Au fil de leurs missions d’accompagnement d’entreprises en phase de croissance, Pierre Guisset et Xavier Desclée, associés et co-fondateurs de la société Innovity (voir notre encadré), ont acquis une conviction: “nombre de sociétés belges ont un gros potentiel mais qui n’est pas ou mal exploité”.
Le constat est à la fois sévère et interpellant: manque d’envergure, voire d’ambition, internationale, frilosité stratégique, crainte de se lancer dans des dévloppements, positionnement en services perçus comme plus sécurisants en termes de modèle d’activités…
Ce “manque de vision” correspond en fait peut-être davantage à une vision tronquée ou à une perception trop étroite des perspectives qui peuvent s’offrir à elles. Aux yeux de Pierre Guisset, les sociétés belges, même lorsqu’elles sont innovantes, se trompent de chemin et de perspective en voulant d’abord faire la démonstration de leur savoir-faire dans leur environnement proche.
Bien au chaud dans son nid
En n’imaginant pas un marché qui soit international voire mondial, les éditeurs locaux ne “pensent” pas leur produit (logiciel) dans cette optique et ne réfléchissent pas suffisamment à mettre en oeuvre les conditions d’une commercialisation allant bien au-delà de nos frontières.
Pierre Guisset (Innovity): “Il n’y a aucune raison pour laquelle un Facebook ou un Whatsapp n’aurait pas pu naître en Belgique. Ce n’est pas une question de moyens financiers. C’est une question d’état d’esprit.”
“Dès l’instant où l’on imagine développer un logiciel, un produit, et où l’on pense “roadmap”, il faut le faire à un niveau suffisamment vaste et non seulement pour des clients proches.”
Résultat: quand les sociétés “s’éveillent” à l’international ou détectent soudain la nécessité de grandir, par exemple parce que la concurrence étrangère commence à grignoter leur part de marché domestique, il est souvent trop tard. “Elles ne savent pas comment procéder, avec quelles ressources…” Se pose alors la question fondamentale, parfois fatale: peut-on assumer nous-mêmes cette expansion ou vaut-il mieux céder la société à un autre acteur qui est plus grand, plus puissant, qui a déjà une certaine envergure, avec la possibilité, par la même occasion, de réussir une belle “exit”, de “valoriser” ses parts et son travail antérieur?
Trop souvent, aux yeux des associés d’Innovity, les sociétés belges choisissent cette porte de sortie qui apparaît comme la plus facile et la plus rémunératrice. Faisant ainsi disparaître (au mieux, il n’y aura que dilution) une identité, un potentiel, une propriété intellectuelle belge au bénéfice d’acteurs venus d’ailleurs. Avec une perte importante, sinon totale, d’emprise sur la technologie, la stratégie, la R&D, la création de compétences et de savoir-faire, voire l’emploi.
Pierre Guisset: “Il y a une contradiction flagrante. Les sociétés belges pensent trop en termes de clientèle proche alors même qu’être originaire d’un petit pays peut être un avantage. La proximité des frontières permet de ressentir clairement le fait que le monde ne se résume pas à son propre pays. Il devrait donc y avoir plus de “facilité” à penser un produit de manière plus polyvalente.”
“Penser exit n’est certainement pas le meilleur état d’esprit qu’on puisse avoir pour porter un projet sur le long terme. Mais c’est évidemment considéré comme un bon moyen de monétiser ses efforts”, relève Xavier Desclée. “Peut-être y a-t-il malgré tout d’autres solutions. Quand on analyse les succès d’acteurs internationaux, l’exit n’est pas forcément une caractéristique mais plutôt leur capacité à s’attirer des collaborations et des partenaires qui leur amènent de nouveaux moyens.”
