Amélie de Spot (Internet Attitude): “Pour être au bon endroit, au bon moment, il faut sortir de chez soi”

Interview
Par · 05/09/2012

Vous êtes administratrice déléguée du fonds d’investissement Internet Attitude spécialisé dans les investissements pour start-ups high tech. Un fonds qui a renforcé ses moyens depuis un peu plus d’un an. Quelles sont ses intentions à court ou moyen terme?

Amélie de Spot: En 2011, nous avions renforcé à la fois l’équipe, en étoffant le comité d’experts, et augmenté le volume du fonds via des apports de chacun des partenaires. Cela nous a permis de supporter trois projets. A savoir Dialog Solutions, Auctelia et The New Sentinel. Mais 1,6 million d’euros restait un peu court si nous voulions pouvoir investir dans d’autres projets et continuons à suivre les projets existants au gré de leur évolution et de leurs besoins. Du moins dans une perspective à 5 ou 7 ans. Au-delà, nous estimons en effet que nous devons passer la main à d’autres structures plus adaptées. Pour toutes ces raisons, nous avions porté le fonds d’investissement à 3 millions l’année dernière.

Cette année, nous avons continué à chercher des fonds et des projets. Six nouveaux experts sont venus renforcer notre comité qui compte désormais 15 personnes. Tous sont des entrepreneurs, des personnes ayant des expertises complémentaires en B2B, B2C, finances, questions juridiques… Nous avons pris deux nouveaux projets en portefeuille: LegoAlto et CleverPhone. Le capital, lui, a été porté à 5 millions d’euros. Notre but est d’atteindre 8 ou 10 millions d’euros d’ici la fin 2012.

2012-2014 sera une phase d’investissements, avec l’ajout de 4 ou 5 dossiers par an au portefeuille. Le réseau d’experts travaillera pour les préparer à la croissance, en ce compris dans une optique internationale. Nous allons d’ailleurs sérieusement envisager la piste d’un support par des investisseurs américains qui pourraient nous épauler et ouvrir aux projets en portefeuille la piste de l’international.

2014-2016 s’inscrira dans le prolongement direct, avec accompagnement et vision internationale.

2016 et 2017 verront sans doute la préparation des premières “exits”. Internet Attitude estime en effet pouvoir accompagner un projet pendant une période de 5 à 7 ans. Au-delà, une start-up a besoin d’un autre type d’aide financière. Arrivées à ce stade, les sociétés en portefeuille devront donc se tourner vers d’autres intervenants.

Les apports successifs de capitaux sont venus des partenaires?

Les apports de fonds viennent en effet d’investisseurs privés et de l’équipe opérationnelle, qui investit donc les fonds que lui confient les investisseurs. Les nouveaux apports viendront, cette fois encore, d’investisseurs privés. Le fait de ne pas être soutenu par les investisseurs publics est d’ailleurs pour nous une déception. En ces temps de crise, il est triste de devoir se reposer uniquement sur des soutiens privés. Les nouvelles technologies sont un élément essentiel du tissu économique et pourtant aucun acteur public ne se laisse convaincre. Nous sommes pourtant en discussions avec la SRIB, la SRIW, le GIMV. Entre autres. Mais rien ne se débloque C’est décevant. D’autant plus que nous avons mis en place une bonne équipe, capable d’identifier et d’accompagner les start-ups. On a su les accompagner dans les moments les plus difficiles, trouver les compétences pour leur faire passer le cap. Là où ces invests publiques auraient depuis longtemps tiré la prise et passé l’expérience en pertes et profits.

Comment justifient-ils de ne pas répondre à vos sollicitations?

Les arguments qu’on nous oppose ne nous convainquent pas. Notamment celui par lequel chaque invest se dédouane en invoquant le fait qu’Internet Attitude n’est pas exclusivement wallon ou uniquement bruxellois. 45% de nos dossiers sont bruxellois. 35 ou 40% sont wallons. Le fait est que, dans notre secteur [ICT et nouvelles technologies] se positionner uniquement sur l’une des deux régions est totalement irréaliste. D’autant plus qu’il y a un croisement constant entre projets et porteurs de projets venus des deux régions, des Wallons qui lancent une start-up à Bruxelles et vice versa. Une chose dont la SRIW ou la SRIB ne semblent pas vouloir prendre conscience…

D’autres estiment que nous sommes trop petits, que la taille minimale de notre fonds devrait être de 75 millions d’euros. C’est stupide de raisonner de la sorte pour des investissements destinés à des start-up. Avec notre équipe [Ndlr: une quinzaine de personnes, toutes expérimentées et réellement impliquées dans les projets qu’elles évaluent et accompagnent], il ne nous est pas possible de prendre plus de 20 sociétés en portefeuille. Sinon, on ferait du “spray & pray” ou bien on jouerait la statistique. A nos yeux, 10 millions est un maximum pour Internet Attitude. Au-delà, notre taille deviendrait déraisonnable par rapport à la qualité qu’on veut préserver.

