Rudy Demotte: gare aux nouvelles fractures numériques

Hors-cadre
Par · 12/12/2014

Rudy Demotte, Ministre-Président de la Fédération Wallonie-Bruxelles, avait été invité par l’université de Namur à venir parler d’ICT, comme moteur du développement économique (à commencer par l’étage régional) devant un parterre de professeurs, de chercheurs et d’étudiants de l’université.

A l’heure où le gouvernement wallon commence tout doucement à dévoiler ses intentions en matière de numérique, l’occasion était belle de l’entendre aborder certaines thématiques.

Face au “tsunami numérique”, il s’agit selon Rudy Demotte de l’anticiper “pour ne pas être emporté par la vague” mais pour bénéficier au contraire pleinement de son “effet cinétique”. Des mots qui sont une copie quasi conforme de ceux qu’on a déjà entendu dans la bouche des conseilleurs du gouvernement que sont les experts de l’AWT. Voir en outre notre encadré ci-dessous.

 

On retrouve à l’évidence l’AWT comme même source d’inspiration de Rudy Demotte lorsqu’il aborde les “quatre axes autour desquels doit s’articuler le futur écosystème de la Région”. A savoir:

  • le cloud computing qui, par l’ampleur des ressources et capacités qu’il met à disposition, opère comme “la plate-forme, le moteur de la transmission numérique”
  • les data – “big or small” – dont l’analyse et l’activation permettent d’anticiper les tendances et d’analyser les problèmes. “Elles sont le carburant de la transformation sociétale”
  • le mobile, qui autorise l’interaction avec les données, à chaque instant de notre vie. “Il est le véhicule de la transformation”
  • l’empowerment ou “émancipation numérique”, avec des technologies sociales [lisez: réseaux et médias sociaux] qui autorisent de nouveaux rapports. “L’empowerment, c’est l’homme, pilote de la transformation numérique.”

Rudy Demotte, toutefois, ne s’arrête pas à cette analyse et souligne que “réinventer le service public est au coeur du défi du monde d’aujourd’hui. Il nous faut importer la dimension technologique dans notre vision.”

Le rôle des pouvoirs publics, poursuit-il, est d’identifier les ferments de l’accélération. Et cela commence par l’enseignement et l’importance cruciale de l’acquisition de compétences numériques. Avec l’outil ICT qui fait tout à la fois office de “facilitateur d’apprentissage, d’objet d’étude pour la maîtrise des techniques numériques et d’outil de cohésion. C’est vital pour la relance de l’économie, pour lutter contre la fracture numérique.” A cet égard, il met en garde contre deux nouvelles formes de fracture. Celle qui pourrait s’installer, par déséquilibre de l’appropriation du numérique, entre l’enseignement général et l’enseignement technique. Celle aussi qui menace entre apprenants et enseignants. “Il faut donner aux professeurs les instruments nécessaires pour évoluer, dans leurs usages, aussi vite que ne le font les élèves.”

Wallonie, “territoire numérique”?

La compétitivité numérique du territoire impose de passer par le très haut débit. “C’est un must”, souligne Rudy Demotte. “Il s’agit d’adapter constamment les tuyaux. Nous devons donner à cette politique le même sens que celle que nous avons donnée hier à la stratégie de zonings. Le très haut débit doit être un maillage à travers tout le territoire. Cela passera notamment par des appels à projets innovants dans de multiples domaines: la mobilité, l’e-santé, l’aménagement du territoire, des villes. Ces dernières ont un rôle majeur à jouer. Le développement économique ne se fait plus au départ des secteurs, comme ce fut le cas par le passé, mais se construit autour du principe de grappes, entre autres dans le domaine de la métropolisation, le développement endogène des villes métropolitaines. En la matière, les clusters, l’infrastructure auront un effet d’entraînement, faisant déborder la dynamique sur les territoires.”

