT, peu de moyens et d’initiatives pour l’innovation au sein des entreprises…
“Je comprends fort bien qu’il y ait des contraintes budgétaires et qu’on ne pourra pas tout soutenir mais il y a moyen de faire un peu mieux dans la manière dont on aborde le secteur.”
Sans en faire un pôle de compétitivité, il serait important de reconcentrer les moyens. Il faudrait développer une stratégie avec l’ensemble des acteurs, une “plate-forme” de discussion où tous les acteurs se rassemblent et décident la manière d’organiser la diffusion des moyens au profit du secteur. C’est ce qui a fait l’avantage des pôles de compétitivité: la concentration des moyens mais aussi du modèle de décisions dans les investissements de R&D. Ce qui manque dans le secteur IT, c’est une concentration de modèle de décisions pour pouvoir favoriser l’Internet des objets, la sémantique, peut-être le big data, peut-être autre chose.
On reste très dépendant de la volonté de tous les acteurs de collaborer. Sans parler de la remise en question régulière de la création et l’organisation de cette structure, et des moyens qui sont conditionnés à la réalisation d’objectifs qui eux-mêmes dépendent d’investissements placés sous la bannière de Creative Wallonia ou des pôles de compétitivité. Cela ne favorise pas la concentration de prise de décision pouvant distribuer efficacement les moyens en faveur du développement du secteur ICT.
Il faudrait donc, selon vous, en passer par la création d’un mécanisme plus stable dans le temps mais permettant une réactivité plus grande et plus rapide dans les choix…
Tout-à-fait. Dans les choix et dans les orientations. Le mode de fonctionnement des pôles a ceci d’intéressant qu’ ils peuvent, à l’occasion des appels à projets, étudier les tendances, éliminer ce qui s’est déjà fait…
Dans le secteur IT, il n’y a pas de coordination sur les différentes thématiques. Les thèmes mis en oeuvre par exemple par le Microsoft Innovation Center, en accord avec le Cabinet Marcourt, n’ont jamais été discutés avec l’AWT, avec l’Infopole, avec Agoria, ou avec la Maison de l’Entreprise.
C’est normal puisque ces structures sont indépendantes mais c’est dommage parce que cela aurait permis d’établir un certain nombre de liens avec des travaux qu’ils ont faits sur la formation à la programmation simplifiée, l’intégration de l’Internet des objets.. Il y a malheureusement un essoufflement. On aurait sans doute pu aller plus loin et intégrer certaines problématiques dans le long terme.
Un espace de collaboration fait défaut qui nous permettrait de définir les moyens dont on dispose pour s’orienter vers tel ou tel sous-secteur technologique. Il en découle aussi un manque de vision claire pour aborder les projets européens. Horizon 2020 arrive. Lorsqu’on me demande comment se positionne la Wallonie, je suis incapable de répondre. Je peux par contre dire comment se positionnent les entreprises du secteur IT, quels sont les thèmes sur lesquels elles désirent travailler.
Il serait intéressant d’avoir une cohérence, une complémentarité entre des projets à long terme Horizon 2020 et des projets plus opérationnels du côté des pôles. La manière dont on fonctionne aujourd’hui rend la chose difficile.
La vision d’ensemble devrait-elle venir d’une initiative telle que le Master Plan TIC, qui est largement resté dans les cartons jusqu’ici?
Le Master Plan TIC commence à dater et n’a pas été revu. [ Relire, à ce sujet, notre dossier ]
Des initiatives de l’AWT, de l’Infopole, d’Agoria ont permis de développer certaines petites thématiques mais il n’y a pas de cohésion, d’engagement complet.
Il serait par exemple très intéressant de mettre tous les acteurs autour de la table pour aborder la problématique de la formation, de l’attractivité des études et des métiers de l’IT. Il existe par exemple une collaboration, en matière de serious gaming, entre Technofutur, l’Infopole, le Forem… C’est très bien. Mais on reste sur de petites initiatives locales. Il serait intéressant de pouvoir travailler sur ce sujet de manière plus globale pour l’ensemble de la formation…
Le Master Plan TIC est-il mort et enterré, en faut-il un nouveau, une approche nouvelle?
