Fédé Wallonie-Bruxelles. Transformation numérique et transformation métier, même combat

Interview
Par · 01/12/2017

En avril, dans le cadre de son plan de transformation numérique esquissé l’année dernière, la Fédération Wallonie-Bruxelles se dotait d’un “Centre d’expertise du numérique”. Objectif: “anticiper les impacts de la transformation numérique des métiers” et ce, à la fois au sein de l’Administration et dans tous les domaines qui relèvent de son autorité – enseignement, culture, sports, aide à la jeunesse…

Les rôles de CIO (chief information officer) et CDO (chief digital officer) ont été dissociés. Idem pour les équipes chargées des tâches de développement et de support IT purement opérationnel et celles appelées à repenser les processus et fonctionnements métier.

Transformer en partant de bases solides

Transformer l’administration, avec ou sans A majuscule, pour en faire un organisme plus proactif, plus “transparent”, plus flexible. Tout le monde en rêve. Beaucoup se tournent quasi avec dévotion vers le numérique et ses promesses dans l’espoir qu’en émergera la recette miracle pour chambouler habitudes et processus quasi-ancestraux. Mais la bonne vieille règle du “garbage in, garbage out” demeure plus vraie que jamais.

Le numérique, c’est un moyen, un outil, un levier. Pas une finalité en soi. Si les procédures ne sont pas repensées, si les nouvelles formes que prennent – et prendront plus encore demain – les “métiers” ne servent pas de base à la réflexion et aux développements, on ne fera que reproduire les erreurs et les lourdeurs du passé.

Voilà pourquoi, à la Fédération Wallonie-Bruxelles, on s’est engagé dans un vaste chantier de “transformation numérique” en misant sur de nouvelles méthodes: idéation, réflexion participative, design thinking, cycles de développement courts et itératifs…

Une cellule “Centre d’expertise du numérique” a vu le jour en avril. Elle se compose de trois personnes: un profil architecte, un profil analyste et un Chief Data Officer. En l’occurrence, Oliver Schneider, ex-ETNIC et ex-eWBS.

Cette cellule sert en quelque sorte de rouage de tête qui chapeaute une série d’autres “centres d’expertise du numérique” constitués dans les différents départements ministériels (enseignement, culture…).

“Nous ne sommes pas un centre d’expertise centralisé. Au contraire, nous nous appuyons sur l’expertise numérique des autres cellules similaires dans chaque ministère”, souligne Oliver Schneider.

Petit entretien…

Pourquoi avoir quitté l’eWBS pour accepter ce poste de CDO à la Fédération? [Pour rappel, l’eWBS, e-Wallonie-Bruxelles Simplification, est l’agence de simplification administrative et d’administration électronique]

Oliver Schneider: J’aurais bien volontiers continué à remplir mon rôle de directeur mais le poste de CDO qui s’ouvrait à la Fédération correspond à quelque chose que je rêve de mettre en place depuis longtemps en vue de mieux anticiper les impacts de la transformation numérique de nos métiers. Le fait qu’une réforme numérique ait été initiée était l’occasion de soutenir le changement qui est à l’oeuvre.

L’écueil dans lequel tombent bien des acteurs, qu’ils soient PME, grands comptes, organes régionaux ou fédéraux, est de voir l’IT ou le numérique sous un angle trop techno-centrique. Cela vient en partie du fait que, côté secteur public, les hommes politiques et les fonctionnaires dirigeants estiment que “ce n’est pas leur truc” et confient la tâche à des informaticiens. Ce sont donc ces derniers qui pilotent les projets, un peu comme on s’en va à la boulangerie pour commander son gâteau. Or, ce qui est à l’oeuvre, c’est un changement profond des compétences, des métiers et de la manière de voir le métier. Résultat: les projets aboutissent souvent à des échecs.

Je plaide depuis de nombreuses années pour qu’une partie du métier se dote de capacités à penser le numérique sans subir la contrainte technologique.

Quand j’étais à l’ETNIC [Ndlr: Entreprise publique des Technologies Nouvelles de l’Information et de la Communication, opérant pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont il fut directeur général adjoint, en charge du département Exploitation, de 2008 à 2013], nous avions peu de temps pour la réflexion, pour prendre du recul par rapport à l’évolution effrénée de la technologie.

Aujourd’hui, il s’agit par exemple de réfléchir à la manière dont le blockchain peut transformer l’Administration, ou à la manière de voir le métier dans une perspective à 10 ou 15 ans alors qu’on prédit la disparition à terme de 50% des emplois…

Il y a peu d’endroits où les métiers se réaccaparent cette vision et cette réflexion. L’opportunité en est donnée dans le cadre de la réforme engagée par la Fédération avec son plan de Transition vers le numérique [Ndlr: les grandes orientations en ont été décidées en 2016; une note devrait passer en gouvernement au mois de décembre]

En quoi consiste le Centre d’expertise du numérique qui a été créé?

