Gilles Babinet était l’invité-vedette de la conférence “Smart City for Economy” qu’organisait récemment la Région de Bruxelles-Capitale.
Entrepreneur “en série”, il compte 9 créations à son actif, dans des domaines très diversifiés mais touchant surtout au numérique. Cela lui vaut d’être, depuis quelques années l’une des figures de proue du numérique français, siégeant au Conseil national du Numérique et nommé “Digital Champion” pour la France auprès de la Commission européenne (voir note de bas de page).
Le fil rouge de son intervention à Bruxelles était une sorte de mise en garde ou de recadrage de la notion de “smart city”. “Elles ne doivent pas être perçues comme un outil technologique mais plutôt comme une nouvelle manière de percevoir la gouvernance des villes.
Ce qui leur était dévolu, jusqu’ici, c’était notamment de s’occuper des opérations courantes: faire fonctionner les écoles, les crèches, les feux rouges… Aujourd’hui, les villes sont au croisement d’enjeux qui sont plus complexes, notamment les importants enjeux de croissance auxquels doivent faire face les mégapoles qui se créent partout dans le monde.
Elles cristallisent de plus en plus le développement économique. C’est le cas en France alors que le reste du territoire est plutôt en récession. On n’a pas d’indicateurs précis mais plutôt de fortes intuitions qui poussent à penser que c’est ainsi que les choses sont en train d’évoluer…
C’est dans les villes que sont les clusters d’innovation, c’est là qu’est la compétitivité. Les dynamiques propres au développement de ces smart cities nécessite la mise en oeuvre d’un nouveau paradigme économique.
S’y ajoutent encore d’autres enjeux – d’environnement, notamment, avec des villes qui représentent 70 et bientôt 75% des émissions de carbone dans le monde. Il est possible, grâce à de nouvelles approches, de les rendre plus vertueuses. Et cela passe beaucoup par de nouvelles technologies numériques. Il faut penser les déplacements, le chauffage, la climatisation de manière différente, repenser la durabilité par des mécanismes d’approvisionnement et de distribution alimentaires urbains plus efficaces… Actuellement, c’est tout sauf efficace!
Gilles Babinet: “ la capacité à créer de l’engagement, c’est aussi la capacité des autorités à comprendre les dynamiques propres à la ville et, au travers des services qu’on leur fournit, à arriver petit à petit à développer des logiques de participation.”
Les enjeux de gouvernance sont différents. Il faut une vision qui soit en rupture avec ce qui précède et, au-delà, co-construire la politique de la ville en abandonnant l’ancienne logique qui vient d’en haut. Il faut comprendre les dynamiques, en ce compris démographiques, qui sont propres à chaque ville.”
Vous parlez de gouvernance et de nouveau paradigme économique. En termes de co-construction, de participation, comment une ville peut-elle impliquer davantage les différents acteurs – entreprises, associations, citoyens…? Quel rôle chacun d’eux doit-il jouer?
Gilles Babinet: C’est une question assez centrale, à laquelle il n’y a pas de réponse unique. Il s’agit de comprendre les dynamiques sociales de la ville. Lagos n’est pas Stockholm… Cette dernière a par exemple une histoire forte en termes de participation. La culture de la démocratie participative s’y est développée. Lagos, c’est tout le contraire. Les gens viennent d’arriver. Ils y sont en moyenne depuis 2 ou 3 ans. La croissance de la population est de 7%. Le seul avantage est la jeunesse des arrivants. La moyenne d’âge des mégacités qui sont en train de naître est en effet deux fois inférieure à celle des villes occidentales. La population est donc potentiellement plus apte à utiliser les nouveaux outils numériques.
Mais la capacité à créer de l’engagement, c’est aussi la capacité des autorités à comprendre les dynamiques propres à la ville, les besoins des gens et, au travers des services qu’on leur fournit, à arriver petit à petit à développer des logiques de participation.
Le principe est celui des plates-formes, pour mailler des acteurs de nature très différente au travers des données.
En soi, utiliser l’outil Waze [Ndlr: application mobile de navigation GPS] est déjà de la participation. Si beaucoup de gens l’utilisent et déclarent ainsi vouloir aller à tel ou tel endroit, les villes pourront déterminer les zones d’engorgement et auront ainsi potentiellement la possibilité d’organiser le trafic… Elles commencent à demander à travailler avec Waze.
Gilles Babinet: “Pour générer de la participation, il faut d’abord comprendre les dynamiques sociales de la ville. Le principe est aussi celui des plates-formes, pour mailler des acteurs de nature très différente au travers des données.”
Comment réconcilier la nécessité pour une smart city de comprendre les dynamiques sociales et socio-démographiques de sa population et le fait que sa composition évolue justement sans cesse? Comment une ville peut-elle s’adapter, capter correctement ce que sa population attend, et mettre en oeuvre les nouveaux mécanismes?
