Quand la Belgique pourra-t-elle se targuer d’avoir engendré l’équivalent d’un Facebook ou d’un Uber ? Jamais !

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn (Valoro) · 17/01/2020

Quand la Belgique pourra-t-elle se targuer d’avoir engendré l’équivalent d’un Facebook ou d’un Uber ? Jamais !

Etant donné le manque d’ambition de la grosse majorité des créateurs de start-ups dans notre Royaume, tout juste désireux de se faire racheter par LVMH ou Total, pas de bâtir Google ou Tesla.

Frilosité casanière

66 % des start-ups numériques wallonnes (source Digital Wallonia, 2017) disposent de clients à l’étranger. Mais très peu d’entre elles optent pour l’ouverture de filiales (entités juridiques) dans un autre pays (sauf en France et aux Etats-Unis). Le manque de présence physique à l’étranger est un symptôme de l’ambition plutôt chétive affichée par nos start-ups. C’est dommage car elles sont ainsi moins proches de leurs clients et peu ou pas informées des opportunités d’affaires.

92 % des start-ups numériques israéliennes disposent de clients à l’étranger et plus de la moitié d’entre elles (53 %) ont des succursales et des filiales à l’étranger. Israël est aussi un petit pays, bien moins riche que notre Royaume mais avec un écosystème d’accompagnement des start-ups bien plus intelligent et plus efficace que le nôtre. Et, surtout, les accompagnateurs publics et privés de start-ups numériques israéliennes sont des champions des connexions à l’international, notamment avec les plus prestigieux fonds d’investissement américains.

34 % des start-ups numériques wallonnes n’ont pas de clients étrangers, elles réalisent donc l’ensemble de leur activité commerciale dans notre petit pays. Trop de nos start-ups préfèrent rester sur leur marché domestique et restent dépendantes de l’offre locale.

 

Trop de nos start-ups préfèrent rester sur leur marché domestique et restent dépendantes de l’offre locale.

Un accompagnement trop timoré

Ce manque d’ambition est conforté par les traits de caractère de la plupart des accompagnateurs belges (notamment dans le dispositif d’accompagnement de start-ups francophone) : conformistes, prudents, voire timorés, et fatalistes puisqu’il n’existe de toute façon que très peu de fonds de capital-risque belges investissant des montants supérieurs à dix millions d’euros et qu’ils ne disposent pas, et de loin, du réseau de connexions de leurs homologues israéliens.

En outre, nous n’avons de Bourse (Second Marché) suffisamment performante, comme peut l’être le Nasdaq américain, pour y introduire des valeurs technologiques. Une telle Bourse, lorsqu’elle est performante, facilite la sortie des investisseurs du capital des start-ups les plus matures.

Les structures d’accompagnement francophones ont tendance à préférer encourager chez leurs accompagnés l’approche bottom up (1) – plutôt que son opposée, l’approche top down (1), prisée par les Anglo-Saxons et bien entendu par les Israéliens – lorsqu’il s’agit d’élaborer une stratégie de commercialisation de leur solution digitale. D’autant plus que les start-ups et scale-ups numériques belges ne commercialisent pratiquement jamais, ou alors très exceptionnellement, une véritable innovation de rupture.

Le syndrome “bout de course”

De manière générale, les fondateurs belges, de fait, renoncent relativement facilement à leur indépendance. Très peu ont le réflexe ou la tentation d’avaler leurs rivaux. Certains ne vendent qu’en dernier recours lorsqu’ils ne peuvent plus continuer seuls face aux géants de la concurrence dans leur secteur. C’est, en effet, tout le paradoxe. La cession, chez nous, est rarement vécue comme une libération pour les créateurs d’entreprises. Le jour où ils cèdent leur boîte, ils ont, pour la plupart, l’impression de perdre quelque chose.

Mal-être, dépression, divorces, le contre-coup s’avère souvent rude. “C’est comme quand on a des enfants, à un moment, ils quittent la maison…”, compare la fondatrice d’un site de mode belge, cédé au bout de trois ans à un gros concurrent français. 

Aux États-Unis, loin de la dépression “post-cessium”, certains entrepreneurs frisent la mégalomanie. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, avait dédaigné le milliard de dollars offert par Yahoo ! en 2006. Quatorze ans plus tard, le réseau social vaut plusieurs centaines de milliards de dollars. Du haut de ses 23 ans, Evan Spiegel a refusé, fin 2013, de confier Snapchat à Facebook pour 3 milliards de dollars. 

Parfois, l’histoire donne tort aux audacieux. Andrew Mason, le fondateur de Groupon, s’était mordu à coup sûr les doigts d’avoir repoussé Google et ses 6 milliards de dollars en 2010. Depuis, son site d’achat groupé est tombé en désuétude, au même titre que nombre d’étoiles de la Silicon Valley, de Lending Club à Square.

La peur de l’échec?

Est-ce la peur de l’échec qui tétanise les entrepreneurs belges. Pourquoi résistent-ils si peu aux sirènes tentatrices ? Pour certains venture capitalists interrogés, ce n’est ni l’étroitesse du marché belge ou européen (souvent évoquée) ni les entrepreneurs eux-mêmes qui sont en cause.

