Take Eat Easy: les leçons d’une mésaventure (2ème partie)

Hors-cadre
Par · 26/08/2016

Suite de l’analyse des raisons ayant précipité la chute de Take Eat Easy. Nos 4 interlocuteurs se penchent sur les désavantages éventuels dont aurait pu souffrir la start-up belge par rapport à des concurrentes étrangères, sur la nécessité d’anticiper les tours de financement suivants et de bien gérer sa marche de progression ainsi que sur d’éventuels problèmes symptomatiques de l’investissement dans le numérique en B2C.

Régional-IT : En quoi les start-ups belges sont-elles éventuellement défavorisées par rapport à des concullègues basées dans des lieux plus “favorables”, où il suffit, par exemple, de traverser la rue pour rencontrer son bailleur de fonds…?

Carl-Alexandre Robyn (Valoro): Les start-ups belges sont défavorisées d’entrée de jeu parce qu’elles négligent, sous-estiment, la compétence financière requise par l’équipe fondatrice avant d’ouvrir leur capital et de se donner à autrui.

Le problème des start-ups n’est pas tant de ne pas disposer de bailleurs de fonds en nombre suffisant – cela ne sert pas à grand-chose d’aller au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis si c’est pour se faire manger à petit feu par les financeurs.

Le problème est plutôt de ne pas se rendre compte à qui on fait affaire: quel type d’investisseur on a devant soi? va-t-il nous suivre jusqu’au bout? a-t-il un agenda caché? a-t-il un autre “poulain” ailleurs dans mon secteur d’activité? est-il seulement visionnaire, compétent…? etc.

Cela exige une aptitude particulière. Ce n’est donc pas tellement le nombre de bailleurs de fonds qui rend un environnement favorable aux start-ups, c’est plutôt la qualité des bailleurs de fonds. Et il faut se rendre compte que, bien souvent, les bailleurs de fonds ayant pignon sur rue sont des “bureaucrates” de l’investissement, pas toujours originaux ou habiles. Les start-ups ont plutôt besoin de “commandos” de l’investissement…

Pierre Rion (business angel): La taille du marché était en effet un handicap mais ses dirigeants l’ont vite compris et étaient partis à la conquête des pays limitrophes — avec une sacrée croissance.

Avec une croissance mensuelle de plus de 32%, plus d’un million de commandes et une base de clients passée de 30.000 à 350.000 en quelques mois, ils ont abattu un sacré boulot. Evidemment, partir d’un pays plus grand signifie implicitement un business plan plus ambitieux dès le départ et donc des moyens à prévoir d’emblée plus importants. Ils ont quand même levé 16 millions d’euros, ce qui n’est pas rien dans l’environnement belge.

Le modèle de Take Eat Easy ne va peut-être même jamais fonctionner car il est entièrement nouveau et n’a pas fait ses preuves.

Olivier de Wasseige (InternetAttitude): Au vu, d’une part, de la capacité qu’a eue Take Eat Easy de lever ses fonds initiaux auprès d’étrangers et, de l’autre, des nombreux contacts qu’elle a eus avec des fonds étrangers ces derniers mois, je pense que le problème n’est pas là. Si on a un bon projet, peu importe où il soit né et où la société-mère est basée.

Si les fonds étrangers ont décliné la demande de capitaux ces derniers mois (et si les concurrents qui ont analysé le dossier, et ce encore très récemment, n’ont pas racheté), ce n’est pas à cause de la belgitude de la start-up, c’est évidemment à cause d’autres éléments factuels. Ils auraient probablement pris la même décision si la société avait été américaine.

Ce n’est pas le concept que Geopost, un des derniers gros investisseurs potentiels, a repoussé en disant non très tard puisqu’ils ont investi chez un concurrent. Il devait donc y avoir d’autres éléments.

En conclusion, je dirais que Take Eat Easy est la preuve qu’une start-up belge n’est pas nécessairement défavorisée !

