(Ré-)ancrer les travaux de recherche dans le concret en faisant en sorte que les concepts, les développements, les scénarios, la manière dont la technologie est appliquée, correspondent aux besoins réels, immédiats ou à plus long terme, des entreprises, des secteurs industriels – y compris et même plus spécifiquement locaux.
Voilà qui ressemble à une démarche logique. Mais, on le sait, les “ponts” entre monde de la recherche (académique) et monde des entreprises ont souvent l’aspect de lianes instables et de trous béants.
C’est pour conjurer cette image que la coupole de recherche wallonne TrAIL – Trusted AI Labs – avait organisé, en ce début mai, une journée sur le thème de la “valorisation économique de la recherche en Intelligence Artificielle”. Histoire aussi – et surtout – d’expliquer aux entreprises invitées, présentes en nombre, quels étaient pour elles les avantages de venir s’arrimer à l’un des axes d’actions du TrAIL. En l’occurrence la TrAIL Factory, ce “lieu d’expérimentation” entre chercheurs et acteurs économiques ou industriels, doublé d’une “marketplace”, un référentiel de ressources (briques de connaissances, codes, jeux de données, bonnes pratiques, publications scientifiques, méthodologies…) qu’alimenteront les participants et dans lesquels ils pourront venir puiser selon leurs besoins.
Hybridation recherche-industrie
En plus d’être un référentiel regroupant outils et ressources mutualisables, la Factory est également appelée à devenir un levier de collaboration et de dialogue entre porteurs de projets (les “défis”), chercheurs et destinataires potentiels des fruits de ces R&D. C’est par ce biais que les équipes de recherche pourront valider la pertinence de leurs travaux, prendre connaissance et plancher sur les besoins que font remonter les entreprises, mieux mesurer et adapter les contenus aux besoins du marché afin d’en maximiser l’impact social et économique potentiel.
Les échanges entre recherche et terrain prendront notamment la forme d’ateliers, de conférences, d’un événement annuel baptisé “Assistes de la recherche en IA”.
Comment les entreprises, de toutes tailles et de tous secteurs, peuvent-elles s’arrimer et participer à la “Factory”, en vue notamment de créer des partenariats R&I? Deux statuts d’adhérents sont prévus: membre “executive” et membre “premium”.
Le premier statut permet aux membres d’apporter leur pierre à la gouvernance du TrAIL et, de manière plus directement utile pour eux, de participer au comité de suivi d’un ou plusieurs défis les intéressant directement. “Cela permet aux entreprises d’influer potentiellement sur l’orientation qui est donnée à ces projets de recherche”, expliquait Sandrine Brognaux, chargée au niveau du Réseau LiEU (Réseau Liaison Entreprises-Universités) de promouvoir et d’animer les interactions entre TrAIL et les entreprises.
TrAIL: “Des ateliers et séminaires d’école doctorale pour hybrider recherche et entreprises. Et une aide publique Win4Excellence, pour favoriser la collaboration entre chercheurs et la connexion avec l’industrie et les entreprises autour de projets structurants.”
Autre avantage pour les entreprises à se faire membre “executive” du TrAIL: la possibilité de participer à des ateliers et de mieux faire connaître des projets qu’elles portent de leur côté.
Côté ateliers participatifs, une première rencontre est planifiée pour le 27 juin. Elle réunira des entreprises opérant dans différents secteurs. Là aussi, l’un des objectifs est de “challenger les défis et de les confronter à leurs réalités spécifiques”.
D’autres ateliers, thématiques ceux-là, sont prévus, à l’automne, sur les thèmes de l’industrie du futur et de l’e-santé.
A l’automne, chercheurs et entreprises-membres auront également l’occasion de plancher sur la définition de futures thématiques.
Les membres “Premium”, eux, bénéficieront de quelques avantages supplémentaires: possibilité de présenter leurs propres scénarios, défis ou questions dans le cadre des séminaires de l’école doctorale TrAIL (cours thématiques sur l’IA, présentation de sujets de recherche…), participation à des échanges internationaux (via les liens que tisse le TrAIL avec d’autres acteurs ou associations de recherche orientées IA – en France, en Allemagne, au Canada…), et un accès plus direct avec les experts et chercheurs IA du TrAIL.
Quatre thématiques globales, sept défis
Pour mieux donner du corps à ses travaux de recherche et d’innovation, le TrAIL s’est défini quatre priorités thématiques, “quatre domaines d’excellence”, pour reprendre les termes de Benoît Macq, l’un des artisans et pilotes du TrAIL.
A savoir: l’IA “humaine”, la sécurisation des données et des algorithmes, l’hybridation des modèles IA (en trans-sectoriel), l’IA embarquée. “Le but est de concentrer les travaux afin que le TrAIL et les chercheurs opérant sous la coupole du TrAIL se hissent parmi les meilleurs au niveau international et que l’on maximise ainsi également l’impact sur le tissu socio-économique”.