C’est le grand défi des villes. Si on observe les villes qui sont les plus avancées – Medellin [Ndlr: en Colombie], Barcelone, Stockholm… -, elles créent des dynamiques qui adressent des communautés, ces dernières étant une superposition d’individus. Elles suscitent un intérêt individuel pour un bien collectif, pour créer de l’engagement qui deviendra de plus en plus collectif. C’est compliqué.
Prenons l’exemple de Paris: le budget participatif est de 5% du budget total, pour des cotes de participation qui sont extrêmement faible, par exemple quelques dizaines de personnes qui vont prendre part à un vote. Dans le meilleur des cas, quelques milliers. A l’échelle d’une ville de 2 millions d’habitants, cela reste relativement faible. Mais on est là face à une nouvelle dynamique qui est longue à enclencher.
N’y a-t-il pas une contradiction profonde entre une ville qui se transforme peut-être en mégapole et l’émiettement de son tissu civil?
Oui, il y a clairement une contradiction et c’est pour cela que le gros défi est d’arriver à avoir de l’engagement. Auparavant, le succès d’un maire, c’était d’avoir réussi à construire de grosses infrastructures. Demain, un indicateur fort, ce sera sans doute sa capacité à créer de l’engagement.
Qu’est-ce que cela implique en termes d’économie? Vous parliez de nouveaux paradigmes économiques…
Ces paradigmes économiques se situent sur le plan de la durabilité, de l’énergie, de l’alimentation, de la compétitivité économique… Par le passé, le traitement des territoires et de la ville était quasi identique. On mettait des écoles, des infrastructures… et on espérait qu’il y ait du développement économique. Hier, ce développement économique était davantage le fait des territoires que des cités, tout simplement parce que les activités industrielles ne pouvaient pas être localisées dans la ville.
Le changement, aujourd’hui, est donc très important et complexe. Et la manière de traiter cela est plus efficace dans une logique d’engagement et de co-création. Un exemple: quand on crée un nouveau quartier, il faut essayer de créer des animations entre des spécialistes et les nouveaux habitants ou les utilisateurs pour parvenir, à terme, à une meilleure adéquation. Souvent on constate que les usages qu’on avait envisagés ne se sont pas concrétisés: des parcs délaissés, des infrastructures qui ne sont pas optimisées…
Gilles Babinet: “Auparavant, le succès d’un maire, c’était d’avoir réussi à construire de grosses infrastructures. Demain, un indicateur fort, ce sera sans doute sa capacité à créer de l’engagement.”
Y a-t-il un risque de “décrochage” des territoires, de l’hinterland?
Il y a plus qu’un risque. C’est quelque chose d’avéré. Les villes de taille moyenne et les territoires décrochent nettement, dans de nombreuses régions du monde. Cela explique notamment l’élection de leaders populistes. Si on analyse par exemple l’électorat de Trump, ce ne sont pas les métropoles qui ont voté pour lui. C’est très emblématique de ce qu’on observe actuellement.
Avez-vous des recettes à proposer pour l’éviter ou est-ce inéluctable?
C’est en fait là un phénomène passionnant. Je pensais qu’avec le numérique, on allait se réapproprier les territoires. C’est loin d’être le cas. A quelques exceptions près… Peut-être que la tendance s’inversera un jour. Quand on disposera d’outils qui permettent d’être très présentiel, on pourra envisager d’avoir des territoires qui se repeuplent. Je connais quelques communautés de codeurs qui se sont installées dans certaines régions en France, mais c’est tout à fait exceptionnel !
C’est dommage parce que la durabilité passe aussi par une gestion efficace des territoires.
En termes de nouveaux modèles économiques à imaginer et faire vivre, est-ce que ce seront ces modèles qui vont déterminer la manière dont les individus, la société, s’organisent ou sera-ce plutôt la manière dont de nouveaux “groupuscules” s’orchestrent ou interagissent qui va déterminer les nouveaux modèles économiques?
C’est impossible de répondre à cela. C’est LA question fondamentale. Est-ce le marché qui va dicter sa loi ou est-ce que la régulation va réussir à créer des modèles? Si je pense à l’économie circulaire, elle ne se fera qu’avec une bonne dose de régulation. Si l’on prend en compte les externalités sociales et environnementales de cette économie circulaire, on ne peut que constater que ceux qui produisent selon des critères sociaux et environnementaux dégradés doivent payer plus que les autres. Le régulateur a donc un rôle important pour faire émerger une nouvelle forme d’économie. Sans cela, ce sera compliqué. Aura-t-on la patience ou la capacité politique de le faire, je n’en ai aucune idée et pourtant je baigne là-dedans…
Pour ce qui est de l’implication et de la participation citoyenne, est-il encore possible de se passer de technologie ou tout dépendra-t-il de la maîtrise de la technologie, de l’inventivité qu’on aura par rapport aux outils technologiques et numériques?
