Vers une souveraineté numérique européenne? Les “biens communs” comme antidote

Hors-cadre
Par · 03/12/2021

Dépasser le réflexe de la souveraineté nationale pour la transposer à l’échelle de l’Union. Réaliste? Mirage? Doux rêve? Sans doute un peu de tout cela. A doses variables.

C’était en tout cas le thème de la séance-débat de clôture pour le cycle de conférences Homo Numericus, organisé conjointement par la Belgique et la France à la veille de la prise de présidence de l’UE par cette dernière: “Souveraineté numérique et autonomie stratégique”.

Débatteurs: Mathieu Michel, secrétaire d’Etat à la Digitalisation et à la Simplification administrative (qui nous a par ailleurs accordé une interview), et Henri Verdier, Ambassadeur français aux Affaires Numérique.

“Souveraineté” numérique, c’est-à-dire?

Les raisons et arguments ne manquent pas pour justifier (ou encourager) une “souveraineté numérique” de l’Europe. Compétitivité, potentiel à pouvoir se reposer sur ses propres ressources et capacités pour faire face aux défis (locaux ou planétaires), nécessité de peser davantage face aux appétits – voire hégémonies – américains ou chinois, de défendre certaines “valeurs” (éthique en Intelligence Artificielle, respect de la vie privée…), de ré-ancrer chez nous des centres de décision…

L’Union européenne le formule comme suit: “s’appuyer sur la force de son vaste secteur de la recherche et promouvoir son infrastructure et son économie numériques en croissance, tout en veillant à ce que les valeurs démocratiques fondamentales du continent restent valables à l’ère du numérique”.

Le poste d’“ambassadeur pour le numérique” qu’occupe Henri Verdier depuis 2018 implique pour lui de “coordonner, en lien avec les différentes directions du ministère [français] de l’Europe et des Affaires étrangères et les administrations compétentes, l’élaboration des positions de la France sur les questions internationales touchant à la transformation numérique pour les promouvoir auprès de nos partenaires internationaux.” Il lui revient donc notamment de représenter et défendre les intérêts et objectifs de la diplomatie numérique française, dans des domaines tels que les modèles économiques numériques, la gouvernance et la régulation d’Internet, la cyber-sécurité…
Avant de prendre ses fonctions d’“Ambassadeur du numérique”, Henri Verdier avait opéré comme directeur interministériel du numérique et du système d’information de l’Etat français (la Dinsic), après avoir aussi été à la tête d’Etalab, administration publique française chargée de l’ouverture des données publiques.

En jeu donc, comme le disait Henri Verdier, Ambassadeur français pour le Numérique: “Internet, Linux, Bluetooth… ont été inventés en Europe, sur des principes d’ouverture, de partage, de coopération. Mais d’autres ont capté ce bien commun”, en les cadenassant et, parfois, en se renfermant sur eux-mêmes. et en rendant l’“outil” opaque. Et le risque est de voir l’Europe minorité sur les enjeux de demain.

C’est que les défis et les enjeux n’ont fait que se décupler ces dernières années. Aujourd’hui, l’indépendance des Etats est mise à mal par la puissance des plates-formes – pour ne pas parler des nuages qu’elles font planer sur le cadre de vie du citoyen lambda. Les politiques industrielles sont de plus en plus déterminées par ceux qui ont la maîtrise des données (et, de préférence, du “big data”).

Aux yeux d’Henri Verdier, parler de souveraineté numérique pour l’Europe, et jouer cette carte, ne doit pas être associé à une quelconque volonté de “contre-hégémonie technologique”. Il s’agit surtout selon lui de parler de “commun numérique, produit en commun”, de retrouver de l’indépendance face aux aléas et aux influences des “autres”. Le principe d’autonomie stratégique doit par ailleurs s’inscrire dans une logique de vision coopérative. “Plus on partagera de ressources, plus on sera libre. Plus la France, l’Allemagne mais aussi l’Afrique, par exemple, sera libre…”

 

Henri Verdier (Ambassadeur français pour le Numérique): “Internet, Linux, Bluetooth… ont été inventés en Europe, sur des principes d’ouverture, de partage, de coopération. Mais d’autres ont capté et détourné ce bien commun”.