Au lieu de créer une nouvelle Direction du numérique qui serait complexe, à plusieurs étages, on a préféré constituer une petite cellule de 3 personnes, incluant un architecte (système), un analyste et un directeur – moi-même – qui fait office de Chief Digital Officer. Mon rôle vient se placer en parallèle à celui de CIO, de patron de l’IT. En tant que CDO, je n’ai pas à me soucier des contraintes opérationnelles pour faire tourner les machines. Je me concentre davantage sur les contraintes métier.

Le rôle de la cellule est de sensibiliser, d’évangéliser, d’accompagner, de servir d’artisan de la feuille de route. Sa mission consiste à assurer une réflexion sur le numérique, l’innovation, la transformation numérique, la création des usages et métiers de demain.

La transformation numérique qui est en cours concerne aussi bien l’enseignement, la culture, l’aide à la jeunesse, les maisons de justice… Avec la prise de conscience d’un changement profond des règles et de l’émergence, demain, de nouveaux services qui n’existent pas encore aujourd’hui.

Nous ne sommes pas un centre d’expertise centralisé. Au contraire, nous nous appuyons sur l’expertise numérique des autres cellules similaires dans chaque ministère.

Mais vous les coordonnez? Quel est le rôle de chacun?

Une structure de gouvernance transversale a été mise en place afin de traiter plus efficacement tous les projets structurants [Ndlr: lisez les projets d’informatique administrative, de nature purement opérationnelle ou orientée support]. Un exemple en est l’Espace personnel [guichet électronique mis à disposition des usagers – citoyens, enseignants… – pour la réalisation de formalités administratives par voie électronique].

En parallèle, l’autonomie est laissée au métier pour réfléchir à l’impact du numérique. Et cela, au sein de l’enseignement, de la culture… Ce sont les collaborateurs de chaque branche qui connaissent réellement leur métier. Notre Centre d’expertise travaille en réseau avec eux.

Nous nous positionnons comme les artisans de la réflexion. Nous mettons par exemple sur la table des concepts tels que le blockchain. Et nous travaillons avec le Centre d’expertise du numérique de l’Enseignement pour envisager des cas d’utilisation. Par exemple, pour les diplômes. Le blockchain pourrait notamment être une solution contre les fraudes en la matière…

La clé est le travail en réseau, qui se fait aussi avec des homologues au fédéral, à la Communauté flamand. Le tout est d’identifier les endroits, nombreux, où existe une dynamique innovante.

Ce travail en réseau permet une grande agilité et a l’avantage de ne pas nous obliger à être nombreux [au sein de la cellule Centre d’expertise].

Ce travail en réseau est en outre facilité par les outils numériques. Il a pour but de trouver des solutions innovantes à des problématiques qui nous sont communes. On ne travaille plus en silo comme c’était encore le cas comme il y a 10 ans.

Comment impliquez-vous les différents niveaux de l’Administration?

Le Secrétaire Général de la Fédération Wallonie-Bruxelles [Ndlr: Frédéric Delcor] porte une vraie réflexion en matière d’innovation. Nous mettons en place un réseau d’innovation au sens large du terme. Les agents peuvent décider de s’y impliquer ou non. Et ceux qui sont actifs au sein de ce réseau ont une large autonomie vis-à-vis de leur hiérarchie.

Un espace d’idéation a été créé. Il sert de laboratoire d’innovation où les gens venus des branches Culture, Enseignement, Sports… se rencontrent. Il a notamment servi dans le cadre d’un projet de réforme des achats au sein du Ministère. Ce projet a adopté la méthode du design thinking et a impliqué les responsables des achats, des personnes prêtes à moderniser les procédures.

Oliver Schneider: “L’essentiel, dans notre démarche, est d’amener le métier à se réapproprier le numérique sans avoir l’impression de devoir être informaticien pour le faire.”

Nous utilisons par ailleurs des outils de démocratie participative. Nous avons par exemple installé une instance de Framavox pour voter, faire émerger des idées entre nous… [Ndlr: l’espace collaboratif de décision Framavox, initié par Framasoft, s’appuie sur les fonctionnalités de Loomio, logiciel libre de prise de décision collective]. Nous avons participé à la première édition du hackathon Hack Belgium et nous réitérerons l’exercice l’année prochaine.

Nous réfléchissons à la manière d’impliquer réellement les fonctionnaires qui, pour la plupart, sont de véritables débutants en numérique, dans des réflexions, telle par exemple la manière de protéger la vie privée.