Ce que je répond à cela, c’est qu’on va bientôt être 10 milliards d’habitants sur Terre et on doit lutter contre Malthus [Ndlr: auteur de la théorie selon laquelle la population doit diminuer pour que la richesse par habitant augmente]. On a besoin de gains de productivité pour vivre ensemble et éviter de s’entre-déchirer, pour nourrir, loger, soigner tout le monde… On a besoin de technologies pour résoudre ce problème. Dans l’état actuel des choses, je ne vois pas de modèle à large échelle qui puisse se passer de la technologie. Et pourtant, je n’ai pas de rapport obsessionnel à la technologie. Si on peut s’en passer, passons-nous-en mais je ne crois pas qu’on puisse le faire.
On parle aussi de nouvelles fractures numériques et inégalités sociales. Le fossé s’élargit-il, quel est le risque d’un accroissement des fractures, ou est-on plutôt en voie de les combler?
Je pense qu’il y a une augmentation des fractures. Il y a une concentration de la valeur. La technologie y est pour beaucoup en permettant des effets de levier très importants, de par la synchronisation des marchés, et pas uniquement financiers. C’est quelque chose qu’il va falloir contrer parce que le risque c’est d’avoir vraiment une pression sociale extrêmement forte à moyen terme.
Je suis un entrepreneur. Je ne suis pas un professeur de marxisme mais je pense néanmoins que c’est un enjeu de premier plan. Et si les gains de productivité continuent de s’accroître, cela peut devenir problématique.
Au rayon “économie des open data”, quelle est votre vision sur la valeur intrinsèque des données ouvertes?
Je crois plus à l’économie de la data que de l’open data. L’open data, c’est une initiative généralement institutionnelle. C’est bien et je l’encourage. Je pense qu’il y a beaucoup de valeur à créer mais ce qui me semble potentiellement à même de créer plus de valeur, c’est de faire en sorte que les acteurs privés, notamment, libèrent leurs données et créent des API pour permettre d’y accéder.
Si vous pouvez accéder à l’ensemble des données de votre réseau social, aux données des services que vous utilisez tous les jours et permettre à des tiers de les utiliser, il y a vraiment beaucoup de valeur à créer. C’est quelque chose qui commence à être compris par les régulateurs.
Quelle option prendre? Les open data doivent-elles être mises à disposition gratuitement ou peuvent-elles être une source de revenu pour les pouvoirs publics?
Toutes les doctrines importantes, toute la recherche qui a été faite démontrent qu’elles doivent être gratuites. Dès qu’on place des tarifs dessus, on casse le modèle. Les données en elles-mêmes sont gratuites, ce sont les services que l’on développe grâce à elle qui sont payants…
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Portrait-minute
Gilles Babinet a créé sa toute première société, à l’âge de 22 ans: Escalade Industrie, spécialisée dans les travaux électriques en hauteur. Suivent ensuite Absolut Design, positionnée dans la conception de solutions et mobiliers urbains, revendue à Euro RSCG; Musiwap, qui deviendra Musiwave, un concepteur de sonneries pour téléphone produites à partir de l’enregistrement initial de l’artiste, qui se lancera aussi dans l’offre de titres de musique, en qualité CD, à télécharger via connexions GPRS. Musiwave a été revendue à Openwave.
Gilles Babinet continue de siéger au conseil d’administration de plusieurs sociétés qu’il a créées: Captain Dash (analytique big data), Eyeka (co-création publicitaire, marketing et stratégique), MXP4 (musique interactive pour jeux sociaux) et Digibonus (création et organisation de jeux-concours sur Facebook).
Il a été nommé “Digital Champion” pour la France auprès de la Commission européenne en 2011 et est l’auteur d’un rapport intitulé “Pour un New Deal numérique”.
Publiée en 2013, cette étude s’appuie sur des données chiffrées et des exemples puisés hors-Hexagone pour démontrer que “le numérique est un instrument majeur au service de la compétitivité des économies développées. L’étude se penche plus particulièrement sur trois leviers sur lesquels agir pour induire des changements structurels en France: le financement de l’innovation, la modernisation de l’action publique et les secteurs de l’enseignement et de la santé.” Source: Institut Montaigne. L’étude peut être téléchargée via ce lien.
En 2011, Gilles Babinet avait été désigné président du Conseil national du Numérique (CNN) français, chargé ‘d’éclairer les pouvoirs publics sur les enjeux de l’économie numérique et d’améliorer le dialogue entre le gouvernement et le secteur de l’Internet”.
Sous sa présidence, divers travaux de réforme ont été entamés, dans les domaines de l’e-éducation, du financement de l’innovation, de la fiscalité du numérique, et des open data. [ Retour au texte ]
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