 

Souveraineté européenne = coalition des efforts

Qui devrait prendre les rênes, donner l’impulsion? L’Union? L’un ou l’autre pays? En solo, en duo (ou plus)? On sait combien les sensibilités se font parfois exacerbées quand une idée émane d’un grand pays…

De g. à dr.: Nathanaël Ackerman (BOSA, AI 4 Belgium), Mathieu Michel, Henri Verdier.

Souvent, dans ce genre de situation, on a tendance à se dire que l’idée aurait plus de chances d’aboutir si elle était portée par un petit Calimero, n’ayant a priori pas de gros intérêt (national) à défendre… 

Cette fois encore, c’est en ce sens que certaines voix se font entendre. Et si les petits pays, certains d’entre eux en tout cas, donnaient l’impulsion?

C’est le raisonnement que tient Mathieu Michel, Secrétaire d’Etat à la Digitalisation: en tant que petit pays, la Belgique peut initier une dynamique. Mais, en quelque sorte, en joignant le geste à la parole: “nous avons des atouts, utilisons-les. Identifions les outils et les institutions dont nous disposons sur notre territoire. Identifions les pièces du puzzle qui sont trop grandes pour la seule Belgique.”

 

Mathieu Michel: “Les événements Homo Numericus organisés en novembre [en duo par des responsables belges et français] sont le début de quelque chose, d’une convergence.”

 

Plus fort ensemble

Aux yeux de Mathieu Michel, il faut non seulement “mieux exploiter les biens communs” auxquels Henri Verdier fait référence mais aussi mettre davantage de ressources en commun et collectivement à disposition. Voilà pourquoi il proposait de mettre des “pièces du puzzle” à disposition de projets européens. “Mettons nos meilleures cartes respectives sur la table pour tous. Si chacun [chaque pays], à son échelle, veut construire un leadership, il ne sera pas concurrentiel.”

Exemple cité par le Secrétaire d’Etat? Les compétences de l’IMEC qui dépassent largement, selon lui, les besoins belges.

Reste à trouver et à activer ces “volontés spontanées à bosser ensemble”. Car, à eux seuls, la Belgique ou un autre petit payes, même en s’alliant, n’ont pas l’envergure nécessaire. Il faudrait pour le moins qu’un grand pays co-sponsorise et s’implique dans l’initiative. “Il faut travailler ensemble. Il faut que la France, l’Allemagne embrassent la démarche. Il faut que la France, l’Allemagne, d’autres pays, prennent conscience que le numérique est un territoire qui les dépasse.”

Selon cette approche, les “pièces du puzzle” qu’il évoque devraient être comme des gages. Pour reprendre l’exemple de l’IMEC, “apportons cette carte sur la table pour compléter des domaines où les grands pays sont leaders”.

Aller plus vite, frapper plus fort

La prise de conscience que le “numérique est un champ trop vaste” pour s’engager seul doit aussi modérer certains enthousiasmes, ou certaines grandiloquences. Rattraper le retard encouru, s’attaquer à tout le champ du numérique est un mirage, sinon un piège dangereux. 

C’était aussi l’une des conclusions – certes moins clairement exprimée – du débat. On ne pourra couvrir tous les fronts, “il faut choisir ses batailles”. “Ne pas s’éparpiller”. “Faire plus de choses sur moins de choses” pour reprendre les différentes expressions utilisées par Mathieu Michel. Et donc “accepter que certains domaines seront délaissés”.

A l’échelon belge, les capacités et “pièces de puzzle” à favoriser sont par exemple, selon Mathieu Michel, des capacités et ressources du côté de l’e-santé, l’énergie, la mobilité. En matière de santé, il citait en exemple l’initiative récente de la “Health Valley”, visant à développer et solidifier l’écosystème existant composé de sociétés actives dans le domaine de la santé et de la biopharma.

Autre piste possible: des initiatives “qui sont un réel potentiel de changer les choses, où le leadership n’est pas encore identifié”. Où il y a donc encore une place à prendre (pour l’Europe). Exemple: Solid (Social Linked Data) qui inspire des recherches par exemple à l’Université de Gand ou du côté de certaines entreprises telles que DataVillage, côté wallon.

Deux obstacles

Pour donner quelque chance à cette idée de mise en commun et de différenciation européenne, il faudra aussi combattre l’un des péchés mignons de l’Europe (mais aussi des pays qui la constituent). A savoir, les longues procédures de décision, les lourdeurs des choix, la rigidité d’esprit en termes d’officialisation des innovations considérées comme acceptables… Henri Verdier: “nous ne pouvons plus fonctionner à l’ancienne, par exemple par cahiers de charges.” Le copié-collé de l’ancien ne marche plus.

