Alors que démarre le salon Gamescom, à Cologne, quelle est la situation du secteur des jeux vidéo en Belgique, quelles sont les tendances mais aussi les défis et contraintes? Nous avons posé quelques questions à Laurent Grumiaux, directeur commercial chez Fishing Castus et l’un des animateurs de l’association Walga (Wallonia Games), et à Marine Haverland, conseillère en audiovisuel auprès du cluster Screen.brussels. Augmentation du nombre de studios, choix de nouvelles plates-formes, contraintes de financement, différenciation…
Dans quelle mesure le périmètre du marché des jeux vidéo, au sens large du terme (jeux sérieux, advergames, réalisations en réalité virtuelle…), est-il en expansion chez nous? Voir quelques faits et chiffres dans l’encadré en fin d’article.
Selon Laurent Grumiaux, directeur commercial de Fishing Cactus et pivot de l’association Walga (Wallonia Games), “le marché a doublé, voire triplé, de taille au cours de ces 5 dernières années. Et la tendance est nationale… Pas moins de 6 studios, qui ne sont toutefois pas encore tous constitués en sociétés, ont vu le jour en l’espace de deux ans à Mons.
Cela s’explique notamment par l’augmentation du nombre de formations, données par exemple par Technobel (Ciney), Technocité (Mons) ou le Pôle Image (Liège).”
La tendance est par ailleurs à la constitution d’équipes et de sociétés nouvelles là où, par le passé, les nouveaux talents cherchaient plutôt à trouver une place auprès de studios existants ou d’entreprises. Mais le filon n’est guère porteur par manque d’employeurs potentiels.
La meilleure preuve en est sans doute donnée par le sort qui est réservé à ceux et celles qui sortent de la Haute Ecole courtraisienne Howest et de sa section Digital Arts and Entertainment, désignée “Best game design and development education” par The Rookies, la plate-forme de mentorat en jeux, réalité virtuelle, visualisation 3D et graphisme animé d’Autodesk. Belle performance et belle carte de visite. Mais voilà… les diplômés peinent à trouver chaussure à leur pied en Belgique. Résultat: la majorité d’entre eux s’exilent, dès leur diplôme en poche… “Nous n’avons pas les moyens de les retenir chez nous”, confirme Marine Haverland, conseillère en audiovisuel au sein du cluster screen.brussels.
Laurent Grumiaux (Walga): “L’écosystème belge est intéressant. C’est un peu comme une bouilloire mais qui n’aurait pas encore atteint son point d’ébullition. Il manque encore des ingrédients… qu’on demande depuis des années.”
Mais l’exode est loin d’être systématique. Beaucoup décident de rester en Belgique et de lancer leur propre projet. Une tendance que salue Laurent Grumiaux: “C’est une bonne chose car cela génère des licences, de la propriété intellectuelle belge que l’on peut vendre et exploiter à l’étranger.” Il y voit un peu un “réflexe BD”, par allusion à l’effet d’attraction et de création qu’a suscité la bande dessinée, chez nous, dans les années ’60. “Certes, il y aura nécessairement des échecs mais on peut aussi espérer de belles réussites…”
C’est là, notamment, tout l’enjeu des formations. Des formations qui inculquent non seulement langages, maîtrise d’outils, apprentissage de l’expression artistique, mais qui préparent aussi à affronter les défis business. “Les formations proposées en Wallonie sont généralement plutôt valables. Souvent, elles durent 6 mois, avec 2 mois de travail sur projet qui permet aux apprenants de s’essayer à la production, même si ce n’est encore qu’au travers d’un prototype.
Ils apprennent aussi à travailler à plusieurs sur un projet concret. Les compétences acquises sont variées: artistiques, techniques, modélisation 2 et 3D, programmation, mécanique du jeu (design). [Le centre de formation] Technocité y ajoute par exemple un module business avec, une fois la formation terminée, la possibilité de bénéficier d’un coaching, toutes les semaines, sur des aspects communications ou business. Les plus malins ou motivés sollicitent ainsi régulièrement des studios tels que Fishing Cactus…”
En attendant que l’asbl Walga (voir encadré ci-dessous) dispose de moyens suffisants pour y dédier une personne à temps plein… “Notre espoir est de pouvoir disposer d’un business coach volant qui, de manière structurelle, pourrait aider les jeunes formés en termes de démarche économique, recherche de financement…”
Walga en quête de structuration
L’une des raisons d’être de l’association Walga (Wallonia Games) est de promouvoir les jeux (vidéo, sérieux, VR…) et leur utilisation, et de représenter les acteurs locaux. Souvent en parallèle avec ses homologues flamande (Flega) et bruxelloise (Screen.brussels), l’association se livre à du lobbying au niveau fédéral, notamment pour faire avancer le dossier d’un tax shelter étendu au monde du gaming.
