Données territoriales. Les pouvoirs locaux sont-ils le dindon de la farce?

Hors-cadre
Par · 13/11/2019

Communes, villes, collectivités… Vous avez des données. Vous en produisez? Vous équipez de plus en plus votre territoire pour proposer ou bénéficier de services nouveaux, pour vous-mêmes ou vos citoyens – caméras de comptage dans les parkings publics, capteurs pour le suivi de la qualité de l’air, dispositifs de surveillance de la fluidité de trafic, systèmes d’éclairage “intelligents” pour les espaces publics, etc. etc.

Mais êtes-vous sûr de pouvoir disposer librement de ces données, de ne pas devoir payer deux fois (pour l’infrastructure et l’accès aux données)? Ne vous privez-vous pas de la maîtrise et de la liberté d’imaginer de nouveaux services pour vos citoyens?

La réponse à ces questions risque, dans bien des cas, d’être décevante.

Qui a la main sur les données territoriales?

A chaque événement centré ou évoquant le sujet de la “transformation numérique” du secteur public (administrations, pouvoirs locaux…), un sujet refait surface, avec entêtement. A savoir: la maîtrise des processus mais aussi des échanges et interactions avec le citoyen et celle des données générées par toutes les parties concernées. Et un pan entier des interrogations porte sur l’influence des GAFA(M).

Voici quelques semaines, le réseau wallon des EPN publiait une brochure intitulée “Les citoyens connectés, acteurs d’un territoire intelligent” – la brochure peut être téléchargée via ce lien. On y trouve une série de témoignages et d’analyses sur les plates-formes de participation citoyenne, les relations administrations-citoyens, divers projets déployés par des communes (Marche-en-Famenne, Wasseiges, Gand…), le marché des “civic tech”…

Parmi les réflexions d’observateurs de la “chose e-publique”, on trouve cette mise en garde d’Antony Simonofski, chercheur à l’UNamur, sur l’impact du phénomène de “googlisation” de la ville: “Au bout du compte, on arrive à des projets de gestion privée de villes ou de quartiers par les exploitants de la donnée.

[…] On se retrouve aujourd’hui entre deux tensions? Il y a, d’une part, la volonté affichée – ou de façade – de partir du citoyen, de l’impliquer dès le départ dans les processus de décision de la conduite de la ville. Et, d’autre part, une tendance lourde des collectivités à confier au privé, faute de moyens ou de compétences, la responsabilité de l’aménagement et de la tenue des services qui font de plus en plus appel au numérique.”

Des données semées à tous vents

Développer de nouveaux services pour les villes, communes et territoires suppose non seulement des compétences mais aussi un droit d’accès et un potentiel d’utilisation des données – statistiques, historiques, générées par les acteurs commerciaux, sociaux, culturels ou touristiques du territoire, par les citoyens eux-mêmes, par les applis et dispositifs qu’ils utilisent, par les objets connectés en tous genres (capteurs, lampadaires connectés, caméras, compteurs…) que les autorités locales mais aussi des opérateurs privés installent à tout-va.

Au-delà de la question de la collecte des données, l’un des enjeux abordés est celui de la “propriété” des données, de leur contrôle par les autorités publiques. En effet, compte tenu de la diversité des sources des données, même si ces données sont générées par des équipements déployés pour le compte de la collectivité sur son territoire ou si elles émanent des citoyens, certaines échappent à tout contrôle par les pouvoirs publics. 

Des opérateurs privés – les GAFAM mais aussi d’autres intervenants – s’approprient ainsi des données qui seraient pourtant très utiles pour des finalités de services publics. Le “nouvel or noir” des données ne prend pas uniquement la forme de données purement commerciales ou consuméristes. Les données relevant de la chose publique sont également une mine prolifique qui attire bien des convoitises.