Ce qui est décevant, c’est qu’on multiplie les pôles de compétences, les invest locaux, mais qu’on ne parvient pas à obtenir de soutien quand on frappe à la porte avec une super-équipe.

Que deviennent par ailleurs les projets qu’Internet Attitude refuse, pour diverses raisons? Nous avons, jusqu’à présent, étudié 80 dossiers. 5 ont retenus notre attention et ont été supportés [lisez financés et accompagnés]. Les 75 autres étaient loin d’être tous mauvais même s’ils ne correspondaient pas à nos critères ou à notre champ d’action. Quand on s’interroge sur ce qu’on en fait, on n’obtient pas de réponse. En fait, tout le travail fait en amont n’est pas récupéré. L’ABE [Agence Bruxelloise pour l’Entreprise], par exemple, ne peut en accompagner que 5 ou 6 par an. Or, les refus que nous opposons aux projets sont très élaborés, documentés par des pistes de réflexion sur ce qui doit être amélioré, des idées de contacts qui pourraient aider le projet. Peut-être faudrait-il travailler davantage main dans la main, pour ne pas tous les lâcher.

Amélie de Spot: “Ce qui est décevant, c’est qu’on multiplie les pôles de compétences, les invest locaux, mais qu’on ne parvient pas à obtenir de soutien quand on frappe à la porte avec une super-équipe.”

Il ne faudrait pas qu’en désespoir de cause, les projets et leurs initiateurs n’aillent trop systématiquement à l’étranger, comme c’est le cas ces dernières années. Et on ne peut pas leur jeter la pierre! L’Awex peut-elle nous aider à trouver des pistes de collaborations et préserver la propriété des projets en Belgique?

Quand vous voyez les porteurs de projets, qu’en pensez-vous? osent-ils assez? est-ce qu’ils disposent d’un bagage suffisant? quels conseils pourriez-vous éventuellement leur donner?

Ce qui me frappe très fort, c’est qu’ils sont souvent seuls. Quand je côtoyais les Arnaud Huret, Benoît Lips, Brice Le Blévennec (v. le portrait que nous lui consacrons), nous étions une petite bande, nous avions des compétences très complémentaires, nous pouvions faire du ping-pong avec nos idées. Eux, ils sont très seuls et en plus ils veulent garder leur idée pour eux, ne rien en dire. C’est une erreur. En matière d’entrepreneuriat, il n’y a que l’exécution qui compte, qui ait de la valeur. On peut avoir la meilleur idée au monde, si on ne réussit pas l’exécution de cette idée, on n’arrive nulle part. Il faut rencontrer un maximum de gens, échanger avec un maximum de personnes. De 50 idées ou points de vue différents sortira un projet plus riche. Sortira ou ne sortira pas d’ailleurs car c’est cela aussi, se confronter au monde extérieur. C’est avoir le courage, à un moment donné, de lâcher une idée qui n’est pas si bonne que ça….

“J’ai un goût certain pour l’aventure.”

Autre erreur fréquente chez les entrepreneurs: ils mésestiment l’évaluation réelle du marché qu’ils vont pouvoir prendre. Ils adoptent souvent une approche top down: il y a x millions d’internautes en Belgique, je vais pouvoir en séduire x pour-cents… Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Il faut agir en bottom up: avec mes moyens commerciaux et marketing, combien de clients vais-je pouvoir toucher, combien de rendez-vous pourrai-je faire par jour? combien de commerciaux dois-je engager pour autant de rendez-vous par jour pour convertir x prospects en clients?

Il faut être plus ouvert sur le monde. L’enfermement est le pire ennemi de la start-up. Autre oubli: on est dans un monde de tendances. Quand une idée surgit, il est rare qu’elle soit seule au monde. A l’exception sans doute des technologies très spécifiques ou de l’innovation disruptive, ce n’est pas l’idée qu’il faut protéger. Une fois encore, c’est l’exécution qui a de la valeur. Il faut donc en parler pour affiner le plan d’exécution pour qu’il soit le plus efficace possible. Et puis, il faut aller chercher les aides financières disponibles. Il y a suffisamment de sources possibles en Wallonie et à Bruxelles. A cet égard, il est essentiel de s’interroger sur la nécessité éventuelle, dès le départ, de s’associer pour trouver des capitaux. Même si s’associer, c’est la chose la plus difficile au monde. Ou, autre scénario, d’accepter qu’on n’est peut-être pas la meilleure personne pour porter le projet.