Le retard wallon

Qu’il s’agisse de taux d’équipement des PME, des écoles, des pouvoirs publics, de taux de pénétration de l’e-commerce, de déploiement du haut débit, l’ambition de faire de la Wallonie un territoire numérique est sans nul doute indispensable. Reste à déployer moyens, envies, plans et réalisations.

Rudy Demotte à propos des nouvelles règles comptables: “Je crois en l’Europe parce qu’elle a la capacité d’engendrer de la valeur ajoutée pour l’économie mais elle se trompe aujourd’hui de voie. Je l’accuse de mettre en oeuvre des règles comptables qui ne nous permettent pas d’investir en suffisance dans ce qui nous permettrait de rectifier le tir.”

Le retard encouru peut-il encore être rattrapé?, interrogeait un responsable de l’université namuroise. Le besoin de transversalité de l’ICT, le manque de grands acteurs, les avancées qui ne se concrétisent pas et qui génèrent une impatience croissante… le Plan Marshall 4.0 n’arrivera-t-il pas trop tard?

Le retard, Rudy Demotte ne le nie pas mais, éludant la question des moyens et du volontarisme dépendant directement de la Région (ou de la Fédération Wallonie-Bruxelles), il vise la politique qu’a récemment faite sienne l’Europe. En l’occurrence, l’adoption de nouvelles normes comptables (Eurostat SEC 2010) qui imposent de comptabiliser désormais la totalité d’un investissement, même s’il concerne la durée de vie, pluri-annuelle, d’un projet, sur le seul exercice comptable de l’année où il est lancé. Voir ci-dessous la déclaration faite, ce jeudi, par le Gouvernement wallon qui a émis un “Position paper” pour faire entendre son point de vue.

 

La position du gouvernement wallon

“Vu le contexte budgétaire actuel, cette nouvelle norme est véritablement un frein au déploiement de nouveaux projets porteurs pour la Région, tels que la construction de bâtiments publics, d’écoles, de routes… Des chantiers nécessaires pour les citoyens et pour la croissance économique de la Wallonie […] qui pourraient se retrouver bloqués ou même abandonnés par manque de marges budgétaires. […] Avec ce “Position paper”, le Gouvernement wallon demande une révision des normes comptables européennes en matière d’investissements, comme l’ont déjà fait la Fédération Wallonie-Bruxelles ainsi que la Flandre, dont les positions sont similaires.”

Le gouvernement demande une modification des règles d’imputation et une “neutralisation, selon des modalités à déterminer, des investissements réalisés par les autorités publiques pour soutenir l’économie en cette période de basse conjoncture.”

“Un virus a été introduit dans nos processus décisionnels institutionnels et c’est la mauvaise régulation de l’économie.

Je crois en l’Europe parce qu’elle a la capacité d’engendrer de la valeur ajoutée pour l’économie [en ce compris nationale et régionale] mais elle se trompe aujourd’hui de voie. Je l’accuse de mettre en oeuvre des règles comptables qui ne nous permettent pas d’investir en suffisance dans ce qui nous permettrait de rectifier le tir. Considérer les dépenses d’investissement comme des dépenses de fonctionnement est une erreur.

Demain, les Etats eux-mêmes risquent d’être dépassés. Et c’est grave car cela signifie que même en procédant ensuite [sous-entendu: une fois le mal accompli] à des investissements massifs, il y aura une difficulté majeure à rattraper le peloton.”

Le service public et la vague numérique

Que ce soit pour l’entrée et la progression de l’enseignement, des entreprises (surtout des PME qui restent à la traîne), du maillage très haut débit du territoire, de la structuration du secteur IT ou de la “métropolisation qui ensemence le territoire”, on attend évidemment les pouvoirs publics régionaux au tournant. “Ils ont un rôle central à jouer, en termes d’aide globale au numérique, de promotion de l’e-business et de l’e-commerce, via une approche sectorielle, de promotion de l’économie collaborative, et d’initiation d’appels à projets innovants dans les pôles de compétitivité.”

“Les pouvoirs publics ne résisteront pas s’ils sont en retard sur ce que les citoyens utilisent.”