L’explication avancée par certains investisseurs institutionnels est que si les start-ups belges n’ont pas de l’ambition à revendre, c’est en grande partie parce que, de toute façon, on ne leur assure pas la sécurité dont elles ont besoin. Or, il faut beaucoup de courage pour grandir. Des contraintes administratives, sociales et fiscales s’agglomèrent dès que les entreprises franchissent certains seuils (volume du chiffre d’affaires, nombre de filiales ou succursales, nombre de salariés, etc.), sans oublier que les entreprises émergentes évoluent fréquemment dans l’insécurité juridique. 

Citons le combat de jeunes pousses développant des applications de transport de personnes contre les taxis, les bus (TEC, De Lijn…), les trains (SNCB, Infrabel…). Ou celui de plates-formes legaltechs contre l’ordre des avocats ou encore celui de sites medtechs contre l’ordre des médecins et/ou des pharmaciens.

À chaque étape, ces start-ups prennent du retard par rapport à leurs concurrents, qui grossissent plus vite. Là-dessus, nos gouvernements (fédéraux et régionaux) ont souvent manqué de cohérence.

Lessiveuse darwinienne

Pour d’autres, ces cessions sont finalement plutôt saines. Au bout de deux ou trois ans, on voit si la société a le potentiel pour se développer. Si ce n’est pas le cas, il vaut mieux en sortir rapidement avec les honneurs et repartir sur autre chose. Les Américains appellent cela le « fail fast » (échouer vite).

De cette lessiveuse darwinienne émergent des entrepreneurs chevronnés qui iront plus loin lors d’un deuxième essai. Une manière de mesurer la maturité d’un marché : plusieurs stars de la « Belgian Tech » ont déjà porté sur les fonts baptismaux puis vendu leur première boîte. Cela leur confère de l’expérience et… souvent un pécule. Un élément à ne pas sous-estimer.

 

Vaut-il mieux en sortir rapidement avec les honneurs et repartir sur autre chose. Les Américains appellent cela le “fail fast”?

 

Certains ont cédé leur boîte car ils ont reçu une offre de rachat qui leur semblait impossible à refuser, arguant également du fait que s’ils avaient eu un parachute personnel, ils n’auraient pas vendu. Mais ils s’étaient endettés et avaient besoin de mettre leur famille à l’abri. La leçon qu’ils aiment donner, c’est qu’il est essentiel, à leurs yeux, de sécuriser son patrimoine. On va beaucoup plus loin quand les nuits blanches et les angoisses de fin de mois sont derrière soi.

Outre-Atlantique, les investisseurs, au moment-même où ils misent sur une jeune pousse, rachètent souvent une partie des actions des fondateurs. Ces derniers peuvent se lancer à fond sans avoir la crainte de tout perdre. Ce n’est pas une pratique courante dans nos régions. Les investisseurs belges n’ont pas suffisamment d’argent et n’imaginent pas d’enrichir les entrepreneurs en amont.

Dans la quête du Graal entrepreneurial, le rôle des financiers apparaît déterminant. Certaines start-ups commettent l’erreur de chercher des investisseurs classiques, qui ne mordront pas à l’offre d’investissement qui leur est faite, car ils ne connaissent pas le secteur d’activité des jeunes pousses qui les sollicitent, et faute de financements classiques elles préfèrent jeter l’éponge et céder leur activité au plus offrant.

 

Certaines start-ups commettent l’erreur de chercher des investisseurs classiques, qui ne connaissent pas le secteur d’activité des jeunes pousses qui les sollicitent.

 

Réservoir à sec

Une question de carburant aussi. Il faut lever beaucoup plus de capitaux qu’auparavant. Aujourd’hui, il faut mettre des “tickets” plus importants, y compris dans des entreprises dont le modèle économique est encore inexploré. Autrement dit, les fonds d’investissement, publics et privés, doivent accepter de prendre davantage de risques.

La plupart des entrepreneurs de la “Belgian Tech” qui vendent ont commis des erreurs de financement, et la première d’entre elles est de s’être lancés avec un capital social trop faible (78 % des start-ups numériques francophones se sont financées avec moins de 500.000 euros, source Digital Wallonia, 2017), ce qui ne présume pas de grandes ambitions, mais surtout révèle une incapacité à valoriser convenablement leur capital immatériel et à l’intégrer au capital social, leur permettant ainsi d’être en meilleure position dans leurs négociations avec des apporteurs de capitaux extérieurs. 

L’autre erreur de financement courante est d’avoir ouvert leur capital à des fonds d’investissement qui vont les pousser à la vente. Dans ces cas-là même les fondateurs qui ont traîné des pieds pour céder leurs parts ont fini par se rallier à la volonté de leurs co-actionnaires…

 

(*) Bottom up : approche de la stratégie de commercialisation où l’on part des ressources et des réalisations actuelles de la jeune pousse pour déterminer des objectifs raisonnables de croissance du chiffre d’affaires et de la rentabilité (résultat net). Cette approche promeut des développements progressifs, prudents, pour la start-up, ce qui implique un volume de capitaux moindre à quémander aux investisseurs.

(**) Top down : approche de la stratégie de commercialisation où l’on part d’objectifs ambitieux de développement et de croissance du chiffre d’affaires et de la rentabilité pour déterminer par déduction les ressources nécessaires pour atteindre ces objectifs et partant, le volume de capitaux à demander aux investisseurs. Avec cette approche, les montants que l’on cherche à lever auprès des capitaux-risqueurs sont généralement beaucoup plus importants que dans l’approche bottom up.  [ # ]