Lors de l’édition 2019 de la conférence Smart City Wallonia, l’un des orateurs venu de France (Jacques Boudaud, directeur général adjoint à la ville d’Angers), soulignait que l’un des enjeux pour une municipalité est de ne pas devoir passer sous les fourches caudines d’un acteur tel que Google, ne serait-ce qu’en raison de l’influence qu’il exerce sur les résultats de recherche sur Internet. “Ce sont ses algorithmes qui décident de l’accès [visibilité, classement dans les résultats] des services municipaux. Aujourd’hui, cela est décidé par des ingénieurs ou développeurs de la Silicon Valley. Demain, ce le sera par les assistants vocaux, tels que Siri ou Alexa…”

Une ville, une commune doit impérativement, selon Jacques Boudaud, se poser la question des outils qu’elle utilise afin de définir et de mettre en oeuvre une stratégie de relation numérique avec l’habitant qui soit réellement pertinente, “en particulier, dans un esprit de personnalisation, de participation et d’inclusion simplifiée. Il faut réfléchir et définir la stratégie avant de penser aux outils.”

Cette réflexion rejoint celle souvent exprimée par Pierre Labalue de LetsGoCity: si les développeurs locaux [qu’il s’agisse de services publics ou de start-ups telles que la sienne] ne le font pas – et mieux – que les Google et consorts, il nous reste à apprêter nos mouchoirs et à réserver quelques places au cimetière.

Même réflexion, lors de l’édition 2019 du séminaire Smart Governance de FuturoCité, l’un des référents “smart region” wallon, dans la bouche d’Alexandre Mussche, co-fondateur de l’agence de “design de la politique publique” Vraiment Vraiment (agence française mais également active en Belgique), qui expliquait par exemple que Google “est très intéressé par ce que révèle et lui apprend la “vitalité” de l’espace public. Il sait tout (ou tellement de choses) sur les mouvements, les habitudes, les comportements – sociaux, culturels, consommateurs… – de chacun: qui a acheté quoi, où, à quelle heure, qui a d’abord recherché sur Internet avant de porter son choix sur tel ou tel commerce…”

Grâce à ses “puissants outils prédateurs”, il fournit certes des informations au citoyen lambda mais “selon ses codes, avec des algorithmes dont on ne comprend pas le fonctionnement” et décide d’autorité de la pertinence supposée d’une information pour celui qui la demande. Quand Google nous dit où acheter quelque chose, pourquoi les autres options sont-elles minorisées? Transposé dans le contexte public – et du service public -, ce biais imposé pose question et contrevient à l’idée de libre choix, de présentation neutre de toutes les possibilités dont une collectivité peut vouloir faire profiter ses citoyens.

L’orientation, l’imposition des choix et des usages peut être relativement insidieuse. Alexandre Mussche prenait l’exemple de la galaxie de sociétés rachetées, de filiales, d’applis développées par Google dans bien des domaines. Un maillage qui lui permet d’influencer choix et décisions de manière furtive. Par exemple, qui l’empêcherait d’influencer certains choix de consommation en favorisant visuellement, voire en insérant des recommandations commerciales et publicitaires, dans un “bête” outil de géolocalisation tel que Waze?

Alexandre Mussche (Vraiment Vraiment): “Pourquoi les acteurs publics ne pourraient-ils pas imaginer et proposer des services novateurs pour arriver au même degré d’“intelligence” – sinon plus – que les grands acteurs commerciaux, au lieu de leur laisser le champ libre?”

 

En collectant, captant et se réservant le traitement et l’exploitation des données territoriales et/ou citoyennes, les acteurs privés “empêchent les acteurs publics de développer des algorithmes qui permettraient de vérifier des théories, de découvrir des corrélations et cas d’usages”.

L’opportunité de la micro-mobilité

Il prenait l’exemple, très dans l’air du temps, des nouveaux moyens de mobilité locale partagée.

A l’heure où les locations de voitures électriques, de vélos, de trottinettes se multiplient dans les espaces urbains, les autorités locales assistent souvent impuissantes aux effets disrupteurs que cela peut avoir sur la sécurité, le respect des conventions…

Or, en reprenant un minimum de contrôle sur les données générées par exemple par les services de free-floating (géolocalisation, durée de vie de l’engin, niveau de batterie, trajets suivis…), une ville pour avoir un effet positif sur la mobilité et la qualité du cadre de vie. L’analyse et le croisement des données permettent d’avoir une vision précise des usages et “donc de planifier l’installation de petites stations d’ancrage obligatoires. L’analyse des taux d’usage permet de rééquilibrer leur déploiement, en faisant varier les coûts de licence pour l’opérateur en fonction de la fréquence d’utilisation. Ce qui permet aussi de pousser ces opérateurs à couvrir équitablement tout le territoire et d’éviter que des quartiers soient délaissés.”

