Elmar Mock: créativité-rationnel, une histoire d’amour-haine

Hors-cadre
Par · 05/11/2013

A l’heure où les montres deviennent à la fois de nouvelles interfaces, de nouveaux écrans, l’un des premiers représentants de cet univers d’“objets intelligents” qu’on nous prédit, l’un des inventeurs de la Swatch, lui-même “serial innovator”, sera l’un des orateurs-phare de la Semaine wallonne de la créativité  (qui se déroulera du 7 au 15 novembre).

Inventer sans savoir ce que l’on cherche…

Il viendra parler de créativité et d’innovation, des conditions qui les favorisent et des états d’esprit qu’elles requièrent, tant de la part des sociétés et marques que des porteurs de projet individuels.

Thème de son intervention: “Innovation ou rénovation: penser le changement et non changer le pansement”. Comment innover quand on ne sait pas ce que l’on doit inventer. Comment et pourquoi sortir des sentiers battus et accepter de prendre des risques. Comment naît une “innovation de rupture”. Comment les concepts et les connaissances s’influencent-ils réciproquement. Quels sont les “états mentaux” des innovateurs.

Nous l’avons contacté afin de découvrir un peu celui qu’on présente souvent comme un “inventeur à la pensée entrepreneuriale hors du commun” (voir sa brève bio). Son discours, au ton souvent candide, ne manque en tout cas jamais d’étonner. L’analyse qu’il faut du contexte dans lequel se développe l’innovation est souvent émaillée de comparaisons et analogies à des faits du quotidien: la famille, les parcours en montagne, l’équilibre des molécules, les mutations de la nature, les entreprises “matriarches”…

Quelques phrases de son crû:

– “Etre entrepreneur, c’est être convaincu, convaincre, et prendre des risques.”

– “La créativité n’a qu’un objectif: créer un temps d’avance, une échappée.”

– “L’idée suit souvent une évolution larvaire. Un peu à la manière d’une chenille qui a 1.000 pattes et est tout sauf aérodynamique, et qui évolue pour se transformer en un papillon…”

– “L’intérêt de l’innovation c’est d’aller sur un chemin, de trouver de nouvelles voies.”

Avant toute chose, Elmar Mock tient à souligner la différence qu’il y a selon lui entre création (artistique, culturelle), créativité et innovation proprement dite. Il considère en effet cette dernière dans sa dimension d’innovation “de rupture”, au sens qu’elle donne naissance à un nouveau produit, service ou activité. “La créativité n’est qu’une étape de l’innovation. Innover, c’est avoir une idée et l’amener jusqu’au bout, jusqu’à sa mise à disposition de la population.”

Mais la créativité, l’innovation s’apprend-elle? Ou est-ce quelque chose d’inné, un réflexe, une seconde nature? Si elle s’apprend ou s’inculque, quel encadrement, quels outils mettre en place?”

Créativité, un combat pour le naturel 

“La créativité est une démarche, une forme d’apprentissage. Et l’apprentissage se fait par l’expérience. Dans nos activités quotidiennes, nous évoluons de manière linéaire, selon des objectifs, un budget et un déroulement dans le temps clairement définis. Nous avons trois objectifs: déterminer ce que nous allons faire, combien cela va coûter et combien de temps cela va exiger pour se réaliser.

Elmar Mock: “Un tiers de l’humanité naît avec une hyper-capacité à la créativité mais un sur 1.000 seulement conserve cet état naturel.”

La créativité, elle, n’est pas linéaire. Elle se situe en effet dans la première phase de l’innovation, c’est-à-dire le stade de la recherche, de l’exploration, des questions que l’on se pose. Le cahier de charges n’est pas encore défini. Impossible de déterminer les délais de réalisation puisqu’on ne sait pas encore exactement ce qu’on cherche. Il n’est pas possible non plus de déterminer le coût de l’exercice puisqu’on ne sait pas ce qu’on veut, que les étapes ne sont pas clairement positionnées…”

Pour expliquer sa pensée, Elmar Mock prend l’analogie de l’exploration d’une montagne, parsemée d’écueils: rivières, crevasses à franchir… “Impossible de planifier puisqu’on ne possède pas encore la carte. L’expérience est donc fondamentale pour aboutir. Tous les livres que vous aurez lus sur le ski ne vous apprendront pas comment tenir sur vos lattes. Cela s’apprend en le faisant…”

Toutefois, la créativité étant donc selon lui un parcours d’apprentissage, elle a aussi besoin d’encadrement. Et, plus spécifiquement, d’un encadrement où, une fois encore, l’expérience sera un facteur-clé.