Les premiers grands “défis” (projets) de recherche TrAIL
Nous avions déjà évoqué, dans les grandes lignes, ces priorités thématiques et la manière dont les “défis” sélectionnés seraient pilotés au sein du TrAIL.
La journée de rencontre organisée en ce début mai entre le TrAIL et les entreprises fut l’occasion de préciser les sujets et les enjeux des différents “défis” sélectionnés. En voici quelques éléments…
A Gosselies, le Cenaero est devenu le centre de recherche-pilote pour deux “défis”.
Le premier concerne l’élaboration de modèles hybrides pour la conception et le pilotage temps réel de systèmes (produits ou procédés) industriels complexes. Cela passe par la conception d’un outil de simulation numérique, basé sur l’IA, pour la conception et l’hybridation entre modèles physiques et modèles d’apprentissage automatique, interprétables.
Le but: simuler et expérimenter virtuellement pour réduire les coûts de tels exercices “en vrai” et parvenir à se satisfaire de jeux de données peu nombreux ou peu volumineux (concept de “small data”), dont la pertinence est renforcée par hybridation avec des jeux de données simulés.
Le second défi piloté par Cenaero a pour thème la prise de décisions en matière énergétique. Objectif: “mieux contrôler et réduire les coûts et la consommation énergétique dans les secteurs notamment du bâtiment et de la construction, qui représentent 40% de la consommation énergétique et des émissions de GES”. L’outil IA d’aide à la décision doit être en mesure d’analyser des scénarios, de poser des diagnostics sur base de données venant de différentes sources (en ce compris des données comportementales), de formuler des recommandations exploitables en mode planification énergétique, rénovation de bâtiments, définition de politiques publiques.
Le CETIC (Gosselies) planche sur un projet ayant trait à la fiabilité et à la confidentialité des données utilisées pour entraîner les modèles. Parmi les techniques utilisées: l’apprentissage coalisé (federated learning en anglais), les systèmes multi-agents et le chiffrement homomorphe.
Le centre de recherche montois Multitel pilote pour sa part deux défis. Le premier porte sur la conception d’une solution d’apprentissage automatique faiblement supervisé.
Objectif: “créer et valider des solutions IA qui réduisent radicalement le besoin d’énormes quantités de données étiquetées et qui démontrent de fortes capacités de généralisation afin de permettre aux entreprises disposant de moins de données labellisées de pouvoir présenter des solutions IA concurrentielles face aux grands acteurs (GAFAM et autres).”
Le problème, à l’heure actuelle, est que la technique d’apprentissage profond est hyper-gourmande en données annotées. Double problème puisque, dans certains secteurs ou pour certaines entreprises, de gros volumes de données pertinents ne sont pas accessibles et que l’annotation des données se fait manuellement. Processus coûteux et non dépourvu d’erreurs. Une qualité, douteuse, des données, évidemment, se répercute sur la qualité des modèles développés.
Double obstacle donc à ce qu’une société modeste se saisisse de l’IA… D’où la volonté d’imaginer un système par apprentissage faiblement supervisé, avec recours à la technique de simulation de données lorsque les “vrais” jeux de données font défaut.
Autre projet sur lequel travaille Multitel, l’IA “digne de confiance”. Pour répondre à un tel qualificatif, l’IA doit être “explicable, robuste, résiliente aux attaques adverses, et reposer sur des données qualifiées”.
Terminons avec le défi IA porté par le Sirris qui s’intéresse à une interaction avec une IA évoluée en environnement de production industrielle. Objectif: une “industrie 5.0, zéro défaut, zéro accident, zéro burn-out”. Ces incidents, accidents et problèmes d’épuisement coûtent en effet cher à l’industrie (tout comme à l’économie en général).
L’IA intervient là en soutien de l’être humain “dans le but de le renseigner et/ou de le notifier et est “à l’écoute” de l’expert afin de s’auto-améliorer.”
Parmi les défis technologiques à relever: l’exploitabilité de l’IA, l’apprentissage par renforcement, le recours à des capteurs davantage diversifiés et pouvant unir leurs données, la reconnaissance de traits et d’attitudes propres à l’homme dans son environnement de travail (actions, expressions du visage, sentiments…), une conformité aux règles de vie privée, l’annotation des données (structurées ou non).
Premiers secteurs potentiellement intéressés: l’industrie manufacturière, le secteur de la chimie mais aussi celui des hôpitaux.
Appel à en faire davantage
L’hybridation recherche-besoins sectoriels que cherche à produire le consortium de recherche TrAIL est à la fois une nécessité, pour répondre aux attentes et aux besoins des différentes parties concernées, et un élément indispensable pour, en quelque sorte, transformer l’essai que représente le début de stratégie wallonne en matière d’IA.