Le futur gouvernement est sans doute l’occasion de relancer le Master Plan TIC. Je ne pense pas qu’il faille l’enterrer en tant que tel. Son préambule, avec sa dimension prospective, reste d’actualité et permettrait de développer quelque chose. C’est dans la mise en oeuvre qu’on n’a pas pu réaliser un certain nombre de choses. Il y a des choses intéressantes à repêcher.
Si la volonté était de segmenter mesure par mesure, de confier chaque mesure à l’organisme le plus adéquat pour l’exécuter, cela a montré ses limites. Parce qu’il n’y a pas d’intégration.
Prenons par exemple la problématique des bandes passantes, des gaines soufflantes, de la fibre optique partout. Ce n’est pas en tirant de la fibre qu’on résoudra le problème. Il faut plutôt informer les entreprises, avoir une vue stratégique de l’implantation des sociétés ICT dans les zonings pour obtenir une vision cohérente des besoins et des priorités à mettre en oeuvre.
La vue segmentée qu’on avait dans les différentes mesures ne permettra de le réaliser.
Il faut identifier les structures qui les implémenteront et leur donner les moyens. Il faut réorganiser la mise en oeuvre. Je plaide pour que le Master Plan TIC lâche les mesures concrètes de terrain, qui avaient été présentées, pour les laisser à des gens de terrain. Il faudrait plutôt dire au secteur ICT: organisez-vous, définissez vos priorités et on utilisera le Master Plan TIC pour les opérationnaliser. Le grand écart entre la vision prospective et les thématiques concrètes a montré ses limites parce qu’il y avait trop de dispersion.
J’en appelle à une cohésion entre les trois acteurs – l’AWT, Agoria et l’Infopole – qui avaient élaboré les attentes du secteur et avec lesquelles on pourrait avancer avec quelque chose de tout aussi concret mais de plus stratégique.
Il suffit de repartir de la note prospective.
La question n’est-elle pas de savoir d’où doit venir l’impulsion? Faut-il attendre qu’elle vienne du pouvoir public ou de la base, des bonnes volontés de chacun?
Cela pourrait être une belle ambition aujourd’hui. On est un peu plus mûr qu’il y a trois ans quand on avait initié ce projet de plate-forme, dont parle d’ailleurs le Master Plan TIC. Lorsque chacun avait relayé l’idée vers ses instances de financement, la réponse à demis mots avait été “ne vous mêlez pas de politique”.
Il y a en fait une réflexion à avoir au sein de nos organismes. Sommes-nous des structures de terrain qui doivent exécuter une politique régionale ou doit-on venir avec des propositions pour une meilleure organisation et pour initier une politique du secteur IT en Wallonie et le proposer au gouvernement? Les nuances sont relativement ténues. Je pense que le ministre de l’économie serait ouvert à propositions mais nous devons savoir quelle est notre véritable place, notre rôle.
Le cluster est financé pour développer un secteur ICT local. On n’est pas payé par les entreprises pour faire du lobbying vis-à-vis du cabinet sauf si on peut prouver que cela aurait de l’intérêt pour leur développement économique direct. Notre conseil d’administration a soutenu l’objectif de collaboration avec les autres structures. Je n’ai pas mandat pour aller plus loin. C’est une réflexion qu’on devra avoir.
Il y a là un problème de positionnement.
“Je rêve d’une structure qui mêle le politique et l’économique, qui ait la possibilité de décider des moyens pour mettre en oeuvre les décisions et qui ait la confiance du gouvernement et des entreprises. Ce n’est que comme cela qu’on pourra aller plus loin.”
