L’événement Ludovia, “université d’automne” pour enseignants placée sous le signe du numérique qui s’est tenue à Spa du 29 au 31 octobre, avait réservé l’une de ses conférences-débats au rôle que jouent (ou devraient jouer) les pouvoirs publics dans le “soutien du développement numérique de l’école”.
Comment faire en sorte que le temps – et les motivations – des autorités, qu’elles soient régionales ou fédérales, s’accordent avec le rythme de l’évolution technologique, des impératifs pédagogiques, des modes d’apprentissage et des besoins de terrain? Comment aller au-delà du “geste” que constitue un financement brut ou une campagne d’équipements en matériels et connexions, condition première mais largement insuffisante? De quels autres leviers les pouvoirs publics doivent-ils se saisir?
Voici un petit aperçu des échanges qui sont intervenus entre les participants et les orateurs (ces derniers étant André Delacharlerie, de l’AdN, Samira El Keffi, coordinatrice de l’axe “Réussir la Transition numérique” du Pacte d’excellence à la Fédération Wallonie-Bruxelles, Lyonel Kaufmann, professeur à la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne, et Ana Maria Stan, de la DG Education et Culture de la Commission européenne).
Petit écho de quelques échanges-clé…
En préambule à la table ronde, deux des débatteurs ont rappelé que plusieurs paramètres, du côté du soutien public, doivent être au rendez-vous si l’on veut mener une politique pédago-numérique réellement ambitieuse: l’équipement des établissements d’enseignement, la formation des enseignants, un support efficace aux enseignants (pour qu’ils puissent se concentrer sur leur métier), un accompagnement et une remise en question à long terme “parce que le changement des pratiques pédagogiques prend du temps”. Et, de préférence, une mise en commun et un partage des compétences, expériences et ressources.
Pour ce faire, la Fédération Wallonie-Bruxelles promet, pour la prochaine rentrée scolaire, un “guide” des projets-pilote, des ressources mutualisables, ds supports possibles… Guide que tous les établissements et enseignants pourront consulter. Histoire d’avoir une meilleure perception de ce qui existe et des aides et soutiens dont ils peuvent bénéficier.
André Delacharlerie (AdN): “Il reste énormément de choses à faire du côté de la formation des enseignants. En particulier quand on sait que la demi-vie des compétences numériques n’est plus, aujourd’hui, que de cinq ans. L’obsolescence des compétences s’accélère.”
Autour de cette table ronde, plusieurs pays étaient donc représentés – Belgique, Suisse mais aussi la France, via le modérateur, Nicolas Leluherne, directeur d’ateliers au sein du réseau Canopé (réseau français de création et accompagnement pédagogique) et membre du Conseil Régional Numérique pour la Région Centre Val de Loire.
Des pays dont les systèmes éducatifs dépendent et sont gérés différemment en termes d’autorités publiques responsables. Mais, en matière d’action publique, “il y a toujours un mille-feuille”, rappelait le Suisse Lyonel Kaufmann. “Une nécessaire concertation doit dès lors s’instaurer entre les différents [niveaux de] pouvoirs publics. Il faut savoir travailler ensemble”. Une évidence mais aussi un écueil bien réel. Histoire (et on le vit chez nous) de ne pas se renvoyer la patate chaude, d’articuler intelligemment les financements – sans trou dans le gruyère ou, a contrario, sans chevauchement futile.
Les vertus du temps long
Comment réconcilier les temps du politique, du pédagogique et du technologique?
Il y a comme une contradiction schizophrénique entre, d’une part, le souhait – la forte tentation – des politiques et des majorités éphémères de récolter illico presto les fruits d’une action ou d’un plan et, d’autre part, le temps que met une action à porter ses fruits ou, simplement, à démontrer sa pertinence (même si les plantages, eux, apparaissent parfois rapidement pour ce qu’ils sont).
Lyonel Kaufmann rappelait à cet égard qu’“il faut se donner du temps et assurer la continuité de l’action régalienne”.
Et cela passe avant tout, selon Lyonel Kaufmann, par l’écoute et la prise en considération des besoins et désidératas des enseignants, “sinon, on passe d’une vague à l’autre, dans un zapping constant des politiques publiques”.
