Smart City: gare au syndrome de la grenouille

Hors-cadre
Par · 18/05/2017

S’il est un concept à la fois très à la mode et souvent nébuleux, c’est bien celui de “smart city”, de ville “intelligente”. Tout projet semble aujourd’hui vouloir se revendiquer, d’une manière ou d’une autre, de ce concept.

Surtout ne cherchez pas une définition. Il y en a des tonnes, qui varient non seulement selon leurs auteurs, le contexte mais qui tendent aussi à évoluer dans le temps.

Certains, voici quelques années, voyaient la chose quasiment par le petit bout de la lorgnette, réduisant la motivation d’une “smartisation” à une réaction face à l’extension territoriale. Pour Hafedh Chourabi, de l’université de Laval (Canada), par exemple, la conception d’une ville intelligente équivalait à “une stratégie visant à atténuer les problèmes nés de la croissance démographique urbaine et de l’urbanisation rapide.”

D’autres réduisent la définition à la seule dimension du recours à des technologies numériques et IT. Même si c’est là, souvent un fil rouge majeur, ces technologies ne sont que l’instrument. Non la finalité. Les solutions déployées, l’infrastructure mise en oeuvre doivent permettre, le plus possible, de collecter, analyser, gérer, idéalement en (quasi) temps réel, toutes les informations que génèrent les composantes de la ville (administration, acteurs des transports, citoyens, producteurs de services, équipements, bâtiments…)

Dans leur tentative de définition, d’autres observateurs préfèrent adopter un point de vue plus “utilitariste”, en mettant davantage en exergue une finalité de meilleure qualité de vie pour les citoyens.

Andrea Caragliu, professeur à l’Ecole polytechnique de Milan, proposait par exemple cette synthèse: “une ville est intelligente lorsque les investissements dans le capital humain, le capital social et les infrastructures classiques et modernes permettent une croissance économique durable, une meilleure qualité de vie et une gestion saine des ressources naturelles, à travers une gouvernance participative.”

Multi-facettes et “gouvernée”

Point commun: la “smart city” est une réalité à de multiples dimensions. Mobilité et transports, sécurité publique, enseignement, systèmes de santé, immobilier, administration, environnement… doivent en être des composantes.

Une smart city est l’affaire de tous. Les diverses parties prenantes – autorités locales, citoyens, entreprises, associations, universités, institutions supra-locales ou internationales… – doivent s’y investir à forces et volontés égales. Sous peine de voir le navire déstabilisé ou entravé.

Nathalie Crutzen (Smart City Institute): “Il n’y a pas un seul modèle de smart city. Chaque entité aura sa propre vision et dynamique, selon les spécificités de son territoire.”

A cela s’ajoute la nécessité d’ajouter une copieuse dose d’huile pour rouages: à savoir de la gouvernance. “La dimension de la gouvernance doit être bien ficelée si l’on veut avoir des chances de réussir. Il faut à la fois une démarche top down, avec une vision, un leadership venant du niveau politique (communal, régional, national…) et une approche bottom up, via une réelle participation citoyenne à la dynamique”, souligne Nathalie Crutzen, professeur à HEC Liège et directrice du Smart City Institute.

“On se dirige de plus en plus vers le principe du quadruple P: Partenariat Public-Privé-Particuliers.”

De spectateur à participatif

Amener les “forces vives”, à commencer par le simple citoyen, à s’impliquer dans la dynamique, la genèse et l’évolution d’une smart city n’est pas chose aisée. L’une des conditions préliminaires est de faire en sorte que le contexte soit générateur de confiance.

Nathalie Crutzen (Smart City Institute): “Il n’y a pas un seul modèle de smart city. Chaque entité aura sa propre vision et dynamique, selon les spécificités de son territoire.”

Le chemin s’annonce long entre le statut de simple spectateur, impuissant, de ce que décident les villes et communes pour leurs “administrés” jusqu’à une implication active et responsable.

Quelles sont les étapes de ce changement de rôle? Le premier stade est celui de l’information, en top down, où le citoyen n’est que le destinataire, celui qui écoute (peut-être).

Vient ensuite – premier progrès – le principe de la consultation populaire, celle de type classique où on se contente de collecter des avis.

Troisième échelon: le citoyen, au-delà d’un simple avis, formule des idées et/ou “conseils”.

Si l’on pousse plus loin, il peut devenir “co-décideur”, en faisant peser sa voix dans le processus décisionnel, à égalité de poids avec les instances officielles.

