Il est l’Ambassadeur français pour le numérique. A ce titre, Henri Verdier est la voix de la France, défendant et évangélisant notamment le concept de “souveraineté numérique” de l’Europe. L’un des argumentaires qu’il déploie est la nécessité de faire barrage ou de trouver des solutions face à la domination et au monopole allant croissant des plates-formes. La perspective de l’arrivée des métavers est dès lors un sujet qui ne peut échapper à son attention.
Si les implications de cette réalité parallèle lui paraissent encore floues et indécises, trop incertaines pour adopter, dès à présent, une position ferme et définitive sur la manière dont l’Europe – l’Union européenne – pourrait ou devrait s’en saisir, il jette toutefois un regard non dénué d’intérêt. Compte tenu, notamment, de la présidence française de l’Union (qui se termine fin juin).
Quel rôle pour l’Europe? Un “métavers européen” est-il nécessaire? Sous quelle forme?
Quel regard, en tant que simple citoyen mais aussi en tant qu’Ambassadeur pour le numérique et représentant la France, jetez-vous sur le métavers, cette bulle de buzz qui a explosé voici quelques mois?
Henri Verdier: Vous avez raison de parler de bulle. Je suis actif dans le numérique depuis longtemps puisque j’ai créé ma première société en 1995. On reconnaît ces moments d’excitation, où les analystes parlent de marchés à plusieurs milliards de dollars, mais qui sont aussi des moments d’investissement. Il en ressort toujours quelque chose même si ce n’est pas toujours autant qu’on avait prédit. Un peu comme des vagues qui montent et se retirent mais qui laissent derrière elles des choses qui, à chaque fois, vont plus loin.
C’est vrai qu’avec le métavers, il y a du buzz, en partie faux, mais il y a aussi des tendances de fond. Quand on met bout à bout la réalité virtuelle, la réalité enrichie, la 3D…, on pressent qu’il y aura des usages formidables. Mais n’oublions pas que le métavers vient de la science-fiction des années 90, un monde tel qu’imaginé par Neal Stephenson dans “Le samouraï virtuel” (“Snow crash” en anglais), où il y aurait interconnexion totale entre expériences sensorielles, émotives… C’est une image puissante, qui peut inspirer certains. Il y a aussi aujourd’hui l’ambition de Meta qui annonce sa volonté d’être le premier métavers intégré, centralisé…
J’ignore si cela arrivera. Après tout, Facebook nous annonçait voici deux ans qu’ils allaient devenir la monnaie mondiale et il ne s’est rien passé. Mais en revanche, la somme des technologies qui s’accumulent et qui rendent le numérique plus “pervasif” est une réalité.
Face à cette réalité, quel rôle pour l’Europe?
Henri Verdier: Tout d’abord, l’Europe a beaucoup de belle technologies. On est par exemple plutôt bon en intelligence artificielle. On compte pas mal d’équipementiers en domotique, des sociétés de jeux vidéo…
On a des atouts dans cette compétition mais on a l’impression que ce n’est pas un chemin dans lequel l’innovation européenne, les start-ups, les fonds publics se sont engagés massivement. Cela nous laisse un peu en marge… On a la possibilité de relever le défi mais on n’est pas leader.
Un chiffre peut le démontrer. Une étude de Bearing Point [publiée au printemps 2021] expliquait qu’en 2020, on a dénombré, en réalité virtuelle et mixte, 1.000 brevets déposés par les Etats-Unis, 900 en Asie et 500 en Europe…
Le premier sujet est donc de ne pas rater cette révolution comme on a pu le faire avec certaines par le passé.
Deuxième sujet: le contrôle des métavers. On va se retrouver, d’une part, avec des Etats qui disent que les Etats doivent contrôler ces métavers. La Chine, par exemple, a déjà proposé à l’UIT (Union Internationale des Télécommunications) de créer un premier groupe de travail sur la standardisation du métavers. Proposition rejetée.