Si une ville, en voulant peser seule sur le “comportement” d’un opérateur privé, a peu de chances de modifier le cours des choses, une démarche collégiale a davantage de chances de réussir. Comme l’ont fait Los Angeles et Santa Monica, en imposant le format de données ouvert MDS (Mobility Data Specification). Cela permet à n’importe quelle municipalité, désormais, d’imposer aux opérateurs qui demandent une licence d’exploitation sur son territoire d’exiger de lui qu’il rende les données ouvertes, exploitables, partageables. “De quoi permettre aux collectivités locales de mieux adapter leurs propres stratégies de mobilité et/ou leurs investissements dans des infrastructures.”

Les autorités publiques passent deux fois à la caisse

Autre risque évoqué par Alexandre Mussche: l’exploitation commerciale que peut faire un acteur tel que Google des données relevant de l’espace et des acteurs publics. “Il risque fort de revendre aux collectivités, à prix élevé, les connaissances sur leurs propres activités.” Alors même que cette connaissance émane des données qui ont été générées et collectées grâce à des infrastructures ou solutions parfois financées par les acteurs publics. Et alors que, si les autorités locales s’en étaient donné les moyens – et la volonté -, elles auraient pu collecter et exploiter elles-mêmes ces connaissances, dans une optique de service public.

Thomas Tombal, chercheur et doctorant au CRIDS (centre de recherche Informatique, Droit et Société) de l’UNamur, pointait lui aussi le risque pour une autorité locale d’abdiquer tout droit d’utilisation sur “ses” données lorsqu’elle délègue à des tiers le déploiement, la conception et/ou la gestion d’une infrastructure ou d’une application.

Il en faisait la démonstration à l’aide de quatre exemples:
– déploiement de capteurs destinés à mesurer et surveiller les consommations d’eau ou d’électricité, permettant à une municipalité de mieux gérer et planifier ses infrastructures, d’affiner ses processus de facturation…
– installation de caméras de comptage de véhicules dans un parking public ou dans un centre commercial ; ces données peuvent lui permettre de mieux comprendre la situation de la mobilité sur le territoire, d’adapter sa stratégie pour susciter ou orienter l’implantation de nouveaux commerces, pour attirer des touristes…
– arrivée d’un service de location de moyens de transport légers ; les données concernant les trajets, fréquences, profils d’utilisateurs… sont potentiellement une mine d’or pour adapter les aménagements de l’espace public
– déploiement de lampadaires “intelligents” pour renforcer la sécurité et réaliser des économies d’énergie (éclairage des lieux publics).

Dans chaque cas, l’opérateur privé qui installe et gère l’infrastructure a un droit sur les données et aucune obligation d’en octroyer l’accès à la commune. Le conseil de Thomas Tombal est dès lors de recommander aux responsables municipaux de veiller à inclure les conditions nécessaires dans l’appel d’offre, dans le contrat, en précisant les exigences et conditions d’une licence d’exploitation des données. Une fois cette exigence préalable clairement stipulée – et acceptée par l’opérateur privé -, l’acteur public a la possibilité d’octroyer au fournisseur une licence d’exploitation sur les données ou, en tout cas, sur certaines données (dont la nature précise et la finalité d’utilisation devront, elles aussi, être déterminées au préalable).

Thomas Tombal (CRIDS, UNamur): “Si les autorités locales ne prennent pas, en amont, certaines dispositions, elles risquent de devoir racheter les données et d’encourir des frais non négligeables. Et, par ailleurs, de n’avoir aucun droit sur les données et, dès lors, de ne pas avoir la possibilité d’en faire des données ouvertes, ce qui serait une perte pour la collectivité en général.”