Pierre Guisset embraye: “il est important dans le secteur informatique, comme dans d’autres d’ailleurs, de garder un centre de décision en Belgique. Pour ce faire, il faut un certain nombre d’acteurs forts. Et on en manque. Il faut dès lors favoriser l’émergence de quelques acteurs plus costauds qui auront un effet d’entraînement sur les autres. La santé du tissu économique repose sur un panachage de start-ups, de moyennes et de grandes entreprises, ces deux dernières catégories pouvant tirer les autres et leur apporter des moyens. Il faut pouvoir développer de saines collaborations où des acteurs mettent le pied à l’étrier d’autre acteurs. Il demeure donc nécessaire d’entretenir le concept de clusters et de pôles.”
La sirène des services
Autre constat posé par les associés d’Innovity: les sociétés locales ont beaucoup trop tendance à vouloir avant tout, si ce n’est exclusivement, faire du service plutôt que de se lancer sur le terrain du développement de logiciels qui, pourtant, sont potentiellement garants de plus belle “scalability”.
La dimension internationale peut assez aisément être concrétisée en misant sur la désignation de partenaires commerciaux ou en activant des formules SaaS. Cela permet de minimiser la taille de l’équipe à mettre sur pied. Mais, constate Xavier Desclée, “les sociétés belges ont peur de se lancer dans l’édition de logiciels parce qu’elles ont avant tout une culture de services. Le raisonnement classique est de choisir cette voie parce que l’on raisonne avant tout en termes de collaborateurs “billable”, facturables sur projets.”
Xavier Desclée (Innovity): “les sociétés belges ont peur de se lancer dans l’édition de logiciels parce qu’elles ont avant tout une culture de services, plus sécurisante.”
Autre raison de cette frilosité vis-à-vis de l’édition de logiciels et de la préférence pour les services: “une perception de risque plus important. La notion de contrat de service rassure parce que la société a ainsi une meilleure vision de sa réserve de prestations.”
Le fait est que la Belgique – et la Wallonie en particulier – ne regorge pas d’éditeurs de logiciels. Même si les choses sont peut-être en train de bouger, sous l’effet du SaaS, du cloud et de l’essor des applis. Mais, proportionnellement (en comparant avec les taux de création à l’étranger), l’amélioration n’est sans doute pas sensible.
S’il y a quelques exemples bien connu de sociétés qui se sont lancées, avec succès, dans l’édition de logiciels (IRIS, BSB, Selligent, OpenERP…), leur nombre reste modeste et ne suscite pas un effet d’émulation qui serait pourtant nécessaire. Les vocations éventuelles manquent donc de “role models”. Les sources d’inspiration étrangères, elles, “apparaissent souvent comme bien lointaines et différentes”, estime Xavier Desclée.
Pierre Guisset, pour sa part, regrette qu’il y ait, en Wallonie, “peu de sociétés suffisamment organisées selon les trois pistes majeures qui définissent un chemin de croissance et de réussite pour les éditeurs de logiciels. A savoir, la disruption (une idée qui change un métier, une innovation imaginée en devançant les besoins du marché), l’expansion (un noyau logiciel sur lequel viennent se greffer des compléments) et l’évolution. Peu de sociétés locales sont en mesure de suivre l’un de ces chemins. Elles sont trop dans l’amateurisme.” Ou, comme le formule Xavier Desclée, dans l’immédiateté, dans “la réactivité aux besoins des clients. Cela freine le développement d’un schéma de remise en question constante. Les acteurs locaux ne prennent pas assez le temps de prendre du recul [pour imaginer ou inventer leur avenir].”
Toute la question est bien entendu de savoir comment une société peut éviter d’avoir “le nez dans le guidon” et se donner le temps et les moyens d’une réflexion plus prospective et stratégique. L’un des conseils que formule Xavier Desclée est de “constituer un bon conseil d’administration, équilibré, incluant des indépendants, choisis selon des critères précis, qui ont une connaissance suffisante de leur métier et qui apportent une valeur ajoutée. Le rôle du conseil d’administration est en effet d’aider la direction à prendre du recul.”