“Pour explorer la montagne, à qui demanderez-vous de vous aider? Prendrez-vous un guide ou quelqu’un qui a écrit un livre sur la montagne?”

Aux yeux d’Elmar Mock, il y a trois obstacles à l’innovation:

  • le mensonge (en ce compris vis-à-vis de soi-même): “tout le monde hurle à l’innovation, à la révolution mais on ne cherche que la rénovation, l’évolution”
  • le conflit entre créativité et structure/organisation
  • la manque de confiance dans ses capacités, la peur de la prise de risques: “on est éduqué pour éviter les risques. Si vous voulez éviter les risques ne faites surtout pas de l’innovation. C’est dangereux. Vous prenez toujours un risque. Pour innover, il faut être entrepreneur, c’est-à-dire être convaincu de ce qu’on fait- c’est scandaleux de développer quelque chose dont on croit que cela ne marchera pas-, convaincre les autres, transmettre le virus, et surtout prendre des risques.”

Dans ses exposés, Elmar Mock souligne régulièrement le fait que si la créativité est innée, elle se perd souvent au fil de la vie.

“Un tiers de l’humanité naît avec une hyper-capacité à la créativité mais un sur 1.000 seulement conserve cet état naturel et ce, quelles que soient les expériences négatives de la vie: chômage, difficultés dans la vie privée… Ceux-là gardent en eux le plaisir de la recherche.

La créativité est avant tout un état d’esprit, un état mental dans lequel tout être humain peut se trouver, tout au long de sa vie. La grande différence est qu’au début de sa vie, il est par nature plus ouvert à la découverte, aux surprises, parce qu’il n’a pas encore été “formaté”. L’expérience que l’on accumule ensuite est souvent utilisée, pas forcément consciemment, pour s’autocensurer. D’autres, par contre, réussiront à utiliser cette expérience pour être plus créatifs.”

Rester ouvert à sa propre créativité

“Notre ADN est à 90% le même que celui des bonobos. Ce qui nous différencie, c’est notre capacité créative”, rappelle-t-il. Encore faut-il donc préserver cette créativité, ce potentiel d’innovation, au fil de la vie.

Condition essentielle pour ce faire: “être ouvert à sa propre créativité et à celle des autres.” Or, notre attitude varie au fil des états que nous adoptons, ou par lesquels nous passons, tout au long de notre vie.

C’est ce qu’il appelle la métaphore moléculaire. Il compare les trois états mentaux par lesquels passe tout être humain aux trois états que connaît une molécule d’eau. “L’eau, qu’elle se présente sous forme de gaz, de liquide, de cristal, c’est toujours la même molécule.”

Chez l’homme, l’état “gazeux” est celui de l’enfance, stade du rêve, du fantasme, de l’imagination, de l’illusion, du chaos (au sens de non-structuration). “Stade que l’on retrouve aussi lorsque l’on est en phase de réalisation d’une idée.”

Lui succède l’état liquide, c’est-à-dire “l’état mental de l’évolution. C’est l’école, haut lieu de condensation. C’est aussi le stade de la fusion des idées, pour les faire évoluer, ou celui qu’on traverse lorsque l’on cherche sa voie, quand on fait de la R&D.”

Enfin, le stade cristallin est le stade de “l’homme mûr. C’est la structure, la démarche systématique. C’est aussi l’état dominant, où on veut tout structurer et garantir: business plan, stabilité financière, accès à l’aide sociale…”

Tous, nous connaissons ces trois états dans le cours de notre vie, poursuit-il, “mais pas au même moment et pas dans le cadre de la même activité.”

La créativité, selon lui, ne peut naître que par la rencontre de personnes qui se trouvent à des stades différents. Et c’est là qu’est toute la contradiction.