L’espoir est également de bénéficier d’un appui officiel, pérenne, qui permettrait à l’association de mieux se structurer et de consacrer (au minimum) une personne temps plein à des actions de promotion, réseautage, (in)formation et défense du secteur. Pour l’heure, on se contente donc de “débrouille” et de bonne volonté, ainsi que de quelques coups de pouce épisodiques d’autres acteurs (visibilité, mise à disposition de locaux…).
Côté bruxellois, Marine Haverland dénombre actuellement 4 studios (Mode4, Exiil, SU Games et DascuMaru). “Essentiellement des indépendants qui se sont lancés à l’eau depuis moins de cinq ans.
On ne peut pas réellement parler de grosse progression, qui aurait été déclenchée par la création du cluster Screen.brussels et du fonds de financement [voir plus bas]. C’est encore trop tôt, on attend encore les dossiers.
Mais ce à quoi on a surtout assisté, c’est au développement de sociétés prestant des services pour d’autres acteurs du jeu vidéo.
“OneBonsai, par exemple, s’est spécialisé dans les technologies immersives, la modélisation et le travail du 3D pour les jeux. AppTweak propose une solution de référencement organique pour jeux mobiles. Demute est spécialisé dans le développement de sons pour jeux vidéos et univers VR.
Souvent plate-forme varie
Quelles sont les évolutions que l’on peut relever, ces dernières années, en termes de thèmes ou types de jeux, de technologies utilisées, d’environnements de déploiement (PC, mobiles, Web, consoles, réseaux sociaux…)?
Laurent Grumiaux (Walga): “A la question de savoir s’il y a une tendance à la sophistication, je dirais à la fois oui et non. Tout un temps, on a imaginé que la voie à suivre était le développement de jeux pour le mobile. Le fait est que l’idée était bonne mais ne l’a été que dans les premiers temps, vers les années 2010. Aujourd’hui, ce créneau est devenu du “big money” qui exige de gros moyens. Il est devenu plutôt casse-gueule pour des [développeurs] indépendants et petits studios.”
Il a donc fallu se réorienter vers du développement de jeux présentant un modèle économique plus sain, là où le modèle des jeux sur mobile est la gratuité [ou quasi-gratuité]. “Les développements se sont réorientés, vers 2012-2013, vers le desktop. Avec l’émergence de la plate-forme Steam [publication, achat, échange…], il devenait possible de gagner sa vie.” Du moins lorsque le catalogue était encore relativement réduit. “Aujourd’hui, on en dénombre des milliers de jeux sur Steam. La concurrence est devenue ardue, les développeurs souffrent là aussi d’un problème de visibilité. La curation est devenue importante…
La nouvelle tendance est aux jeux pour console. L’apparition de moteurs de jeu facilite les développements. Nintendo, par exemple, reste l’environnement où on dénombre le moins de jeux mais son retard se comble. Là aussi, la visibilité devient compliquée.”
Laurent Grumiaux pointe toutefois un avantage potentiel pour les “petits” développeurs belges: “face aux grosses productions, aux jeux qui cartonnent, le fait que nos développeurs et studios aient peu de moyens nous pousse à être plus créatifs et originaux. On peut s’y distinguer en alliant qualité technique, artistique et intelligence business. Notre faiblesse fait potentiellement notre force.”
Qu’en est-il en Wallonie et à Bruxelles? Quelles sont les plates-formes de prédilection visées par les développeurs?
En Wallonie, selon Laurent Grumiaux, environ 80% des studios ont acquis des compétences et développent pour l’environnement desktop. Avec, pour certains, des développements qui visent aussi le mobile mais dans une bien moindre mesure, et surtout en proposant des services, pas en développant leurs propres créations.
Laurent Grumiaux (Walga): “Il faut pas mal de ressources pour développer pour consoles, ne serait-ce que pour acquérir le kit de développement, et des compétences importantes.”
Les jeux pour réseaux sociaux, eux, ont connu le même phénomène que les développements pour mobiles. “C’est essentiellement réservé aux gros acteurs. Le Top 10 mondial n’a guère changé depuis plusieurs années. Il s’accapare toujours 95% des revenus!