Si je regarde l’Autriche et la Catalogne, je vois qu’elles ont réussi à avoir une cohésion totale, avec une coupole qui pilote d’un point de vue administratif et structurel l’ensemble des pôles et clusters, ayant ainsi une économie d’échelle administrative. Cela leur permet d’être présent dans énormément de projets européens et d’être très en avance en matière ICT. Il y a une efficacité dans l’organisation. Notre problème est la dispersion. Or, la manière dont le décret pôles et clusters a été défini, il n’est pas possible de partager les ressources.
En Catalogne, il y a 10 ans, un comité stratégique a été mis en oeuvre avec des représentants de toutes les parties, développé un plan pluriannuel. Cela a créé des milliers d’emplois, fait venir quantité d’entreprises… La démarche qui venait des acteurs de terrain a été soutenue par les ministres successifs. On a vu qu’ensemble était possible. Or, ils n’avaient pas forcément plus de moyens que la Wallonie. La cohérence des moyens permet de décrocher de gros projets et de se positionner de manière importante sur le plan mondial.
Vous avez également déclaré un jour que l’une des grandes difficultés étair le manque de pérennité…
La question n’est pas de savoir si on pourrait se passer de financement public. La réalité est que le rôle de l’Infopole Cluster TIC a sensiblement évolué. Ce pour quoi le cluster a été créé voici 10 ans n’est plus de mise. On n’a plus besoin désormais de financement public pour d’animer du clustering, parce que les entreprises le financent. Mais leurs attentes ont évolué. Nous devons par exemple les aider à participer aux appels à projet, à collaborer dans ce cadre-là pour faire de la R&D et à la financer. Nous devons les aider en termes de financement, de protection de la propriété intellectuelle, de collaboration entre entreprises dans le cadre d’un projet. C’est un autre métier. Notre financement public, à cet égard, se justifie pleinement. Mais les instruments ne permettent pas d’en revenir à un financement à 100% [Ndlr: dégressif dans le temps].
“Il y a une profusion de projets qui intéressent tous les secteurs économiques et sur lesquels le secteur ICT va devoir se positionner.”
Mon espoir est que la plate-forme Big Data (voir notre article), qui est actuellement en genèse, soit l’embryon d’une plate-forme de collaboration entre les pôles de compétitivité et le secteur ICT et qu’elle ouvre la voie vers d’autres sujets tels que l’open data, l’Internet des objets, la sémantique des données, la gestion des contenus…
Il y a une profusion de projets qui intéressent tous les secteurs économiques et sur lesquels le secteur ICT va devoir se positionner. Il faut en faire le socle d’une offre de services et de collaboration en R&D avec les pôles de compétitivité.
Il faut donc, selon vous, en faire un véritable mécanisme de collaboration plutôt que quelque chose qui risque d’être insuffisamment réactif en termes d’évolution technologique?
Peut-être devra-t-on avancer à différentes vitesses parce que les besoins, les attentes, les moyens à mettre à disposition seront différents entre les grands acteurs du secteur ICT et les plus petites entreprises. Sur l’infrastructure technique que mettra en oeuvre la plate-forme big data pourront venir se greffer toute une série de produits et de services qu’il est aujourd’hui difficile de diffuser et dont les petites sociétés ICT ont besoin pour soutenir leur croissance.
L’enjeu est à deux niveaux. Bâtir une infrastructure technique que de grosses structures pourront exploiter et permettre aux TPE de collaborer sur des projets R&D, de venir y greffer, sur base de leurs compétences pointues, de nouveaux produits et services complémentaires qui valideront l’infrastructure de base, et qu’elles mettront à disposition de tous les acteurs de l’économie et des pôles de compétitivité.
Il devrait être possible de mettre en oeuvre des “mini-clusters” au sein de la plate-forme. Notre objectif sera de gérer ces groupements d’entreprises qui ont des intérêts complémentaires, sans les forcer à toutes travailler ensemble parce que leurs objectifs seront différents.
Dans la suite de cette interview, nous abordons notamment avec Frédéric Jourdain la nécessité qu’il y a pour la Wallonie de se positionner, de poser certains choix technologiques.
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