La création, l’innovation ont besoin de la rencontre de ces stades différents… “qui empêchent justement les personnes qui y sont de se comprendre mutuellement. Chacun, dans l’état qui est le sien, perçoit les autres comme des perturbateurs.” C’est le grand paradoxe de l’“amour-haine” entre l’état gazeux- celui de la créativité- et l’état cristallin- celui de la structure, de l’organisation, du rationnel. Difficile d’être dans les deux ou trois états simultanément. “Le choc des états différents créent des conflits plutôt que de la collaboration et de la coopération.”

Des “matriarches” schizophrènes

L’innovation, pour réussir, a besoin d’un terreau, d’un contexte favorable.

Pour se maintenir et se perpétuer, une entreprise a besoin de “faire des enfants”. Lisez: de créer de nouveaux produits ou services. Qui, engendrés par la société, trouveront un terrain fertile pour s’épanouir (équipes multidisciplinaires, réseau de distribution, image de la société, envergure commerciale…).

“Les entreprises procèdent souvent par clonage, copies d’elles-mêmes. Ce n’est pas la meilleure façon d’avoir un enfant sain. L’auto-fertilisation implique un risque pour la qualité des générations futures.”

Elmar Mock parle des marques et des sociétés, qu’elles soient industrielles ou de services, comme d’organismes “polyandres, de nature matriarcale”.

“Une marque est une mère. La direction générale d’une société, d’un groupe, a besoin de s’entourer de plusieurs enfants, autrement dit des produits. Pour ce faire, elle peut soit les créer, soit les adopter. Si elle ne veut pas de l’innovation, elle éliminera impitoyablement ses enfants. Elle a un droit illimité de vie et de mort sur eux. Les projets, l’innovation qui ne seraient pas soutenus par la matriarche seront éliminés.

Si elle décide d’adopter et si l’enfant adopté n’est pas beau ou performant, il sera là aussi éliminé. On peut tenir tous les beaux discours que l’on veut sur l’innovation, si la tête [la direction, la matriarche] ne veut pas et ne comprend pas l’innovation, cela ne servira à rien.”

Un autre travers qui risque de toucher les “matriarches”: l’auto-fertilisation. “Elles procèdent souvent par clonage, copies d’elles-mêmes. Ce n’est pas la meilleure façon d’avoir un enfant sain. L’auto-fertilisation implique un risque pour la qualité des générations futures.” Voilà pourquoi, par nature, une société, une marque est “polyandre”: “il lui faut plusieurs amants pour être fertile.” Mais ces amants, ces créatifs venus d’ailleurs, ne sont que des géniteurs. “La notion de père disparaît. Le créatif ne donnera pas son nom au produit engendré.”

Elmar Mock: “Si la matriarche attend d’être au bord de la famine pour donner naissance à la prochaine génération, elle ne pourra pas les nourrir…”

Marques et sociétés doivent chercher impérativement à co-créer, co-inventer, collaborer. Que ce soit avec un groupe de recherche, une université, un fournisseur indépendant. “Mais il faut qu’ils comprennent qu’ils ne seront que des géniteurs, jamais des pères.”

Le cas spécifique des start-ups

Compte tenu de cette perspective matriarcale d’une innovation devant être promue, encouragée et supportée par une société, une marque, de ce terreau préexistant devant permettre à une innovation de prendre racine, quelle place Elmar Mock voit-il pour les porteurs d’idées individuels et pour les start-ups?

“L’idéal pour un produit, un service est d’avoir une famille, une mère. Une idée a davantage de chances de succès si elle naît dans un environnement favorable”, estime-t-il. “Ce n’est pas le cas d’une start-up, dans la mesure, notamment, où elle ne peut pas s’appuyer sur un système de distribution existant. Elle n’est donc pas dans la meilleure position possible pour créer une idée, pour atteindre le succès escompté. Nombre de starters sont comme des orphelins qui, bien souvent d’ailleurs, cherchent à être adoptés. Le but pour beaucoup est un jour de trouver ce qu’ils appellent une exit. En réalité, ce n’est pas une exit. C’est au contraire une entrée. Une entrée fracassante au sein d’une famille [société] existante.”

