A plusieurs reprises ces derniers mois, nous vous parlions de création d’auteur ou de médiation culturelle mobilisant le potentiel des technologies immersives regroupées sous l’appellation “XR” (AR, VR et tous dispositifs permettant une expérience interactive): le documentaire en réalité augmentée “Seven Grams” du photo-reporter Karim Ben Khelifa (lire ici) ou le lab “XR 4 Heritage” déployé en marge du forum international de VR Stereopsia (lire ici).
En Belgique francophone, ces productions ne sont pas légion. Nous avons voulu en sonder les voies d’accès au financement: en effet, des mesures de soutien existent mais elles se concentrent encore très souvent sur le volet “développement technologique”. Alors que sont timides les soutiens à la création d’IP dès lors que celle-ci mobilise le champ des technologies immersives.
Tant la création artistique que la médiation culturelle peuvent constituer un terrain d’expérimentation pour la XR, mais aussi un enjeu d’attractivité du territoire en Wallonie et à Bruxelles et une mise en lumière du savoir-faire de toute une industrie.
Un support financier mouvant
Du côté des régions, en Wallonie, on a connu du côté de Wallimage l’époque de “Wallimage Creative”, une ligne de financement lancée en 2015 pour soutenir spécifiquement “les projets audiovisuels innovants” (trans- et cross-media). Mais depuis lors et dans un contexte d’hybridation numérique, ce volet a été refondu entre Wallimage Coproductions et Wallimage Entreprises.
C’est donc via son volet de la création documentaire (5 sessions par an de 1.2 million d’euros par session) que les dossiers XR peuvent être adressés pour un co-financement. Parmi les projets récemment soutenus figurent les volets 2 et 3 de “Jailbirds” (une production Be Revolution Pictures), l’adaptation VR par le Français Thomas Villepoux (directeur créatif de Digital Rise Studio) du récit en bande dessinée de l’auteur belge Philippe Foerster, “Paulot s’évade”. Un conte fantastique sur la liberté des hommes et le système carcéral, une trame narrative visiblement bien servie par le potentiel de la VR puisque primée en festival (dont Stereopsia) et achetée par Oculus TV.
75% de la réalisation du projet sera effectuée en Wallonie dans trois studios: Atomik Pik, Poolpio et Ufx Wallonie.
Ou encore “The werewolf experience”, une histoire cinématographique interactive où le public se met dans la peau d’un loup-garou, une création du studio flamand Stacka qui a créé un studio VR en Wallonie.
Philippe Pierquin (Wallimage): “Il existe moins de support financier pour ces projets aujourd’hui, et moins de débouchés économiques disponibles. Donc, si on veut qu’ils existent, il faut les booster”.
Pourquoi investir dans ce type de productions? “L’AR et la VR ont le potentiel de développer l’émergence de studios wallons, il s’agit là de création de valeurs”, explique Philippe Pierquin, chargé de l’accompagnement des co-productions chez Wallimage. “Il existe moins de support financier pour ces projets aujourd’hui, et moins de débouchés économiques disponibles. Donc, si on veut qu’ils existent, il faut les booster”. Prochaines sessions prévues en juin, septembre et novembre.
A noter que Wallimage a aussi lancé une ligne de financement “gaming” en décembre 2021, programmée pour soutenir (notamment) des projets à portée culturelle, éducative et artistique.
Digital Wallonia s’oriente plus spécifiquement vers le volet “développement technologique” en encourageant la transposition des fruits de l’innovation vers des secteurs économiques identifiés comme prioritaires, dont le monde industriel. La structuration d’un écosystème XR est à l’œuvre dans le giron de l’une des 20 initiatives d’intelligence stratégique (IIS) dont nous vous parlions récemment (lire ici): “HITT”. Un écosystème qui commence à se densifier avec, par exemple, des acteurs comme les Carolos de Dirty Monitor, Magic Loom Studio ou Dreamwall, les Bruxellois de Poolpio ou The Pack.
A l’échelle de la région de Bruxelles-Capitale, le fonds régional Screen.Brussels – comme Wallimage en Wallonie – soutient des projets immersifs moyennant l’argument que des dépenses sont faites sur son territoire.