D’autre part, fin voit les géants se positionner. Par exemple aux Etats-Unis. Il y a Facebook mais aussi Microsoft qui se propose de devenir le n°1 du métavers B2B [pour entreprises]. Leur ambition est de proposer un métavers complet, cohérent, avec leurs propres contenus, leurs propos pubs, leurs propres outils…
L’Europe ne défend aucun de ces deux modèles. Nous voulons une innovation plus partagée, plus accessible à toutes les entreprises, petites entreprises comprises, plus équitable. Nous voulons défendre l’existence de normes ouvertes. Le berceau des standards ouverts, c’est l’Europe. Nous voulons que le métavers soit davantage un bien commun pour l’ensemble de l’humanité, auquel tout le monde puisse participer. S’assurer que ce n’est privatiser par personne.
On voit en effet déjà poindre plusieurs modèles: le métavers centralisé comme l’ambitionne un acteur commercial tel que Meta, ceux qui estiment que l’Etat devrait contrôler. Entre les deux, des modèles un peu plus ouverts. Vous parlez de la vision d’ouverture de l’Europe. Mais à quel niveau doit-elle se positionner? Sur toute la “pile”, depuis l’outil en passant par les protocoles jusque’à l’infrastructure, ou a-t-elle l’ambition et/ou les moyens de ne viser que certains éléments de la chaîne?
C’est difficile à dire tant le concept est encore émergent. Pour l’instant, on a toute une série d’éléments technologiques – de la réalité virtuelle, de l’intelligence artificielle, des objets communicants, des cryptomonnaies, de la blockchain… mais on ne sait pas exactement où on va.
Certaines choses toutefois se dégagent implicitement. Meta a déjà annoncé qu’il allait faire comme avec Facebook mais en 3D – un espace privé, répondant à des conditions générales d’utilisation privées, avec ses algorithmes, ses contenus, son business model…
Pour choisir une métaphore, Internet, c’est une forêt. Facebook, c’est un petit parc d’attraction. Vous en acceptez les conditions d’accès, vous vous promenez dans des contenus choisis par Facebook, promus par Facebook, censurés par Facebook, etc. Aujourd’hui, ils nous disent “On va faire un gros parc d’attraction”.
Dès lors, l’Europe va dire qu’il faut le réguler parce qu’on ne veut pas de contenus terroristes, pédopornographiques… Mais à l’heure où je vous parle, je ne suis pas encore sûr que c’est ça qui va se passer.
Il est probable que différents domaines – le médical par exemple – bénéficieront des technologies d’immersion bien avant que quelqu’un ne réalise le nouveau parc d’attraction. Face à ce risque d’apparition d’un gigantesque parc d’attraction monopolistique, certains réagissent en disant qu’il faut en faire un européen. Personnellement, j’aimerais bien qu’une entreprise européenne réalise quelque chose de merveilleux, devienne un géant de la technologie, mais ce n’est pas sûr du tout que ce soit ça le chemin que prennent toutes ces innovations.
En votre qualité d’ambassadeur et dans le cadre des échanges que vous avez avec vos homologues, européens ou extra-européens, au vu de la puissance de la machine d’un Meta et d’autres, dans quelle mesure est-il nécessaire malgré tout de se positionner rapidement pour ne pas se laisser dépasser. On sait, pour l’avoir vécu, que dès l’instant où ces acteurs seront installés, il sera difficile de les déloger…
C’est une excellente question. Je suis personnellement en faveur de la construction de la souveraineté numérique européenne, avec la Commission, avec d’autres Etats… Mais je ne crois pas que c’est la puissance publique qui porte l’innovation de rupture. C’est aux entrepreneurs de le faire.
Ce qui serait bien, c’est que les Européens s’emparent de cette révolution-là et essaient de chercher le bon chemin.
C’est vrai qu’il y a des sociétés qui valent des milliards de dollars mais nous sommes des Etats souverains. Je n’ai jamais pensé qu’on ne pouvait pas les réguler. On a vu que l’adoption du DSA et du DMA [Digital Services Act et Digital Markets Act] a été rapide. Si, un jour, on doit réguler les métavers, je pense qu’on le fera.
En se basant sur ce qui a déjà été fait en termes de législation et de réglementation? Ou en partant d’une autre approche?