Certains projets en cours de déploiement à Mons ou à Liège en sont un exemple: la consultation populaire devient source de co-création et co-décision. Voir notre article.

Deux derniers étages de cette évolution et maturation du rôle du citoyen sont successivement la “co-production”, où il devient réellement un “partenaire”, et le “self-control”, où il initie, assume une responsabilité, pilote une initiative…

Danger de dérapages

L’un des écueils à éviter, selon Nathalie Crutzen, est de raisonner en termes de “technologie pour le plaisir de la technologie”: “la technologie et le numérique sont juste des outils pour transformer. Ce n’est pas une fin en soi. Les définitions purement technologiques qu’on a un temps données de la “smart city” sont en train de céder le pas à des définitions plus systémiques et holistiques.”

Mais si elle est systémique, l’approche ne doit pas pour autant être une liste à la Prévert dont la municipalité et tous les acteurs impliqués ne verront jamais le bout. Si l’on charge trop la barque, si on veut tout faire, on s’expose à des déceptions ou on risque d’éparpiller inconsidérément les efforts. “Il faut en outre éviter de vouloir tout faire, de concrétiser toutes les dimensions et axes d’une ville intelligente. Mieux vaut choisir une thématique précise dans laquelle tous les intervenants se reconnaîtront et s’impliqueront. Le mieux est d’amplifier ce qui se fait déjà peut-être au niveau local.”

Pascale Luciani-Boyer (membre du Conseil national du Numérique, France): “Ce n’est pas la technologie qui change le monde mais les choix que l’on fait pour sélectionner les technologies et les utiliser.”

Pascale Luciani-Boyer est directrice du groupe NeoXpective et auteur du livre “L’élu(e) face au numérique – De la puissance publique à la puissance citoyenne, un défi majeur des territoires.”

Vouloir “imiter”, rivaliser avec les exemples que l’on cite systématiquement, lorsque l’on parle de smart cities (par exemple Barcelone, Amsterdam…), n’a guère de sens, estime la directrice du Smart City Institute. “Il n’est pas pertinent de vouloir déployer toutes les thématiques dans une ville, même grande. Il ne faut pas perdre de vue que les grandes villes citées en exemple – Barcelone, Montréal… – sont plus grandes que… la Wallonie toute entière.”

Source: NRB

Autre mise en garde: les désillusions qui guettent en raison d’un buzz trop déconnecté de la réalité, de promesses intenables, de discours qui ne sont que du “smart washing”. “on en parle souvent mal, à tort et à travers, uniquement dans une intention et avec des effets de comm”, insiste Nathalie Crutzen.

Le flou est l’ennemi du mieux. Tout le monde le sait mais le fourre-tout qu’est souvent l’appellation “smart city” dans la bouche de certains, et la “définition” qu’ils en donnent, risquent de faire jeter l’enfant avec l’eau du bain.

A l’occasion de l’événement “Smart City Wallonia” qui se déroulait début décembre 2016 au WEX de Marche-en-Famenne, Sébastien Legat, conseiller auprès du ministre Jean-Claude Marcourt, rappelait ainsi que le développement de stratégies et de projets smart city efficaces exige que l’on jette des bases claires et concrètes. “La définition d’une smart city demeure trop vague. C’est quasiment une bouteille à encre. Divers freins existent, en raison d’un manque de référents locaux, d’experts, qui puissent définir une stratégie, par manque de méthodologie, parce que l’on fait face à un fouillis de solutions proposées, et en raison des problèmes de coûts, tant au stade du déploiement que de l’exploitation.”

Pour tenter d’y apporter une réponse, un modèle de gouvernance est en cours d’élaboration qui devrait s’appliquer aux municipalités, de toutes tailles et ambitions. Dans un esprit de co-création…

Autre instrument jugé nécessaire: identifier des projets qui serviront de balises, de preuve indubitable que les choses avancent. La Région wallonne dit ainsi s’être choisie trois thématiques prioritaires: l’énergie, la mobilité et le “smart living”. Avec aussi une volonté de mutualiser le plus possible, pour éviter les dépenses inutiles (parfois impossibles pour les villes et communes) et exploiter les bonnes pratiques.

Autre aspect des choses sur lequel il faut éviter de faire l’impasse en matière de projets smart city: les impacts potentiels (trop) disrupteurs, “contreproductifs” et dangereux pour l’éthique. Gare à l’aggravation de la fracture sociale, aux dérives du côté vie privée, aux risques de dépréciation des données dont la fiabilité ne serait pas établie en amont…