Evangéliser un écosystème de start-ups mal à l’aise avec le concept de brevet

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn (Valoro) · 23/01/2020

La “Belgian Tech” ferait bien de créer la “Belgian Patents” et ce nouvel organisme ferait œuvre utile en lançant un programme d’accompagnement pour les start-ups numériques belges. Car nos jeunes pousses digitales accusent un retard par rapport aux américaines, aux asiatiques et aux européennes.

Les demandes de brevets de l’Allemagne sont 5,6 fois plus nombreuses que celles de la Belgique, et les demandes de brevets de la France le sont 2,5 fois que les nôtres: 3.240 demandes de brevets émanant de Belgique en 2016 (+8,4% par rapport à 2015), à peine 3.251 demandes de brevets en 2018 (stagnation) – Source: WIPO (World Intellectual Property Organization).

Après l’accompagnement des entrepreneurs, l’attrait des investisseurs, la Belgian Tech doit, pour tenter de rattraper son retard, s’attaquer aux brevets, un domaine dans lequel elle est depuis longtemps en retrait par rapport à ses principaux partenaires économiques européens. Pour ce faire, elle pourrait miser sur la création d’un fonds public, appelé par exemple, “Belgian Patents”, afin d’évangéliser un écosystème culturellement et historiquement peu à l’aise avec la notion de brevet.

Libre circulation vs brevet?

En Belgique, il a toujours existé cette idée de libre circulation des idées, désormais accentuée avec le numérique. Souvent, les brevets n’apparaissent pas comme une action prioritaire pour une start-up ou une PME. Notre Royaume souffre donc d’un sous-investissement en propriété intellectuelle.

Ce fonds public aura comme objectif, parmi d’autres, de créer un programme d’accompagnement sur mesure, que l’on pourrait appeler par exemple “La Fabrique à brevets”, et qui pourrait aider chaque année quelques dizaines de start-ups et de scale-ups actives dans les nouvelles technologies. Ensuite, l’organisme pourrait continuer son travail d’évangélisation en direction du secteur de la santé et des medtechs, dont le potentiel est jugé particulièrement intéressant en Belgique.

Bien évidemment, Belgian Patents sera censé cibler des jeunes pousses à fort potentiel, pour lesquelles le dépôt de brevet a un sens. Il faut que cela soit cohérent. On ne peut pas s’éparpiller. Il faudra se focaliser sur certains secteurs susceptibles d’atteindre une masse critique de brevets, comme l’électronique, et où l’innovation peut être protégée sur un ensemble de brevets forts. 

Belgian Patents travaillera alors avec les équipes techniques de l’entreprise émergente aidée, déterminera la meilleure stratégie de propriété intellectuelle et l’aidera dans ses démarches. De manière gratuite : la rémunération ne se fera que dans un deuxième temps, quand les brevets déposés engendreront des revenus de licence.

Il faut aussi que le modèle économique de la start-up se prête au monde des brevets. Belgian Patents pourra travailler (signer des accords) avec plusieurs sociétés bien établies, de tailles diverses, mais aussi avec des laboratoires et des établissements publics (Finance & Invest Brussels, SRIW, Centre Spatial de Liège, etc.).

Pour une jeune entreprise, il s’agit d’une question de priorités. Dans les premières années, les entreprises émergentes ne sont pas outillées pour s’occuper du dépôt de brevets. Maints fondateurs ont eu quelques mauvaises expériences en la matière en essayant de le faire eux-mêmes. Ils avaient de très bonnes idées, mais ils ont gâché ces dépôts à cause d’une mauvaise rédaction.

Retard en propriété intellectuelle

Dans un contexte de concurrence accrue, il s’agirait d’un élément de survie pour la Belgian Tech. À l’origine, les brevets étaient censés protéger les petits inventeurs. Mais aux Etats-Unis, c’est devenu une arme pour les gros, pour empêcher les petits d’entrer sur un marché. Il faut éviter le chantage aux brevets, éviter que certaines entreprises belges innovantes voient leur trésorerie asséchée par des demandes exagérées.

Là où une entreprise émergente belge lève 40 millions d’euros, ses concurrents américains en lèvent, grosso modo, quatre à cinq fois plus. Et ils réinvestissent de 3 à 5% de ces fonds levés en propriété intellectuelle. Il faut rattraper notre retard.

Autre argument : une étude réalisée au printemps 2017, par Mines Paris-Tech pour France Brevets, auprès d’un échantillon de 800 start-ups, démontre que les sociétés qui détiennent un portefeuille de brevets ont entre deux et quatre fois plus de chances de croître rapidement. Les jeunes pousses détenant des brevets ont trois fois plus de chances de survivre.

L’étude montre aussi que 30 % des jeunes pousses ayant déposé au moins un brevet ont soit fusionné ou ont été rachetées, soit ont réussi une introduction en Bourse. À titre de comparaison, ce destin “favorable” est celui de 8% seulement des start-ups dépourvues de titre de propriété industrielle.

 

Les sociétés qui détiennent un portefeuille de brevets ont entre deux et quatre fois plus de chances de croître rapidement. Source: une étude de Mines Paris-Tech, réalisée pour le compte de France Brevets.

 

De quoi faire réfléchir les entrepreneurs et les réseaux d’accompagnement puisque seules 7% des jeunes entreprises en Belgique détiennent au moins un brevet en phase d’amorçage, contre 15% en France et 23% en Allemagne. Et c’est bien dommage, car les brevets peuvent avoir un effet bénéfique et accélérateur. 