Elmar Mock: “le but de la société humaine devrait être de multiplier le plus possible le nombre de familles, de matriarcats, afin qu’il y ait suffisamment de volonté de perpétuation du système.”

Qu’il s’agisse de se donner un maximum de chances d’être “adoptée” ou, au contraire, de poursuivre seule son chemin, la start-up n’a d’autre choix que de progresser. L’une des voies est de “créer sa propre famille mais cela implique de passer de l’état de créateur à celui de matriarche.” Selon Elmar Mock, une start-up n’a guère le choix: pour espérer réussir, il lui faut soit se battre dans l’univers des matriarches, soit devenir elle-même une matriarche. Un changement d’état, de statut, de mentalité, de mode de fonctionnement qui n’a rien de facile.

Elmar Mock voit néanmoins un avantage au statut de start-up: “elle se fera moins souvent avorter comme c’est le cas d’un projet né sous la coupe d’une matriarche qui rejette l’innovation.” Mais gare aux start-ups qui seraient adoptées, uniquement pour être tuées par la suite…

Comme un talisman…

Pour terminer l’entretien, nous n’avons pas résisté à demander à Elmar Mock quel regard il portait sur l’émergence des “montres intelligentes”, en tout cas connectées. Comment voit-il le détournement de la montre en nouvel objet “intelligent”, apte à jouer les supports de réalité augmentée, de “home cinema” ou de pilote pour tous les dispositifs domotiques? Cette ré-invention a-t-elle un sens?

Pour Elmar Mock, ce ne serait là qu’un juste retour des choses. “La montre n’est pas un instrument de mesure, c’est un talisman. C’est quelque chose qui nous permet de montrer au monde quelles sont nos valeurs. Il est étonnant que l’industrie suisse ne l’ait pas compris à l’époque…”

A ses yeux, la mutation de la montre, qui devient un “intermédiaire entre l’oeil, le bras et le monde” en devenant téléphone et écran, est la réalisation d’une vision qu’il avait esquissée. “Les jeunes ont envie d’avoir une relation souple, rapide, avec le monde, les mails, Twitter… La montre nouvelle est donc une opportunité énorme.”

Elle retrouve à ses yeux son sens de talisman. “Pour montrer ce en quoi on croit et l’afficher.”


Elmar Mock sera à Mons le mardi 12 novembre à 19 heures, à l’Amphithéâtre Stiévenart, rue du Joncquois 53.

Thème de son intervention: “Innovation ou rénovation: penser le changement et non changer le pansement”.

Venez écouter celui qui a déclaré un jour déclaré: “si vous voulez simplement faire une évolution, une rénovation, vous serez ramassé par le camion-balais. Pour faire une réelle échappée, on n’a pas le choix: il faut de l’innovation de rupture”. (2009, “Forum des 100”, initiative du magazine suisse L’Hebdo qui réunit les “100 personnalités qui font la Suisse romande” )

Brève bio

Ingénieur horloger, Elmar Mock fut, avec Jacques Müller, le co-inventeur de la Swatch. C’est aussi un “serial innovator”. Membre du conseil d’administration de plusieurs start-ups dans des domaines aussi divers que la micro-actuatorique, les technologies médicales ou les “clean-tech”.

En 1986, il crée Créaholic, sa propre société d’ingénierie et de consultations techniques, qu’il qualifie de “fabrique d’innovation”. Cette société travaille pour de grandes marques internationales, telles Bosch, Tetrapak ou Roche, mais procède aussi à ses propres recherches et développements. Parmi ses inventions: WoodWelding, solution de soudure du bois et de fixation d’éléments poreux qui allait trouver des applications dans le biomédical (BoneWelding); ou encore SoapShow, un système de micro-vaporisation de l’eau qui, en mixant eau, air et savon, permet de prendre une douche avec un seul litre d’eau, ou de se laver les mains avec 1 décilitre.

Il a co-rédigé et co-édité, en 2012, un livre intitulé « La Fabrique de l’innovation » (éditions Dunod) et enseigne le management de l’innovation. Retour au texte.