Densification des structures d’accompagnement, peu de “productivité”. Dans ce deuxième volet de son article sur les erreurs supposées de l’accompagnement entrepreneurial actuel (relire la première partie, ici), Carl-Alexandre Robyn pose la question d’un changement de méthode.
La littérature sur le sujet de l’accompagnement entrepreneurial est abondante. En effet, les théories concernant l’apprentissage entrepreneurial et celles sur l’accompagnement des entrepreneurs se succèdent depuis quarante ans sans interruption. On a étudié en long et en large les facteurs-clé de succès, les causes d’échec, les liens de causalité entre les traits de personnalité et les compétences des créateurs avec les performances de leurs entreprises, on a élaboré des tas d’inventaires des caractéristiques entrepreneuriales.
Les expérimentations de toutes ces théories ont débouché sur une multiplicité de structures institutionnelles de soutien aux entreprises: 56% des accompagnés y recourent. Parmi eux, 24% préfèrent l’accompagnement des banques et d’autres établissements financiers, 11% sont accompagnés par la famille et/ou les amis, 9% sont accompagnés par des consultants spécialisés.
Et les termes pour désigner ces diverses structures accompagnant la création d’entreprise sont très nombreux, reflétant une réalité en perpétuelle évolution: “business & technology center”, “enterprise center”, “innovation center”, “pépinière d’entreprise”, “incubateur de développement économique”, “incubateur académique et scientifique”, “incubateur social”, “incubateur d’entreprises (intrapreneuriat)”, “incubateur d’investisseurs privés”, “accélérateur”, “ruche”, “couveuse”…
Masse colossale de connaissances
Synthétiquement, trois profils-types se dégagent:
- les structures généralistes ayant pour principal objectif le développement économique d’un très grand nombre d’entreprises ;
- les structures technologiques visant l’accompagnement de quelques entrepreneurs désirant créer des entreprises innovantes ;
- les structures de l’économie sociale ayant pour objectif le développement social des territoires et l’accompagnement économique d’un nombre important d’entreprises de petite taille.
Ajoutons à l’abondance des structures d’incubation, la pluralité des modes d’accompagnement (mentorat, tutorat, coaching, counselling, compagnonnage, sponsoring, parrainage…) et des postures d’accompagnement (“fonctionnaliste”, “herméneutique”, “réflexive et critique”, etc.), en fonction des besoins spécifiques des porteurs de projet, à tel point que l’on parle désormais d’une “ingénierie des pratiques d’accompagnement”.
Sans oublier quantité d’approches collectives (accompagnements standardisés) et individuelles (accompagnements personnalisés), accompagnement “présentiel”, “cyber-accompagnement”, etc.
Carl-Alexandre Robyn (Valoro): “L’accompagnement entrepreneurial se coupe en quatre pour satisfaire aux attentes des porteurs de projet. Le maquis des opérateurs se densifie. L ’écosystème du soutien à l’entrepreneuriat devient de moins en moins lisible.”
Ainsi, en fonction du type d’entrepreneur, de ses besoins, de son expérience et de son contexte personnel et professionnel, mais aussi de ses objectifs – voire de ses choix de vie –, on observe le développement de structures et de modalités d’accompagnement fortement différenciées. Par exemple, on crée une structure expressément destinée aux “Mampreneurs”, ces femmes qui sont à la fois mères de famille et entrepreneures, pour tenir compte de leurs besoins spécifiques.
Bref, l’accompagnement entrepreneurial se coupe en quatre pour satisfaire aux attentes des porteurs de projet. Il s’adapte aux singularités et aux desiderata des entrepreneurs en herbe. Cette tendance générale est logique mais peu productive. En effet, la création d’infrastructures d’accompagnement ad hoc densifie le maquis des opérateurs, des modes et des postures d’assistance disponibles, cela complexifie l’écosystème du soutien à l’entrepreneuriat qui devient de moins en moins lisible pour les bénéficiaires (les futurs accompagnés) et plus coûteux pour la collectivité.
Autre conséquence, la concurrence des structures d’incubation augmente les coûts de l’accompagnement: coûts de communication accrus pour annoncer qu’on existe et pour atteindre la cible visée (la plupart des agences actuelles n’atteignent pas suffisamment leur cible), coûts de recrutement augmentés (il faut dénicher, convaincre et garder des profils d’accompagnateurs de plus en plus pointus…).
Changeons de paradigme
La solution est probablement contre-intuitive. Il s’agit d’instiller une autre logique, moins “conte de fée” mais tout aussi raisonnable – et probablement plus efficace pour le développement économique de nos régions – que celle prévalant actuellement: changeons de paradigme pour développer un écosystème où ce sont les porteurs de projet qui s’adaptent aux méthodes (connues et à inventer) de création et de développement d’entreprises promues par les structures d’accompagnement.
En effet, c’est plutôt aux candidats entrepreneurs de fournir les efforts de mimétisme et de faire leur introspection: est-ce que leur extraversion, leur ouverture à l’expérience, leur instabilité émotionnelle, leur profil de leadership s’acclimatent avec les méthodes, la cadence et la discipline prônées par les accompagnateurs ?
Illustration que l’on retrouve dans le livre “Le nouvel ordre digital” de Claude Lepère.