Olivier de Wasseige: “Si les fonds étrangers ont décliné la demande de capitaux ces derniers mois et si les concurrents n’ont pas racheté, ce n’est pas à cause de la belgitude de la start-up, c’est à cause d’autres éléments factuels. Ils auraient probablement pris la même décision si la société avait été américaine.”

Omar Mohout (Sirris): Il semble qu’il ne soit pas possible, en Belgique, de réunir les 30 millions d’euros que cherchait Take Eat Easy. Le seul recours est l’international parce que les fonds de capital-risque belges sont trop petits. On ne trouve ce genre de montants qu’auprès de private equity / family offices mais ils ne s’adonnent pas au capital-risque. Si l’on veut que les sociétés technologiques s’enracinent en Belgique, il faut espérer voir venir de plus importants fonds VC. Regardez Collibra [Ndlr: spin-off de la VUB, spécialisée en data governance, qui a levé 20 millions de dollars, l’automne dernier].

L’arrivée de capitaux américains (dans le cas de Collibra: Index Ventures et Dawn Capital) implique que le quartier général déménage de Bruxelles vers les Etats-Unis…

Comment une start-up peut-elle juger de sa faculté à trouver, lors des tours suivants, les fortes sommes dont elle aura besoin? comment peut-elle – et doit-elle – modérer sa progression en termes de capitaux nécessaires?

Carl-Alexandre Robyn (Valoro): Si la compétence financière était plus présente dans les start-ups, celles-ci seraient mieux armées. Elles pourraient plus facilement juger de leur faculté à trouver, lors des tours de table suivants, les fortes sommes dont elles auront besoin. Elles sauront alors mieux comment faire pour modérer leur progression en termes de capitaux nécessaires.

Olivier de Wasseige: Difficile de répondre à la première partie de la question! cela dépend des résultats de la start-up, de la traction du marché, de la concurrence, du secteur, etc. Le benchmarking peut être un élément, mais cela ne donne pas de garantie. À mon avis, l’important, c’est de se faire connaître suffisamment de temps à l’avance par rapport aux besoins de cash car le temps de due diligence est long et on peut très vite se retrouver à court de cash.

En ce qui concerne la modération de la progression, cela dépend d’un projet à l’autre. Mais, parfois, les investisseurs exigent d’investir très vite, trop vite, et cela peut être négatif.

En quoi ce qui s’est produit avec Take Eat Easy est-il – ou non – symptomatique de paramètres qui sont spécifiques au secteur numérique et à l’investissement dans le numérique, plus spécifiquement encore dans le B2C et le créneau des livraisons?

Olivier de Wasseige: Sur l’aspect B2C, on sait que la conquête de la clientèle est chère, et que l’avantage du “winner takes all” est important.

Par contre, un des points d’attention du modèle Take Eat Easy est la “banalisation” du service apporté, permettant au client de la start-up de travailler aussi avec les concurrents. Dans le cas présent, peu importe au consommateur de savoir que sa commande soit livrée par l’une ou l’autre start-up, à qualité de service égale. Et on a vu un nombre significatif de restaurants commencer à travailler avec une autre plate-forme concurrente, et pas seulement avec Take Eat Easy, alors qu’elle avait souvent été la première à les convaincre, et donc à avoir payé le prix de ce travail de conversion !

Par contre, l’histoire de Take Eat Easy démontre que, pour ce type de marché, en B2C, international, avec forte concurrence, il faut avoir les reins solides financièrement, et des partenaires prêts à suivre.

Olivier de Wasseige: “On a vu un nombre significatif de restaurants commencer à travailler avec une autre plate-forme concurrente, et pas seulement avec Take Eat Easy, alors qu’elle avait souvent été la première à les convaincre, et donc à avoir payé le prix de ce travail de conversion !”

Et cela démontre aussi qu’il ne faut peut-être pas brûler le cash trop vite, en marketing et en frais de personnel. La start-up, selon mes informations, avait un cash burn mensuel de 1,5 million d’euros, dont environ 40% en frais de personnel ! Il faut de sacrées rentrées mensuelles pour éviter de vider la trésorerie en quelques mois !