Pour beaucoup, en effet, les programmes Start-IA (identification des opportunités de projets IA) et Tremplin-IA (début de proof-of-concept) ne sont que les premières pierres sur un chemin bien plus long.
Lors d’une interview qu’il nous avait accordée en mars, dans le cadre des Initiatives d’Innovation Stratégiques, Benoît Macq déclarait par exemple: “Les dispositifs existants Start-IA, Tremplin-IA, c’est bien mais insuffisant. On parle certes de proof of concept réalisés en quelques mois mais avec un budget limité. Or, il y a matière à aller plus loin pour avoir davantage d’impact. […] Il faut percer à l’échelon européen en étant plus présent dans les projets de recherche transnationaux.”
Et cela suppose des moyens. Qui ne seront pas forcément couverts par le budget sur cinq ans (32 millions d’euros) octroyé par le gouvernement wallon pour la totalité du projet de recherche ARIAC – Applications et Recherche pour une Intelligence Artificielle de Confiance, le TrAIL en étant l’une des composantes. Le budget de ce dernier servira essentiellement à rémunérer les 50 chercheurs qui travailleront sur les “défis” sélectionnés et à financer certaines activités d’hybridation avec les entreprises.
Ce même appel à en faire davantage, ce même message adressé aux décideurs politiques régionaux, on l’a entendu dans plusieurs bouches lors de la journée de rencontre organisée par le TrAIL. Des messages venus tant du monde des entreprises que de celui des centres de recherche. “Les projets Tremplin-IA et les projets des Pôles de Compétitivité, c’est important mais c’est insuffisant”, déclarait par exemple Arnaud De Decker, responsable du développement commercial chez Sagacify. Qui ajoutait toutefois: “Les différents défis choisis par TrAIL sont importants. Aujourd’hui, j’ai d’ores et déjà pu nouer certains contacts et identifier des croisements possibles…”
“Dans le cadre du programme ARIAC, on constate qu’on en est encore au stade 2 à 4 de l’échelle de maturité CRL (commercial readiness level)”, déclarait pour sa part, Caroline Sainvitu, chercheuse scientifique principale au Cenaero. “C’est assez bas. Il faut davantage de projets pour progresser sur cette échelle de maturité. Il faut ajouter des briques technologiques via et dans la TrAIL Factory. Mais on manque de financement pour soutenir ces étapes majeures”.
Autant de messages directement adressés à Willy Borsus, ministre de l’Economie et du Numérique, présent à la table ronde organisée en début d’après-midi.
De sa part, pas de réponse directe mais, malgré tout, la reconnaissance en filigrane de la pertinence de cette attente. Voici quelques passages de sa réponse.
Concernant l’épineux ou, en tout cas, toujours très sensible sujet du financement et des budgets pouvant être libérés par la Wallonie, pas de réponse directe: le ministre évoquait “quelques leviers pouvant contribuer à la croissance et à la progression des start-ups, venus des invests, de la SRIW… Le panel de ces solutions et outils est de nature à répondre assez largement aux besoins mais il est clair que nous devons être à l’écoute.
Il y a des leçons à retenir de la réussite enregistrée par la Wallonie dans le domaine des biotech, où la Région wallonne a su s’inscrire sur la carte mondiale. A mettre en application dans le monde de l’IA…”
Soulignons ici au passage, au rayon financement, que les acteurs de l’IA en Wallonie attendent toujours que la répartition des moyens du Plan Digital Wallonia/Plan de Relance soit annoncée et explicitée pour déterminer combien sera alloué à des projets IA (pour l’instant, les programmes Start-IA et Tremplin-IA, notamment, sont en attente de ce genre d’éclaircissement…).
Plusieurs des intervenants de la table ronde ont par ailleurs mis l’accent sur la nécessité non seulement d’attirer des talents vers des recherches et des projets IA mais aussi de les conserver sur notre territoire. “Il faut les stimuler à rester chez nous. Entre autre via le TrAIL”.
Qu’en pense le ministre? Il a rappelé la nécessité de la formation et de l’attractivité des métiers tout au long de la carrière, en puisant notamment des “talents aux compétences pas trop éloignées” de l’IA. Il a aussi reconnu l’importance – sans avancer de recette ou d’idée précise – de “retenir les talents et d’attirer ceux qu’on n’a pas par la mise en oeuvre de dispositifs”. Lesquels? Il faudra préciser.
Autre élément avancé par le ministre: “avoir des valeurs exemplatives”. Ici encore, comme pour le sujet du financement, le ministre se contentait donc d’énumérer un petit catalogue de pistes possibles, peu ou prou existantes, “un ensemble de paramètres à concilier”. Que ceux qui ont la super-glue ou qui sont champions du Rubik Cube se lèvent…
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