Deux mondes, deux approches, deux stratégies doivent se rencontrer: l’approche top down, venant des autorités et de la hiérarchie scolaire, et l’approche bottom up, celle qui fait intervenir élèves, enseignants et parents “qui, tous, doivent adhérer et s’impliquer dans le projet de développement numérique de l’école.”
Lyonel Kaufmann (Haute Ecole Pédagogique du canton de Vaud, Lausanne): “Gare à la tentation de confier certains éléments au privé ou à des acteurs non institutionnels. Cela suscite des problèmes d’équité et de maîtrise de l’action éducative.”
Le “donner du temps au temps” passe aussi par la patience qu’il faut parfois avoir – sans que cela s’éternise – pour permettre à des tests et projets-pilote de s’enraciner et de devenir traînée de poudre.
Mais qui pour être les pionniers, les testeurs? Un débat s’instaure entre les partisans de projets-pilote confiés aux plus volontaristes et ceux qui recommandent un panachage. Lyonel Kaufmann appartient à cette deuxième catégorie. “L’adoption des nouvelles technologies et des nouvelles pratiques pédagogiques qu’elles permettent passent par des projets d’établissement mais il ne doit pas uniquement s’agir d’établissements qui sont à la pointe”, argumente-t-il.
“Il faut viser la diversité, avec une différenciation dans la prégnance du numérique et la présence d’équipements au sein des établissements.”
Pour ce qui est du temps à y consacrer, le cheminement formation -> appropriation par les enseignants -> généralisation est incontournable. “Mais cela permet aussi d’obtenir quelques résultats partiels à court terme, pour satisfaire les politiques.”
Autre conseil: ces projets-pilote constituent une phase d’exploration mais “qui doit être une réelle phase d’exploration et non l’occasion de bétonner quelque chose qui est déjà connu.”
Le numérique, levier d’inégalités
Si l’on n’y prend garde, le numérique risque fort de creuser encore les inégalités sociales, pédagogiques, fonctionnelles.
“Le numérique a souvent pour effet d’accentuer les inégalités entre élèves plutôt que de les réduire. Il faut en être conscient”, soulignait Lyonel Kaufmann. “Le numérique a renforcé les inégalités scolaires pour des raisons culturelles”. “Culturel” devant ici être compris au sens d’appropriation, d’habitude. Certains, mais ils sont rares, se sont saisi des outils numériques pour découvrir et se familiariser avec la programmation. Plus nombreux, beaucoup plus nombreux, sont ceux qui y voient des supports de jeux vidéo.
Toutefois, insiste Lyonel Kaufmann, “il faut éviter de stigmatiser par rapport à ces cultures qui s’installent. Ce qu’il faut faire, c’est plutôt rendre les élèves acteurs de leurs pratiques culturelles et non de simples consommateurs. C’est une question d’engagement, de créativité dans la formation des élèves.”
Ce fossé dans les usages transparaît non seulement chez les jeunes mais aussi dans toutes les catégories socio-démographiques d’une population, comme l’a révélé encore récemment l’étude “Baromètre Citoyen des Usages numériques” de l’AdN.
André Delacharlerie embrayait donc sur la mise en garde de son voisin suisse sur la fracture des pratiques culturelles des jeunes en pointant le fait que l’utilisation en mode consommation l’emporte en effet sur des usages plus actifs et créateurs. Sa recommandation pour combattre ce phénomène? Voir au-delà de l’espace traditionnellement éducatif et proposer des tiers-lieux “où les gens peuvent s’exercer, gagner en confiance, se jeter à l’eau”
Ana Maria Stan, chargée de politique à la DG Education et Culture de la Commission européenne, mettait elle aussi en garde contre le risque d’accentuation des inégalités: “les jeunes utilisent souvent le smartphone à des fins de divertissement, pas à des fins pédagogiques. Il revient donc aux autorités et aux établissements d’enseignement de veiller à un usage éducatif fort, de mener des politiques plus volontaristes pour attirer les publics bien au-delà des seuls privilégiés”.
Samira El Keffi (Fédération Wallonie-Bruxelles): “Face au défi de l’efficacité pédagogique et du sentiment que les enseignants peuvent en avoir, l’un des besoins majeurs est de faire monter en puissance et en volume la formation continue des enseignants.”
Découvrez-nous sur Facebook
Suivez-nous sur Twitter
Retrouvez-nous sur LinkedIn
Régional-IT est affilié au portail d’infos Tribu Médias.