Quant au créneau des livraisons, on peut constater qu’il y a difficilement place pour plusieurs acteurs dans la même ville !

Carl-Alexandre Robyn (Valoro): Je ne vois rien de symptomatique en termes de paramètres spécifiques au secteur numérique ou à l’investissement dans le numérique. Take Eat Easy a adopté un business modèle compliqué: ménage à 4 (plate-forme, restaurants, coursiers, clients), stratégie dangereuse et peu avérée) et déficient (cfr mon analyse détaillée “La chute de Take Eat Easy ? Désespérant mais pas grave !” LIEN).

Même avec une 3e levée de fonds réussie, elle courait quand même à l’échec. Le refus des investisseurs historiques de continuer à mettre au pot est pour eux un retour à la réalité et donc salutaire.

L’échec de Take Eat Easy n’est pas dû à des financements insuffisants, il est dû à un modèle économique peu performant malgré la croissance insolente du chiffre d’affaires.

L’avis est similaire du côté d’Omar Mohout:

“Le modèle business de Take Eat Easy est vorace en capitaux et se situe dans un marché où prévaut le “winner takes all.”

Le modèle business ne permet pas à la société de demeurer petite ou purement locale. Le principe de la commission (25-30% plus 2,50 euros) par repas livré ne lui permet de devenir rentable qu’à condition d’atteindre une masse critique. Apparemment, passer le cap du million de repas livrés est encore insuffisant pour couvrir les frais (fixes) de quelque 160 employés. Il faut donc grandir très vite, ce qui exige beaucoup de capitaux. Le cash est une véritable arme dans ce secteur, tout il l’est pour Uber. En l’espace d’un an (2015), le concurrent Deliveroo a levé trois fois des capitaux – au total 195 millions de dollars contre 16 millions d’euros pour Take Eat Easy. [Ndlr: depuis – et peu après l’annonce de l’abandon de Take Eat Easy -, Deliveroo a de nouveau levé de l’argent frais… 275 millions de dollars!]. Celui qui a les poches les mieux remplies gagne la course…

Omar Mohout: “Take Eat Easy est une société innovante, avec un potentiel commercial européen et un modèle d’affaires qui ne peut réussir que sur une grande échelle. Elle n’avait simplement pas accès au capital de croissance, contrairement à ses concurrents.”

Pour ce qui est de la règle “winner takes all”, regardez ce qui s’est passé avec Just Eat. Ils se sont fait racheter par pizza.be. La raison? Parce qu’ils sont n° 2 au Benelux et n’ont donc sans doute aucune chance de devenir rentable. Just Eat ne veut donc être actif sur un marché que s’ils sont n° 1, comme c’est le cas au Royaume-Uni et au Canada. There is no second place, just first loser. Et pour pouvoir devenir n° 1, il faut du capital. Voyez la sart-up bruxelloise Djump qui n’avait aucune chance contre Uber…”

Ceci étant dit, Omar Mohout ajoute que “Take Eat Easy est une société innovante, avec un potentiel commercial européen et un modèle d’affaires qui ne peut réussir que sur une grande échelle. Elle n’avait simplement pas accès au capital de croissance, contrairement à ses concurrents.

C’est là un problème qui ne peut être résolu que par le secteur belge du capital à risque. Cela n’a aucun sens d’avoir de belles start-ups qui ne peuvent pas croître jusqu’à devenir un leader du marché dans notre pays par manque de capitaux de croissance.

Par ailleurs, ce pays y a gagné une équipe expérimentée de plus. Sur le terrain B2C, les entrepreneurs high-tech ayant acquis l’expérience du lancement d’une société internationale ne sont pas légion. L’équipe Take Eat Easy l’a.”

En troisième partie de cet article: le coup de chapeau adressé à l’équipe.