C’est aussi un monde très particulier, qui exige de demeurer sans cesse dans le “lobe frontal” des internautes. Il faut développer d’importants efforts en ingénierie commerciale, en analyse de données pour savoir ce qui marche, qui sont les utilisateurs des réseaux sociaux, leurs attentes…
Laurent Grumiaux (Walga, Fishing Cactus): “Les studios belges ont l’avantage de leur frugalité: c’est générateur de créativité. Et la “Belgian touch” est appréciée à l’international. Notre écosystème, à l’échelle trans-régionale, se caractérise par ailleurs par une importante complicité. On s’échange, partage beaucoup. Il y a une chouette ambiance entre studios belges. Beaucoup de feedback entre nous sur ce qui peut marcher…”
A Bruxelles, les 4 studios répertoriés par Screen.brussels développent surtout pour consoles. Un créneau qui semble convaincre toujours plus d’acteurs “grâce aux facilités qu’offrent désormais les moteurs de jeux, tels que Unity”, estime Marine Haverland. “Des formations sont par ailleurs proposées dans l’enceinte d’incubateurs et espaces de coworking bruxellois”. Des formations données par les collaborateurs de divers studios ou sociétés spécialisées dans le domaine.
Quelles sont les contraintes que rencontrent le secteur du jeu vidéo et, dès lors, les studios et développeurs belges, en Wallonie et Bruxelles plus particulièrement, en termes de financement de projet? Y a-t-il eu des avancées récentes, des perspectives prometteuses?
Laurent Grumiaux (Walga): “La Flandre est clairement plus avancée que nous, grâce à un fonds dédié au jeu (voir encadré en fin d’article).
En Wallonie, c’est encore un peu du bricolage. Certains dossiers peuvent espérer être retenus par la DGO6 mais c’est difficile de défendre le financement d’un jeu. Il faut au minimum avoir une certaine taille, en tant que studio, pour voir son dossier accepté.
Laurent Grumiaux (Walga): “Pourquoi ne pas faire chez nous ce que la Finlande, par exemple, a bien réussi? En créant un fonds dédié, avec une mise de départ modeste, ils sont arrivés à créer un marché de plusieurs milliards de dollars et 3% de leur PIB.”
En support de cette affirmation, citons ici quelques chiffres. En 2013, le chiffre d’affaires Jeux vidéos des acteurs finlandais atteignait 900 millions d’euros. Il était de 1,8 milliard un an plus tard. En 2016, il était déjà passé à 2,5 milliards d’euros, soit 25 % du chiffre d’affaires du secteur des technologies de l’information.
En dix ans, le nombre d’entreprises a été multiplié par six pour atteindre 260 à la fin de l’année 2014. Parmi elles, Rovio (auteur des Angry Birds), Supercell, Bugbear, Remedy Entertainment, RedLynx, Fronzenbyte… 20% des employés travaillant pour des sociétés de jeux en Finlande sont des étrangers.
Il y a également la piste du co-financement par Wallimage Entreprises ou les invests mais c’est du financement pour entreprise, pas du financement de projet. Obtenir 100.000 euros est certes intéressant pour lancer une société mais peut-être juste pour sortir un jeu… Le secteur se situe en fait dans une tranche délicate, question financement…”
Bruxelles, pour sa part, s’est certes doté, en 2016, d’un fonds, via le cluster Screen.brussels, mais il ne s’agit pas d’un fonds dédié au seul secteur du jeu vidéo. Il couvre en effet aussi des productions de films et de nouveaux médias.
Doté de 3 millions d’euros, il n’a d’ailleurs pas encore été sollicité. Aucune demande de financement de projet n’a encore été évaluée. La raison? Marine Haverland (Screen.brussels) invoque sa nouveauté (relative) mais aussi les conditions d’octroi d’un financement. Le porteur de projet doit en effet avoir réussi à pré-financer son projet à hauteur de 60%, auprès d’investisseurs privés ou publics, avant de faire appel au Fonds!
Autre piste que Walga tente d’exploiter: celle des incubateurs et autres couveuses afin de leur faire mieux comprendre les défis, les tenants et aboutissants du jeu vidéo mais c’est encore du travail d’information et de conseils. Même si les acteurs du financement connaissent relativement bien le métier, comme c’est le cas dans la région de Mons [Ndlr: en raison de la concentration d’acteurs et à quelques succès – tels Fishing Cactus], ils ont encore peur de miser sur un seul projet. Et un porteur de projet s’en retournera souvent avec le “conseil” de trouver du financement en travaillant pour d’autres studios…
Le problème, pour tous les acteurs, est que la prestation de services pour création de jeux vidéo demeure chère chez nous, en raison des charges sociales. La note est nettement plus élevée que chez des acteurs de l’Europe de l’Est, par exemple. Nous ne sommes pas du tout concurrentiels. Le tarif journalier est quasiment cinq fois plus élevé…
Voilà pourquoi nous militons pour la création d’un fonds dédié, ce qui nous éviterait de devoir venir nous greffer sur le fonds du cinéma ou les budgets culture. Du côté de l’extension du Tax Shelter au monde du jeu vidéo, les choses avancent mais restent malgré tout hypothétiques…”
Parlons-en de ce Tax Shelter “Games”…
Une proposition de loi a été déposée début mai par l’OpenVLD avec le soutien du MR et du CD&V. Quelle est la position des acteurs de terrain? Découvrez-le dans cet autre article.