Une fois encore, je serai très prudent parce que tout cela est neuf. Quelque chose germe sous nos yeux. On ne sait pas encore si c’est une tulipe ou un séquoia. Je pense malgré tout que c’est différent parce qu’au fond, les réseaux sociaux, par exemple, s’apparentent davantage à des médias. Ici [avec le métavers], on va parler de l’espace public, du corps, de transports, de biens, voire de maisons équipées afin que les personnes âgées puissent rester plus longtemps chez elles… Sans doute devra-t-on aussi mettre des réglementations sanitaires, immobilières, des arbitrages…
Le métavers, c’est l’espace – public ou privé – enrichi et cela suscitera de nouvelles questions.
Imaginez que dans un même espace, on propose plusieurs expériences immersives. Il faudra par exemple déjà réfléchir à la manière d’éviter que des personnes se télescopent. Il faudra un code de la route du métavers… Ce sera donc plus que la simple prolongation du cadre des médias, que la régulation des contenus.
Vous parlez d’arbitrage. Pour en revenir à ce positionnement de l’Europe entre les deux extrêmes que sont la centralisation d’un acteur commercial et l’Etat contrôleur, il y a potentiellement la possibilité pour les Etats ou l’Europe de jouer les arbitres. On parle par exemple de la notion de tiers de confiance… Un rôle que certains acteurs commerciaux, d’ailleurs, pourraient également jouer, dit-on. Comment voyez-vous les choses?
C’est possible mais à confirmer. Ce qu’on a sous les yeux, ce sont de petits progrès mais dans de nombreuses directions: la 3D, l’IA, l’AR/VR, l’Internet des Objets, le Web3… Certains nous disent que nous allons vivre dans un espace hybride fait de réalité physique, virtuelle, d’expériences sensorielles, mais on n’y est pas. Il n’y a rien qui ressemble à un métavers. A la limite, pour l’instant, le plus mature est sans doute Second Life.
Toutefois, en restant très généraliste, l’idée de tiers de confiance a un petit côté old economy où il y avait des propriétaires, des acheteurs, un notaire. Ce rôle d’intermédiaire est souvent une position qui rajoute de la complexité. Pour ma part, je n’encouragerais pas les Etats à chercher cette position-là. Il y a une position plus intéressante, que l’on voit en Europe et dans certains autres pays – en Inde ou au Brésil – avec l’Etat qui joue le rôle de garant des infrastructures de la collectivité.
La garantie de l’Etat permet d’innover. L’Etat régule non pas parce qu’il impose en mettant des contraintes mais parce qu’il donne des ressources.
Ce qui serait bon aujourd’hui serait de garantir que l’on puisse utiliser une identité numérique fiable, de référence, interopérable. Une réflexion qui est en cours est la possibilité de se faire héberger dans un cloud sous jurisprudence européenne. De petites briques qui permettent à tout le monde d’innover. Du soft power donné aux gens. Au lieu de les embêter en leur disant de faire moins, on les aide en leur permettant de faire plus.
L’Europe en prend-elle la direction? En effet, quand on voit ce qu’elle essaie de faire en matière d’Intelligence Artificielle, ce n’est plus la même manière de tenter de réguler mais c’est malgré tout imposer un cadre, très générique pour l’instant…?
La différence, c’est que l’Intelligence Artificielle, ça existe. C’est un marché qui se chiffre en milliards de dollars. On connaît les applications. On a repéré un certain nombre de problèmes – risques de biais, problèmes éthiques, questions de responsabilité, risque de voir quelques monopoles prendre le contrôle de toute l’industrie…
Henri Verdier: ”La résolution du nouvel internet, le Web3, c’est la suppression des tiers de confiance.”
Comme on connaît bien les problèmes, on peut commencer à chercher des cadres pour les réguler. Pour le métavers, c’est un terme venu de la science-fiction et cela reste un peu encore de la science-fiction…
Ce que devrait faire l’Europe, aujourd’hui, c’est surtout s’assurer de bien accrocher le train d’innovation du métavers. A cette date, c’est le plus important.
Au vu de ce que vous venez d’expliquer, vous ne semblez pas être tout-à-fait sur la même ligne que ce que semblait vouloir Emmanuel Macron, dans son programme électoral, qui allait davantage dans le sens d’un métavers européen pour la protection des créateurs. Ce n’est peut-être pas tout-à-fait ce à quoi vous pensez…
Bien sûr que je suis sur la même ligne qu’Emmanuel Macron. Dire qu’il faut qu’il existe un métavers européen pour ne pas être victime, passif, condamné à consommer des technologies, d’accepter des régulations qui ne viennent pas de chez nous. C’est bien cela qu’on défend.