Le tax shelter cinéma permet lui aussi de financer des œuvres immersives: il ne peut être le premier guichet, mais bien venir en complémentarité de producteurs déjà présents. Il se décline aussi pour les arts de la scène – on se souvient notamment du succès de “Fugue VR” à la croisée de la VR et de la réalité mixte, un dispositif augmentant une création du chorégraphe français Yoann Bourgeois. Et si les discussions en cours au niveau fédéral aboutissent à un accord dans les prochains mois, il s’étendra aussi au jeu vidéo, encore avant la fin de l’année.
Et en Fédé?
Du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il existe bien des voies d’accès au financement de créations mais pas directement dédiées à de la création immersive. “Les informations sont parcellaires”, commente le conseiller cinéma et médias de la Ministre de la culture Bénédicte Linard, Baptiste Charles. “Il n’existe en effet pas beaucoup de programmes d’aide pour les médias immersifs”. Il est par exemple possible de solliciter une aide en écriture auprès du Centre du cinéma et de l’audiovisuel, comme ce fut le cas pour le documentaire de “Kinshasa kids” (2012) réalisé par Marc-Henri Wajnberg à Kinshasa sur des enfants des rue, et qui connaît huit ans plus tard une version en VR diffusée à Bozar (“Kinshasa now”).
Produites par la cellule “webcréation” de la précédente structure RTBF (qui a changé en septembre 2018), la RTBF ne produit aujourd’hui plus d’expériences VR. “Des productions qui peinaient à toucher un public assez large que pour continuer d’investir dedans”, commente Lucie Rezöhazy, coordinatrice de productions.
La Commission des arts numériques de la Fédération Wallonie-Bruxelles rend elle un avis à la Ministre de la Culture sur le soutien à apporter à des créations artistiques mobilisant les technologies digitales (budget de 793.000 euros par an), la XR étant potentiellement l’un des langages à mobiliser mais il ne peut s’agir de médiation culturelle ou de projets à teneur journalistique, seule la démarche artistique des projets prévaut.
Un puzzle compliqué à assembler
Sur ce segment très peu mature en termes de montages de production, pour boucler son budget, il semble donc falloir s’armer de patience… et manier la technique des financements composites. Le fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie Bruxelles soutient l’enquête, l’investigation et le grand reportage, ce qui a permis par exemple de financer le volet “fact checking” du Seven Grams immersif de Karim Ben Khelifa.
“Seven Grams”, un documentaire en AR.
Une autre voie à entrevoir pour le financement de ces réalisations résiderait-elle dans l’espace culturel et la médiation que l’on peut y faire en mobilisant tout le potentiel de la XR? Ceux-ci constituent à tout le moins une piste pour la distribution de ces créations à valeur sociétale et culturelle ajoutée. “ça aurait du sens pour la création d’expériences immersives qui sont définies par un lieu. il y a de l’investissement en termes de matériel à réaliser pour l’accueil du public – casques etc. A part des festivals comme le festival international du film fantastique de Bruxelles le BIFFF, qui le fait, cela reste marginal” poursuit Baptiste Charles.
Ou pourquoi pas par le biais de subventions européennes. Des programmes comme Europe cCéative (volet culture et volet média) peuvent être actionnés moyennant souvent, une mise en réseau avec d’autres partenaires européens. Des lieux comme Bozar et son Bozar Lab proposent une programmation culturelle au carrefour des arts, des technologies et des sciences à travers différents formats (expos, installations, résidences transdisciplinaires, workshops, programmes éducatifs, hackathons…).
“Bozar n’a pas la mission de produire mais de montrer”, précise Emma Dumartheray, coordinatrice du Bozar Lab. “Il y aura beaucoup de projets VR en 2022 à Bozar Lab”, poursuit-elle, “dans le cadre du centenaire de Bozar, avec une reconstitution en réalité virtuelle de la première exposition qui s’y est tenue au début du 20ème siècle, mais aussi dans le cadre du projet Halaqat qui questionne les liens culturels entre l’Europe et le monde arabe”.
Financer via la diffusion?