L’un des principaux problèmes qui désavantage l’Europe et, a fortiori, les (petits ou grands) pays qui la composent, est par ailleurs celui de la capacité d’investissement.

Les deux débatteurs reconnaissaient la nécessité de mettre un terme à la fragmentation territoriale dans ce domaine. “Même la France, seule, ou l’Allemagne, seule, ne peut faire face aux montants colossaux nécessaires”. Pactoles que des acteurs tels que Alibaba ou Amazon (pour ne citer qu’eux) peuvent mettre sur la table.”

Pour cette raison, Mathieu Michel insistait sur le fait que la souveraineté ne peut se concevoir qu’au niveau européen. Ramenant l’analyse au niveau local, il déclarait: “nos Régions investissent certes sur des sujets pertinents – par exemple, l’initiative wallonne TrAIL en IA. Mais pour développer une véritable capacité, il faut rationaliser les énergies.

Il y a une opportunité à dessiner une vraie identité et autonomie si chacun est prêt à abandonner une part de sa souveraineté, en particulier sur un sujet aussi vaste que le numérique, qui nous dépasse tous.”

Le sujet sensible de la régulation

On l’a vu, notamment, avec le RGPD: les efforts et cadres régulatoires décidés par l’Europe sont parfois (souvent) perçus comme des empêcheurs de tourner en rond. Ceux qui voient la chose par l’autre bout, plus positif, préfèrent souligner le fait que ces nouvelles contraintes sont aussi des leviers et des déclencheurs d’innovation, de créativité.

Un exemple, plus récent encore que le RGPD, est celui de l’Intelligence Artificielle “éthique”, le fer de lance de l’effort européen de se (re)positionner par rapport aux longueurs d’avance que se sont ménagés à la fois les Etats-Unis et la Chine en termes de technologie et d’application de l’IA.

Henri Verdier use, quant à lui, d’un autre argument. La crise sanitaire du Covid a fait émerger, chez certains, un nouveau degré de méfiance vis-à-vis de la collecte des données, de l’usage que peuvent en faire les Etats.

“Le Covid a enfoncé des coins dans la confiance des gens. Ils sont devenus, pour certains, plus réfractaires à recourir au numérique. De ce point de vue, la régulation est essentielle pour recréer la confiance” [sous-entendu: en posant un cadre clair].

Il invoque aussi un autre exemple, dont il est abondamment question ces temps-ci: les finalités du DSA (Digital Services Act) que l’Europe est en passe de finaliser. Il s’agit là, selon lui, d’un nouveau cadre qui permettra notamment de mieux lutter contre les effets pervers des “bulles à filtres” qui sont l’une des caractéristiques de (certains) réseaux sociaux tels que Facebook.

“Les plates-formes devront désormais rendre des comptes”. Leurs affirmations, explications et arguments de défense ne seront plus pris pour argent comptant. Un exemple: quand on reproche à Facebook de ne pas stopper certains contenus indésirables, la réponse est souvent “nous avons une armée de modérateurs”, “nous faisons le nécessaire”.

Aux termes du DSA, il y aura un véritable contrôle et “détricotage” de ce genre d’affirmations par des autorités indépendantes – par exemple, des modérateurs oui, mais combien réellement et selon quelle ventilation linguistique?

Pour Henri Verdier, les Etats ne peuvent fermer les yeux, en espérant que ces acteurs soient honnêtes. A un moment du débat, le terme “turpitudes” (de certains acteurs) a même été prononcé.

Par rapport à l’accusation d’obstacle que constitueraient les régulations (européennes) et en reprenant l’exemple de l’IA éthique (ou transparente), Mathieu Michel rétorque pour sa part que “l’IA implique une véritable capacité d’innovation pour l’économie mais il y a un clair besoin de régulation. Cette régulation ne doit pas empêcher l’innovation. Il ne faut pas sanctionner la technologie mais plutôt les usages.” A ses yeux, c’est sur la dimension Responsabilité de chacun (et des acteurs de l’IA), dans l’usage qui est fait de l’IA, qu’il faut braquer les projecteurs “afin de construire une vraie confiance”.