Reste à savoir ce que sera réellement le métavers – un gros média comme Facebook mais en 3D ou une sorte d’innovation qu’on verra partout, dans les transports, dans les hôpitaux, dans les maisons…
Dans les deux cas, il est préférable qu’il y ait de la propriété intellectuelle européenne, des créateurs européens. Car, souvent, l’innovation a permis aux plus rapides, aux plus entreprenants, de créer un monopole d’intermédiation.
Vous avez parlé de la Chine et de sa manière de voir les choses. On a parlé de l’Europe. Que pensez-vous de l’initiative prise par la Corée du Sud de créer une alliance du métavers entre acteurs publics, des banques, des opérateurs télécom…? Vous parliez de l’importance pour les Européens de construire des briques, de ne pas être obligés de consommer celles qui viennent d’ailleurs. Le “modèle” sud-coréen pourrait-il être une source d’inspiration, un exemple à suivre?
Le métavers, version Corée du Sud
L’année dernière, la Corée du Sud annonçait la naissance d’une “alliance nationale”, la K-Metaverse Alliance. Objectif: “créer une vision unifiée quelles que soient les plates-formes de VR/AR utilisées. Parmi les 17 membres-fondateurs de cette alliance, citons notamment Samsung, SK Telecom, Hyundai, les banques Woori et Hanryu…
Budget que le pays compte y consacrer: 187 millions de dollars. Objectif: “devenir le cinquième marché mondial du métavers d’ici 2026”. A noter que les financement sont également destinées à “aider les start-ups étrangères qui souhaitent intégrer le métavers coréen.” Avec, pour les y aider mais aussi dans une perspective plus large d’attraction des talents, la création d’un institut de langues, dans le métavers, “afin d’aider les étrangers à se familiariser avec la langue coréenne.”
Quant à la capital Seoul, elle a déjà annoncé la création de son propre métavers métropolitain, incluant des services publics, des lieux culturels…
Je pense que oui. Ce qui est intéressant, c’est de placer l’économie réelle dans la boucle. Souvent l’innovation façon Silicon Valley veut la disruption complète, dégager la “vieille” économie. C’est parfois une bonne chose mais cela peut aussi être problématique. La vieille économie est consciente des problèmes, des réalités, plus complexes, plus humaines.
Aujourd’hui, je vois naître des coalitions où les innovateurs radicaux tentent de travailler dès le début avec l’économie institutionnelle. Quand cela fonctionne, cela débouche sur quelque chose de plus puissant.
Et pour des pays comme nous, qui n’avons pas la Silicon Valley mais qui avons beaucoup d’industries, c’est potentiellement un chemin pour jouer avec nos propres atouts.
Une réflexion finale, par rapport à cette notion de métavers?
Si on devait résumer les risques potentiels, on pourrait dire qu’on va hybrider l’espace public physique avec les espaces virtuels, qui sont actuellement déséquilibré.
Il y a quatre dangers. Tout d’abord, les acteurs malveillants. Il y a 20 ans, un acteur malveillant pouvait tout juste effacer la thèse de quelqu’un sur son ordinateur personnel. Aujourd’hui, il peut faire tomber un réseau électrique, un aéroport, une Banque centrale… L’hybridation des réalités va encore augmenter la surface d’exposition.
“Si l’histoire du métavers, c’est l’envahissement du monde réel par le numérique, tous les dangers du numérique vont arriver dans le monde réel.”
Le deuxième danger, d’une manière générique, dans le numérique, c’est celui de gigantesques monopoles ou la prise de contrôle de l’industrie numérique sur les industries anciennes. Il y a un risque de déséquilibre. C’est le rôle de l’Etat de veiller à ce que tout le monde ait le droit d’innover, d’avoir accès aux ressources de base.
Troisième danger: les conséquences négatives de certains business models. Par exemple la publicité personnalisée sur les réseaux sociaux, qui est une source de bulle de filtres. Quand le numérique rentrera dans le monde réel, ces dangers arriveront aussi dans le monde réel.
Et quatrième danger: la perspective de voir les Etats réagir et réguler mal, de trop menacer la liberté d’expression…
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