Les porteurs de projets actuels, les initiateurs de start-up sont-ils différents de ce que furent leurs aînés?

Je constate en tout cas qu’il y a beaucoup d’ingénieurs parmi les porteurs de projet. Ils ont souvent un MBA en poche, autrement dit une formation qui peut les aider. Mais ils aiment bidouiller dans leur coin.

Ceux que je rencontre le plus viennent de la tranche d’âge 25-35 ans. Ils sont sans doute un peu plus jeunes qu’il y a quelques années. Le fait est que les jeunes sont plus matures que nous l’étions, ont expérimenté davantage de choses… Dans la manière dont ils se confrontent au business, dans leur connaissance du monde, ils sont plus matures. Par contre, ils sont peut-être un peu moins bosseurs. On les entend souvent parler d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Un concept qui n’existe plus dès l’instant où on lance une start-up…

Internet Attitude finance et accompagne à la fois des projets wallons et bruxellois. Notez-vous des différences d’approche entre porteurs de projets venus de ces deux régions, que ce soit pour des raisons de formation, d’ambiance régionale, de contexte économique, constatez-vous des différences en compétences, en objectifs, en démarches?

Pas particulièrement si ce n’est que les Bruxellois se tournent peut-être plus vite vers l’international. Parce que les structures d’investissement et d’accompagnement le sont davantage.

Lorsqu’il y a une différence, elle est due au parcours de l’entrepreneur, ce qui influence la manière dont il appréhende le projet.

Amélie de Spot: ”Pour être au bon endroit, au bon moment, il faut sortir de chez soi.”

L’un des plus grands problèmes des entrepreneurs wallons, plus que d’autres peut-être, est le fait qu’ils soient seuls. Ils semblent ne pas apprivoiser suffisamment l’esprit “grégaire”, l’intérêt qu’il y a à lancer un réseau, voire une simple petit comité de réflexion, avant le lancement de leur projet. Cela réduit potentiellement leur degré de visibilité, de contact et de concrétisation de clientèle. Les journées ne sont pas extensibles à l’infini… Cela les prive également de compétences, dans la mesure où une seule personne ne réunit que très rarement toutes les compétences nécessaires pour mener un projet à bon port. A cet égard, je ne peux que saluer l’excellent travail que fait le réseau Entreprendre en Wallonie. Il assure un très bon coaching pour les start-ups. Les gens d’Auctelia, par exemple, sont coachés par Rodolphe Collinet, patron de Carmeuse. C’est important de pouvoir reprendre de temps à autre une vue d’hélicoptère, de définir les KPI qui comptent, de travailler, sans formalisme, avec quelqu’un qui n’a pas constamment le nez dans le projet.

Comment vivez-vous le fait d’être une femme dans ce double monde très majoritairement masculin qu’est le monde des nouvelles technologies et de la finance?

Comme un énorme avantage. On peut parfois en jouer, faire sa blonde. [Grand éclat de rire pour souligner le côté ironique, décalé du propos]. Mais c’est en fait vraiment un énorme avantage parce que le monde des start-up, de la finance, des nouvelles technologies, est en effet un monde très masculin et parce que le regard que jette une femme est tout autre. Il prend en compte des dimensions différentes. La compréhension qu’a une femme des enjeux du business est radicalement différente de celle d’un homme. Par ailleurs, la communication est toute autre dans une réunion lorsqu’il y a une femme. Il y a peut-être moins de bagarres d’egos. Le meilleur choix que j’aie fait est celui de devenir indépendante, voici 13 ans. Etre salariée, avoir un employeur est une catastrophe pour une femme. Pour progresser, il faut être présente de 9 heures à 17 heures. Car le plafond de verre existe bel et bien. Quand on est une femme, il faut envisager le statut d’indépendante même si ce statut n’a pas suivi l’évolution énorme qu’a connu le marché du travail.

Dans ce contexte, que pensez-vous de la création du Women Business Angels Club par Be Angels, que ce dernier présente comme “premier réseau de business angels au féminin en Belgique”?

Je trouve que c’est une initiative intéressante que de vouloir attirer davantage de femmes vers ce monde-là. De combattre cette impression qu’elles ont que ce n’est pas pour elles, qu’elles n’ont pas les compétences nécessaires… En réalité, le bon sens business prime sur tout le reste. Contrairement à l’aptitude à écrire un bon business plan, ce qui peut s’apprendre. Avec leur bon sens, les femmes ont certainement leur pierre à apporter à l’édifice. Toutefois, un piège qu’il faudra à toute force éviter c’est de ne faire traiter que des dossiers destinés à des entrepreuneurs femmes par ce club de femmes…