Attention, à cet égard, à l’arrivée de représentant d’investisseurs tiers. “Les investisseurs”, prévient Pierre Guisset, “imposent parfois de nouveaux administrateurs qui n’auront pas forcément les mêmes objectifs que les fondateurs, ni les mêmes espérances. Leur volonté de maximisation de leur investissement à court terme peut ne pas coïncider avec l’intérêt à long terme de la société.” Raison supplémentaire pour prévoir “au moins deux ou trois administrateurs indépendants, qui aient le temps de s’impliquer dans la réflexion et qui peuvent être un important élément de progrès.”
Aux yeux des deux associés d’Innovity, les sociétés locales – quel soit d’ailleurs leur secteur d’activités – ne font pas suffisamment appel à de tels administrateurs indépendants.
La taille du gâteau
Imaginer dès le départ un produit, un logiciel, comme étant une solution à portée pluri-nationale suppose deux options: soit se limiter à une produit “générique” qui répondra aux besoins d’utilisateurs, quels que soient leurs contextes (sectoriels, géographiques…), soit prévoir un produit aisément adaptable et personnalisable. A condition, dans ce cas, que “le paramétrage fasse partie de l’architecture initiale”.
Xavier Desclée: “il faut définir un noyau intangible et des couches paramétrables”. Avec l’avantage que la paramétrisation et l’adaptation aux divers marchés pourront se faire par les partenaires commerciaux étrangers que désignerait la société, apportant à ces derniers une valeur ajoutée potentielle via l’ajout d’une propriété intellectuelle complémentaire qu’ils pourront valoriser.
Il faut donc aussi accepter d’abandonner une partie de la valeur ajoutée à des partenaires, de “partager le gâteau”. “Il faut pouvoir choisir”, assène Pierre Guisset. “Soit générer les conditions nécessaires pour pouvoir partager un plus grand gâteau, soit garder un petit gâteau pour soi.” Une démarche qui, il en convient, n’est pas forcément naturelle…
Dissocier produits et services
Autre erreur que commettent souvent les sociétés locales, selon Pierre Guisset: vouloir mener de front développement et commercialisation de produits (logiciels) et activités de services. Le risque? S’épuiser, en termes de moyens disponibles, à force de vouloir courir les deux lièvres à la fois.
S’il est certes nécessaire de développer un axe services pour pouvoir répondre aux besoins des clients (adapter le produit à leurs spécificités, encadrer son déploiement, etc.), “services et édition de logiciels sont deux métiers, deux activités distinctes”, souligne Xavier Desclée. “Dès l’instant où l’on veut s’adresser à une clientèle internationale, les services deviennent un frein au développement en raison de la lourdeur qu’il y a à devoir créer une équipe de services dans chaque pays, surtout s’il y a des différences de langue et de culture. Commercialiser et proposer des services à l’international sont deux activités nécessairement distinctes, qui répondent à des rythmes et à des modèles distincts.
Il faut dès lors, selon lui, “packager” le produit de manière optimale afin de minimiser la dimension services.
Canaux de distribution, formules de licences, solutions SaaS doivent être soigneusement pensés afin de garantir un coût de diffusion commerciale le plus minime possible. “Si le déploiement commercial à l’international est rapide, cela permet de dégager des marges et d’améliorer le produit. Par contre, la dimension services suppose de la proximité et une importante équipe, avec des marges faibles, même si elles ont l’avantage d’être récurrentes.”
Autre condition essentielle: “Très tôt dans le cycle de développement d’une entreprise, il faut dissocier les activités produits et services afin de les gérer selon les paramètres qui leur sont propres. Cela permettra aussi à de petites structures dynamiques de passer plus rapidement à l’échelle supérieure.”
Innovity propose des services d’accompagnement aux entreprises en développement: formulation et aide à la mise en oeuvre de la stratégie et des actions de développement, recherche de moyens financiers, organisation de la gouvernance d’entreprise. Ces services s’adressent essentiellement à des sociétés moyennes ou à envergure (potentielle) internationale qui présentent un fort potentiel de croissance. Objectif: les guider à travers les différents paliers de croissance. Environ 50% des sociétés accompagnées sont actives dans le secteur IT.
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