Plusieurs expériences amenant les technologies immersives dans l’espace culturel ont vu le jour à l’échelle de Wallonie-Bruxelles: à Mons avec son projet “Museum Lab” financé par le FEDER, au pavillon du KIKK à Namur qui prépare sa réouverture prochaine avec l’expo “Biotopia”, à Liège avec le festival Impact (pour “International Meeting in Performing Arts & Creative Technologies”) du Théâtre de Liège qui s’est terminé en 2019 – lui aussi financé par le FEDER. Pour n’en citer que quelques-uns…
Nous vous parlions aussi en décembre dernier de l’initiative bruxelloise le Lab “XR 4 Heritage”, la programmation culturelle du Forum de VR Stereopsia organisé à Bruxelles. Au-delà de la production, l’objectif de XR4Heritage est de générer et d’animer un espace d’intersection pour le développement de nouvelles pratiques XR “à large échelle” dans le monde du patrimoine et de la culture. En pleine préparation de sa seconde édition, XR4Heritage aborde aussi l’ingénierie nécessaire à financer ces dispositifs.
De nouveaux acteurs se structurent dans l’écosystème pour accompagner ce volet “diffusion d’œuvres existantes dans les lieux”, comme Fomoscene, jeune structure bruxelloise qui se concentre sur la curation et la distribution d’expériences immersives dans les musées et les galeries d’art.
La diffusion peut-elle financer la production? “C’est rare et difficile à voir car on n’a pas le même niveau de financement de projets culturels comparé avec des pays comme la France”, commente Marine Haverland, co-fondatrice de l’agence.
Experte pendant plusieurs années de la filière post-production son et image chez Screen.Brussels, Marine Haberland a assisté au développement substantiel de l’écosystème bruxellois, pointant entre autres le studio Demute spécialisé dans le son en VR, ou le groupement The Pack “qui a développé des software permettant de prendre des assets de films d’animation pour les mettre dans des expériences en VR”. Elle constate que l’“on vit une période charnière sur les aspects de diffusion, d’expérience, le real time, pour le volet muséographique et l’expérience in situ”. Et de poursuivre: “la sortie de la pandémie présente un enjeu et une opportunité de réinvestir l’espace public qu’on utilise peu comme support quand on compare avec les Québecquois. Des acteurs comme Fomoscene sont encore rares, c’est un modèle qui existe plus en France”.
Sébastien Nahon (MiiL, UCLouvain): “Il n’y a pas, à ce stade, de littératie. Il y a une méconnaissance de ce que tout le champ de la XR peut apporter.”
Signalons aussi l’UCLouvain qui s’est dotée en 2018 d’une plate-forme d’innovation médiatique et digitale le MiiL (pour Media innovation and intelligibility Lab), spécialisée dans la recherche pour le développement applicatif de la XR. Son directeur Sébastien Nahon fait le même constat: “Il n’y a pas, à ce stade, de littératie. Il y a une méconnaissance de ce que tout le champ de la XR peut apporter. Quelques acteurs sentent qu’ils doivent en être, que ça bouge mais sans vraiment s’y mettre, et une toute petite minorité d’acteurs bricole et galère pour aller chercher des moyens pour produire.” Le crowdfunding par exemple: “Tu convaincs plus facilement des gamers qui y sont déjà et qui y croient. Aller vers des canaux plus classiques de financement? Le match ne se fait pas encore”, poursuit-il.
Ces nouveaux formats appellent l’innovation jusqu’aux moyens de leur production. Le très instructif rapport 2022 du Fonds des médias du Canada en esquisse quelques pistes, entre financement par des communautés virtuelles, mobilisation de crypto-monnaies diverses, développement des NFT (non fongible tokens), des dispositifs où la distribution et la promotion sont adressés autant en amont que la production. De Broadway au jeu vidéo, des acteurs d’industries a priori aux antipodes les unes des autres comme la Warners Bros Pictures et le moteur de jeu Roblox tissent des partenariats d’un genre nouveau sur le lancement du film “In the Heights” (juin 2021) qui a transposé un univers cinéma “comédie musicale” dans un espace virtuel interactif.
Pour boucler la boucle avec le documentaire Seven Grams, l’auteur du fact-checking qui l’a rendu possible – Quentin Noirfalisse – est aussi réalisateur de documentaires et tentait lui-même il y a quelques années l’expérience de producteur AR-VR avec “Meet Mortaza”; un parcours pour mettre les spectateurs dans les chaussures d’un ancien migrant afghan du nom de Mortaza Jami. Un parcours de production qu’il décrit comme un parcours du combattant, qu’il a dû abandonner de guerre lasse, par manque de soutien…
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