Inspirons-nous de l’entraînement des commandos censés être aptes à opérer en territoire hostile: leur recrutement se fait surtout sur base de leur motivation et moins en fonction de leurs traits de personnalité et de leurs compétences initiales, puisque l’instruction commando va transformer tout cela. Leur formation ne se fait pas à la carte et selon leurs tempos individuels. En réalité, les sergents instructeurs ne voient pas l’utilité de se montrer flexibles et réactifs vis-à-vis des attentes et des besoins de leurs “accompagnés”: dès lors, ils ne les dorlotent pas !
La guerre ne s’adapte pas à la personnalité des combattants, c’est le contraire. Pour survivre, les combattants doivent transformer au plus vite leurs comportements, leurs habitudes afin de savoir opportunément “improviser, adapter, dominer”.
Pourquoi cet exemple martial ? Il est insufflé par le vocabulaire imagé employé par les entrepreneurs interviewés dans les enquêtes menées dans le cadre de la psychologie entrepreneuriale. Quand on demande à de jeunes fondateurs d’exprimer un retour expérientiel du marché abordé, les expressions suivantes reviennent fréquemment: “fosse aux lions”, “bassin de piranhas”, “rivière de crocodiles”, “repaire de loups”, “mer infestée de requins”… Et pour exprimer leurs sentiments concernant la levée de fonds, ils utilisent des métaphores comme “parcours du combattant”, “chemin de crucifixion” etc.
Ces images utilisées caractérisent la dureté et l’hostilité dans le monde des affaires: on y est jugé brutalement, cyniquement, hypocritement, cruellement…
À l’opposé, le langage des accompagnés questionnés dans le cadre d’enquêtes de satisfaction concernant les structures d’incubation est beaucoup plus doux: “endroit convivial, amical, chaleureux: je m’y sens bien, notamment parce que je peux avancer à mon rythme et, surtout, je ne m’y sens pas jugé(e)…” “Solidarité, entraide, bienveillance…” etc
En résumé, l’écosystème de l’accompagnement entrepreneurial est paradoxal, il crée des structures de “cocoonworking” qui sont à mille lieues de ce que vont rencontrer les accompagnés, une fois sortis de l’univers protecteur, chaleureux, bienveillant de leur cocon. Les primo-entrepreneurs n’auront pas été entraînés à la mesure infernale du marché, un environnement où il faut vite apprendre à survivre parmi des gens hostiles qui veulent vous manger ou vous écarter !
Les accompagnateurs se démènent pour convenir aux entrepreneurs en herbe. Mais dehors, dans le feu de l’action de la vie réelle, pensez-vous que les clients, les fournisseurs, les investisseurs, les concurrents se couperont eux aussi en quatre pour correspondre aux rythmes et aux traits de personnalité des nouveaux venus sur leur marché ?
Dans nombre de structures d’incubation, on pratique l’encouragement mutuel, cool, sans pression, et une sorte de “calinothérapie” permanente pour des accompagnés qui supportent mal le stress, et le jugement d’autrui. Bref, on y va surtout pour le réconfort psychologique. Ensuite, au moment voulu, quand ils en sentent l’envie ou quand ils se sentent prêts (quand il est temps d’un bon “coup de pied aux fesses” pour avancer…), les porteurs de projet choisissent également d’être épaulés par une structure de soutien plus formelle (par exemple, une boutique de gestion) pour y acquérir ponctuellement des compétences spécifiques.
“Pensez-vous que les clients, les fournisseurs, les investisseurs, les concurrents se couperont eux aussi en quatre pour correspondre aux rythmes et aux traits de personnalité des nouveaux venus sur leur marché ?”
Puis, un jour, arrive le moment où il s’agit d’aller chercher les 300.000 euros nécessaires au lancement du projet. Par exemple, un hôtel de conception écologique fonctionnant sur base de la réinsertion sociale de catégories de population défavorisées. Le projet est “écologique, solidaire, collectif”, mais le financement nécessaire est “privé, capitalistique, financier, économique, mathématique …” Et là, c’est la douche froide ! Fini le monde des “bisounours”, bienvenue en enfer ! “Démontrez-moi que vous serez rentable, que vous survivrez, que vous créerez des emplois pérennes…”. La froide et brutale rationalité à l’assaut de la douce et chaleureuse solidarité. L’agneau porteur de projet va être jugé froidement (ce qu’il a cherché à éviter le plus longtemps possible), méthodiquement, cruellement par des loups capitalistes.
Les enquêtes de satisfaction montrent aussi que les trentenaires développent le plus de projets entrepreneuriaux mais cristallisent le plus d’insatisfaction concernant l’accompagnement disponible sur le marché. Accompagnateurs et formateurs ne ménagent pas leurs efforts mais ne contentent toujours pas les incubés ! En réalité, s’adapter aux rythmes et aux préférences des accompagnés est une mobilisation disproportionnée de ressources humaines et financières par les structures. Ces ressources pourraient être mieux utilisées, en inversant le modèle de l’accompagnement entrepreneurial !
Carl-Alexandre Robyn
Associé-fondateur du Cabinet Valoro
Dans la troisième et dernière partie de son analyse, Carl-Alexandre Robyn tente d’identifier certaines des raisons qui expliquent les échecs de start-ups. Et, pour beaucoup, elles tiennent à l’humain plus qu’à tout autre paramètre.
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