Gamescom, l’incontournable rendez-vous
Que représente Gamescom? En quoi une participation ouvre-t-elle de nouveaux horizons ou opportunités aux participants? Quels ont été les effets objectifs des participations aux éditions précédentes ?
Laurent Grumiaux (Walga): “On ne peut tout simplement pas se permettre de ne pas y aller. Le secteur du jeu vidéo fonctionne sur le principe de la confiance, du travail relationnel de longue haleine. Même si on en revient pas avec un contrat en poche, participer au Gamescom permet de rester dans le collimateur des gens, de voir ce que font les autres, quels sont les nouveaux jeux et stratégie, d’échanger de bonnes pratiques entre collègues belges. C’est l’occasion d’organiser des réunions – formelles ou informelles -, de raffiner sa technique de pitch, de recevoir du feedback sur la version actuelle de son jeu. Des centaines de personnes vont l’essayer et donner des commentaires…
Marine Haverland (Screen.brussels): “Le Gamescom, c’est l’occasion pour les développeurs de donner de la visibilité à leurs jeux, même s’ils sont encore au stade du développement. Cela permet de déjà en parler, de rencontrer de possibles futurs producteurs ou financeurs.”
On peut aussi y générer des opportunités futures de financement ou prendre contact avec des studios pour lesquels on pourra prester des services. Tout cela sera consolidé lors de l’édition suivante. Si on n’y va pas, année après année, c’est comme disparaître du champ de bataille.”
Le Gamescom c’est donc tout à la fois un espace de rencontre, de réseautage et une indispensable vitrine.
Dans la mesure où les moyens financiers dont disposent les studios belges sont limités, il leur manque souvent les ressources pour vendre leurs créations par eux-mêmes. Ils doivent donc se tourner vers des partenaires – grands éditeurs classiques (les “usual suspects” du genre Electronic Arts, Ubisoft, Microsoft, Nintendo) ou nouveaux venus, plus petits “qui laissent davantage de liberté aux créateurs” (des éditeurs tels que Surprise Attack ou Devolver Digital). “Il y aussi des développeurs qui ont réussi et qui co-financent leurs jeunes émules…
Mais la concurrence est rude et réussir à vendre son projet n’est pas facile”, souligne Laurent Grumiaux. “C’est un travail de longue haleine.” D’où l’intérêt d’être présent à Gamescom, année après année. Demeurer sur le radar, en quelque sorte.
Et il insiste sur la nécessité de jouer à fond la carte du réseautage: “il faut prendre l’initiative du contact, solliciter les éditeurs, ne serait-ce que pour une rencontre autour d’un verre. La relation formelle, la présence sur salon ne marche pas à elle seule. Le côté humain a étonnamment beaucoup d’importance, même tout en haut de la pyramide des éditeurs de jeux vidéo…”
Le secteur du jeu vidéo en Belgique
“Poids” du secteur du jeu en Belgique: 250 millions d’euros. Nombre de studios en Belgique: 80. Source: Screen.brussels.
Le plus gros du marché se situe en Flandre, où l’on dénombre le plus grand nombre de studios. L’un des tournants fut le lancement, en 2011, d’un fonds dédié aux jeux vidéo (le VAF/Gamefonds), qui finance des jeux ‘artistiques, de loisirs et sérieux – en ce compris des jeux destinés à l’enseignement”. Le financement peut être destiné à de la pré-production, production ou promotion.
Pour l’année 2015, la Flandre estimait le chiffre d’affaires de son secteur du jeu à 224 millions d’euros et 451 équivalents temps-plein. Notons encore qu’en 2016, le gouvernement flamand a fait réaliser une étude intitulée “Doorlichting van het Vlaamse gamebeleid” (Audit de la politique flamande du jeu). L’étude peut-être téléchargée via ce lien.
En Wallonie, l’association Walga regroupe 15 studios et près de 70 indépendants. A Bruxelles, screen.brussels dit avoir dénombré 4 studios. [ Retour au texte ]
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