Sans doute faut-il y lire les lignes de force du futur volet numérique du Plan Marshall 4.0 et du Masterplan numérique qui se concocte toujours du côté du ministre de l’économie… et du numérique.

A destination de ces mêmes pouvoirs publics qui doivent (devraient) être à la manoeuvre, Rudy Demotte lance ce qui apparaît à la fois comme un avertissement et comme un constat. “Les pouvoirs publics ne résisteront pas s’ils sont en retard sur ce que les citoyens utilisent. Courage et lucidité sont nécessaires [pour le reconnaître et y faire face]. Là aussi, un usage sociologique de l’ICT permettra d’éviter des fractures”, cette fois entre services publics et citoyens.

Il faut aussi selon lui impérativement poursuivre la simplification administrative. Le simple citoyen ou consommateur ne soupçonne pas la grande complexité des infrastructures et interactions qui se déroulent en coulisses pour lui permettre par exemple d’acheter en-ligne d’un simple clic. Mais “cette complexité ne doit pas transparaître dans la délivrance du service, dans le soutien à la vie quotidienne.”

Les moyens numériques de l’enseignement

Interpellé par un professeur de l’université de Namur sur le problème d’obsolescence des équipements informatiques dont disposent les écoles – “si l’idée était bonne, l’exécution le fut moins” -, Rudy Demotte reconnaît volontiers un problème de financement sur le long terme.

“Il n’y a pas assez de moyens disponibles. Si on en avait plus, on ferait plus. Mais, même avec des moyens supérieurs, le problème de l’obsolescence n’en disparaîtrait pas pour autant. Aujourd’hui, l’iPhone 3 fait déjà figure de dinosaure… Il faut apprendre à contourner ce problème d’obsolescence. L’erreur de base est de considérer l’ordinateur comme l’objet du cours alors qu’il en est le véhicule.”

Le secteur IT doit se structurer

“Le secteur ICT wallon n’est pas assez structuré aujourd’hui. Il faut identifier les entreprises à valeur ajoutée. Ce manque d’identification est préjudiciable à l’ensemble du secteur ou encore à la capacité des entreprises locales à acquérir une taille critique.”

Rudy Demotte apporte son soutien à une structuration du secteur ICT qui ne soit pas verticale mais bien transversale. Une structuration qui s’appuie sur des “grappes technologiques innovantes, sur des appels à projets (eux-mêmes alimentés en partie par les fonds européens issus de l’Agenda numérique), et sur un fonds d’investissement sectoriel. A la manière de ce qu’on a fait dans le passé via Wallimage.”

Quelques petites phrases

“Je crois en l’Europe parce qu’elle a la capacité d’engendrer de la valeur ajoutée pour l’économie mais elle se trompe aujourd’hui de voie. Je l’accuse de mettre en oeuvre des règles comptables qui ne nous permettent pas d’investir en suffisance dans ce qui nous permettrait de rectifier le tir [du rattrapage économique].”

“L’erreur que l’on commet souvent avec le numérique est de s’arrêter à la phase technique. Un peu comme si, à l’aube de la révolution industrielle, les gens s’étaient bornés à être des admirateurs de la machine-outil. Ce qui compte, c’est l’adéquation entre le besoin et la réponse qu’y apporte le numérique.”

“Le high tech n’est pas le contraire du développement durable. Les deux ne s’opposent pas.” Il s’agit selon lui de faire un sort aux idées reçues et aux perceptions stériles: “le développement durable, ce n’est pas la réappropriation du low tech. De même, le high tech ne signifie pas que tout passera exclusivement par le numérique.” Et de souligner combien les transformations seront profondes et nécessiteront d’être abordées avec toute l’analyse holistique nécessaire: influence de la connectivité permanente sur les modes de travail, impact de la dé-hiérarchisation, de la transversalité, potentiel d’accès à des ressources transparentes pour tous grâce au cloud…

“L’erreur de base est de considérer l’ordinateur comme l’objet du cours [dans le monde de l’enseignement] alors qu’il en est le véhicule.”