Par exemple, au moment de se présenter devant des investisseurs, un titre de propriété industrielle ou un dépôt en cours crédibilise l’innovation et donne une vraie valeur à l’activité. C’est assez souvent un passage obligé pour se faire financer. Parfois, certains investisseurs vont même quasiment jusqu’à l’imposer (ils conditionnent leur investissement à un dépôt de brevet).

Il en va de même dans les biotechnologies, où l’entreprise émergente doit travailler plusieurs années le développement de ses produits avant de réaliser le moindre chiffre d’affaires. Là encore, les brevets rassurent les business angels et les fonds d’investissement. 

Des brevets pour valoriser la start-up

Selon le cluster français Genopole, qui accompagne actuellement environ 120 porteurs de projet et start-ups des biotechnologies, 90 % de ceux qui parviennent à lever des fonds ont investi dans des brevets. Plus ces titres de propriété seront nombreux et plus, en tant qu’actifs stratégiques, ils compteront dans la valorisation de la start-up.

L’extension de la couverture géographique de la propriété intellectuelle à trois régions (Europe, Etats-Unis et Japon) améliore encore les chances de réussite. La qualité d’un brevet, qui se mesure à la capacité à bloquer des solutions alternatives, est également un facteur-clé de succès. Un portefeuille de plusieurs brevets solides rend aussi la démarche de blocage plus efficace, affirment divers sociétés et fonds de capital-risque consultés. La rédaction du brevet est elle aussi essentielle. Un texte truffé de failles rend l’innovation plus fragile.

Empêcher la concurrence de copier un concept inédit, c’est bien sûr l’un des objectifs-clé du brevet. Fondamental si l’on veut imposer une innovation à l’international, aux Etats-Unis ou en Asie, par exemple. Un véritable investissement que la start-up devra anticiper avec ses actionnaires dès la phase d’amorçage. Une protection efficace à l’international dans les pays clés peut coûter environ 100 000 euros sur dix ans. 

Sans atteindre ces montants, chez certaines start-ups, le budget propriété intellectuelle représente tout de même 70% des dépenses de R&D, parce qu’elles estiment que les perspectives de retour sur investissement sont prometteuses. 

Les barrières érigées par un brevet peuvent certes sécuriser une stratégie de conquête à l’export, mais n’effacent pas tous les risques. S’ils se sentent menacés, les concurrents américains, par exemple, vont probablement sortir leurs avocats spécialisés pour mettre des bâtons dans les roues des impétueux compétiteurs européens. Dans un pays comme les États-Unis, c’est plus un élément de différenciation commerciale qu’une arme de dissuasion.

En réalité, plus qu’une arme anti-contrefaçon, les brevets facilitent la recherche d’un partenaire local, industriel ou financier, pour s’attaquer à un marché lointain. Il n’est pas difficile de penser que les start-ups qui ont développé une innovation brevetée s’ouvrent plus facilement les portes du marché nord-américain ou japonais, par exemple.

Appli vs matériels

Précisons quand même que pour toutes les innovations d’usage (celles apportées par la plupart des start-ups de la tech ou du digital en Belgique), telles par exemple des applications, les brevets ne sont pas toujours déterminants pour lever des fonds.

Dans ce domaine, la protection viendra surtout des accords de confidentialité que la start-up aura conclus avec des prestataires en amont et en aval du projet. Les investisseurs sollicités vérifieront cela. La sécurisation, est de nature contractuelle et passe plus rarement par le dépôt de brevet. Mais dès que l’on touche au hardware, les brevets redeviennent un élément vital.

Les investisseurs seront également très sensibles à la titularité de la propriété intellectuelle, aux conditions qui rendent la start-up pleinement propriétaire de sa technologie. Ces subtilités semblent dépasser l’entendement des interfaces entreprises-université en région wallonne, ce qui explique probablement la chétive éclosion de spin-offs universitaires en Wallonie.

La sensibilité des capitaux-risqueurs passe par des clauses précises dans les contrats de travail des collaborateurs et des sous-traitants, notamment, et la vérification que les fondateurs non-salariés ont bien transféré la propriété intellectuelle à la jeune société.

En résumé, les start-ups qui souhaitent lever des fonds ou se faire racheter ont tout intérêt à valoriser leurs innovations en les brevetant. D’une part, elles peuvent ainsi vérifier qu’elles n’empiètent pas sur un brevet antérieur, susceptible de les bloquer. D’autre part, elles se distingueront ainsi des start-ups voisines qui travaillent sur un sujet proche. 

Comme les brevets sont consultables, elles se rendent aussi visibles aux yeux des entreprises qui scannent l’environnement technologique (veille permanente sur les brevets) en vue de rachats potentiels. 

Enfin, pour l’entreprise émergente, le brevet est une preuve de ses capacités d’innovation et un outil de communication externe. En interne, il peut être une source de motivation des salariés. Certaines start-ups n’hésitent d’ailleurs pas à gratifier d’un bonus les équipes de R&D lorsqu’elles produisent une invention brevetable à forte valeur ajoutée. Les Japonais ont créé une véritable culture d’entreprise autour de ce concept. Les Chinois l’ont bien compris, eux qui en déposeront en 2020 environ deux millions, dans leur pays et à l’international.