Le Centre d’expertise du numérique propose 10 ou 15 pistes, qui sont mises sur la table. On en discute, on teste, on voit ce qui marche ou non, on accompagne. Nous organisons des débats, des séances de restitution d’expériences…

L’important est d’infuser avec le terrain. En effet, la fracture numérique est quelque chose de très complexe, parfois d’origine purement organisationnelle. Il n’y a pas uniquement ceux qui ont totalement décroché. Entre ceux-là et ceux qui maîtrisent le numérique, il y a une grande diversité de gens à des stades différents de “fracture”. En ce compris tous ceux qui sont intéressés par la technologie et le numérique mais pour qui l’évolution va beaucoup trop vite.

L’essentiel, dans notre démarche, est d’amener le métier à se réapproprier le numérique sans avoir l’impression de devoir être informaticien pour le faire.

C’est d’autant plus important que les changements sont énormes et que les changements les plus importants restent à venir. Un important faisceau d’innovations est en train d’arriver qui auront un impact majeur et qui entraîneront de très nombreuses innovations, en cascade.

Le métier doit donc totalement se réinventer.

Pouvez-vous donner quelques exemples?

On a tenté de faire basculer des métiers bureaucratiques, stabilisés, caractérisés par des pratiques qui existent de longue date, vers l’électronique. Mais on a reproduit les mêmes procédures – des classements de dossiers, des signataires qui sont des copies conformes de la méthode papier… Les problématiques du monde papier sont reproduites en ligne. Authentification et non répudiation sont certes nécessaires mais cela doit-il nécessairement se matérialiser sous la forme du recommandé électronique?

Autre exemple: les subsides. Ce à quoi on assiste, ce n’est pas uniquement à un changement de procédure, avec un octroi de subside par voie dématérialisée. L’activité subside elle-même est en jeu. Voyez le phénomène du crowdfunding. Lorsqu’une organisation n’obtient pas le subside qu’elle espérait, elle se tourne vers une plate-forme de crowdfunding et réunit de l’argent très rapidement. Le crowdfunding va-t-il remplacer des budgets publics qui n’existent plus ou le rôle-même du service public?

Oliver Schneider: “On a tenté de faire basculer des métiers bureaucratiques, stabilisés de longue date, vers l’électronique mais en reproduisant les mêmes procédures – des classements de dossiers, des signataires qui sont des copies conformes de la méthode papier. Authentification et non répudiation sont certes nécessaires mais cela doit-il nécessairement se matérialiser sous la forme du recommandé électronique?”

Encore un exemple… Il est désormais possible de trouver via des applis mobiles des conseils sur le premier âge. Ce qui peut remettre en question la pertinence des consultations à l’ONE (Office de la Naissance et de l’Enfance). C’est la question du métier, ici encore, qui se pose.

Je reprend une nouvelle fois l’exemple du blockchain. Cette technologie va dynamiter les structures pyramidales et centralisées. Or, un exemple-type d’une telle structure est l’Administration, le service public. Doit-on en conclure que le blockchain signifie la fin du service public ou, au contraire, une chance de rendre le service public plus dynamique, plus transparent, plus participatif?

Une série de projets d’informatique administrative, que vous qualifiez de structurants, ont été décidés – optimisation des master data, système GED, gestion des ressources humaines, ERP… La démarche de réflexion prospective de l’impact du numérique, et donc de l’IT, sur les métiers a-t-elle pu être intégrée ou devra-t-on greffer la dimension innovation a posteriori?

Pour les projets en cours, on est plutôt dans une démarche d’optimisation des processus – RH, subsides… – et non pas dans de la vraie transformation.

Par exemple, le cahier de charges pour le remplacement de la solution de gestion des ressources humaines visait à remplacer un outil fragmenté par une solution intégrée, incluant une série de modules, par exemple la gestion des compétences, dont on ne disposait pas précédemment [Ndlr: l’attribution du marché SIRH est encore en cours].

Le risque – mais il est vrai pour tout marché public – est qu’entre le moment où le cahier de charges est rédigé et le moment où le fournisseur est choisi et la solution déployée, notre propre compréhension du besoin ait changé. Les besoins d’innovation sont nombreux et posent la question de la réactualisation de la formulation des exigences. On dispose de peu de marge de négociation en cours d’attribution d’un marché. Il faut donc définir un maximum de choses en amont.

Deux ans s’écoulent parfois entre l’expression des besoins et le choix du fournisseur, et jusqu’à 3 ou 4 ans avant le déploiement. Et ce, à une époque où l’IT et le numérique évoluent extrêmement vite. Voyez ce que réussissent à faire Netflix ou d’autres avec leurs outils. Ils changent quasiment tous les jours. Leurs délais sont très courts entre l’idéation et la mise en production. L’enjeu est colossal en termes d’écart du cycle de vie des produits entre l’Administration et un Netflix. Et l’écart se creuse encore.

C’est là tout l’intérêt de la réforme de la gouvernance qui a été initiée et qui vise à rapprocher davantage développement et exploitation. L’ETNIC, par exemple, a adopté Scrum comme méthode de développement et procède désormais par itérations courtes, de l’ordre du mois, entre expression des besoins et déploiement.