Enseignement de l’informatique? Trop déconnecté du terrain

Article
Par · 04/01/2013

L’AEQES (Agence pour l’Evaluation de la Qualité de l’Enseignement Supérieur) a récemment tenu une conférence afin d’expliquer plus en détails certaines conclusions tirées du vaste exercice d’évaluation des cursus informatiques auquel elle s’est livrée auprès des établissements d’enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (universités, hautes écoles et établissements de promotion sociale.


L’évaluation des programmes d’études informatiques effectuée par l’AEQES est présenté, par ses responsables, comme “un outil d’information, un outil d’analyse et de réflexion. On espère qu’elle sera un levier de progrès, le point de départ vers une évolution globale et un esprit d’amélioration continuée”, déclare Eva Jaroszewski, coordinatrice des évaluations de cursus au sein de la cellule exécutive de l’AEQES. “Dès le stade de l’auto-évaluation par les établissements d’enseignement [avant donc le passage des experts et le rapport rédigé par l’AEQES], on a pu constater que certaines mesures étaient prises par ces établissements. On a également pu constater que l’exercice provoquait des questions parlementaires.” Espoir donc de voir les politiques se saisir de certaines conclusions… pour en tirer les leurs.


Les conclusions tirées (nous en évoquions déjà certaines d’entre elles dans un article précédent) sont globalement positives: de l’avis de leurs futurs employeurs, les diplômés ont dans l’ensemble les bons profils et capacités pour se lancer sur le marché du travail, ainsi que les aptitudes nécessaires pour continuer à se former. Ils trouvent par ailleurs aisément du travail (assez logique dans un contexte ou la demande dépasse l’offre). Toutefois, certaines carences et lacunes se dégagent qui devront idéalement faire l’objet de mesures de redressement:

  • fonctionnement trop rigide et complexe du dispositif éducatif
  • manque de fluidité entre les filières
  • absence d’un référentiel de compétences commun à toutes les filières
  • absence d’outils de motivation des enseignants, “dont la carrière demeure aussi plane que les polders”
  • trop faible mobilité des étudiants et enseignants qui restent souvent scotchés à leur (micro-)région,
  • côté étudiants: faiblesse dans la connaissance des langues
  • manque de certaines compétences (travail en équipe, aptitude à évaluer les implications et risques d’un projet…)
  • formation lacunaire face à certaines technologies actuelles
  • faible recours aux plates-formes électroniques (e-learning) alors qu’elles pourraient faciliter les parcours en promotion sociale, favoriser “l’analyse et l’harmonisation de la charge de travail des étudiants tout au long du programme” et permettraient de prendre des distances par rapport aux modes d’apprentissage traditionnels, encore très transmissifs à l’heure où le collaboratif s’est installé dans nos vies…

Trop peu d’étudiants

Bruno Schröder: “Ce qui transforme une société, ce sont des codes, des algorithmes, des programmes. Si personne ne peut les comprendre, le risque encouru est que seule une élite maîtrise ce langage et ces outils. Il est dès lors essentiel de renforcer l’attractivité des études informatiques.”

Le constat en est fait chaque année: les études informatiques attirent (trop) peu de jeunes et ne parviennent donc pas à alimenter suffisamment le marché où des milliers de postes demeurent non pourvus.

En Fédération Wallonie-Bruxelles, seuls 3,95% des étudiants se lancent dans une filière IT. Nettement moins qu’en l’Allemagne ou qu’au Grand-Duché de Luxembourg, pour ne prendre que ces deux repères.

Hormis les problèmes que cela occasionne sur le marché du travail, la faible fréquentation des études informatiques est un instrument d’auto-appauvrissement.

“Les faibles effectifs estudiantins”, signale le rapport de l’AEQES, “engendrent un encadrement enseignant dédié limité. Certains champs disciplinaires risquent de ne pas être couverts par les équipes en place.”

La taille modeste est surtout une caractéristique des établissements de promotion sociale. “Dans certaines sections, comptant peu d’étudiants, il arrive parfois qu’un seul professeur assume l’ensemble des cursus. Ce qui pose un problème en termes de transfert de compétences pertinentes”, souligne Alain Dubois, chargé de cours (informatique, gestion de l’information) à la HEC-ULg, l’un des experts sollicités par l’AEQES pour procéder à des évaluations sur le terrain et co-rédiger le rapport global d’évaluation.

Inadéquation des programmes?

Le constat en est souvent fait sur le marché du travail: les formations suivies par les étudiants en informatique ne les préparent pas toujours idéalement aux exigences du terrain. Les raisons en sont multiples: compétences manquantes (tels que l’apprentissage du travail en équipe), segmentation trop rigoureuse des compétences (à l’heure où la multidisciplinarité est requise), retard et décalage par rapport aux évolutions des technologies (mobilité, cloud, sécurité, langages de programmation…), etc.

“La distance entre programmes donnés et usages sur le terrain semble être notamment influencée par la taille des établissements d’enseignement”, souligne Bruno Schröder, autre expert IT (il est le Technology Officer de Microsoft BeLux) sollicité par l’AEQES.

“En la matière, les grandes écoles semblent favorisées”. Selon la même règle de trois que celle évoquée plus haut: plus d’élèves, plus de moyens, plus de professeurs, meilleure (chance d’)adéquation des compétences des enseignants.

Toutefois, le constat général est que “les enseignants sont confrontés à un problème de veille par rapport aux technologies et aux usages. Les changements [de la technologie et du marché] sont trop rapides; les écoles ne peuvent pas suivre.” D’où la recommandation que fait sienne l’AEQES de “mettre en place une structure apte à suivre l’évolution technologique, à valider technologies et usages afin de guider les établissements d’enseignement.” Elle permettrait de “définir les futurs métiers de l’informatique et de mieux identifier les besoins futurs des programmes.”

“Il est important”, confirme Bruno Schröder, “de pouvoir anticiper et de ne pas se contenter d’utiliser les outils déjà existants.”

“Les enseignants sont confrontés à un problème de veille par rapport aux technologies et aux usages. Il faudrait mettre en place une structure qui puisse valider technologies et usages afin de guider les établissements d’enseignement.”

L’AEQES, toutefois, ne se prononce pas sur la nature de cette “structure”. Aux politiques de décider…

Dans le cercle des experts, par contre, on semble indiquer que les établissements de promotion sociale, de par leur proximité plus grande avec la réalité de terrain, seraient peut-être plus indiqués pour faire émerger une cellule de veille technologique. Quitte à redéfinir ou élargir leur mission. D’autant plus que leur “structure plus flexible leur permet d’intégrer plus rapidement et plus souplement les changements, de créer plus vite de nouveaux modules de formation.”

Bruno Schröder évoque ainsi la possible constitution d’une chaîne intégrée qui permettrait de mieux générer les compétences attendues par le marché du travail. Une chaîne aux maillons complémentaires: enseignement des compétences de base, “qui évoluent moins vite”, du côté des universités et des hautes écoles; compétences évolutives du côté de la promotion sociale.

L’un des remèdes à ces difficultés de veille devrait également venir d’un meilleur encadrement des enseignants, souvent livrés à eux-mêmes en ce qui concerne leur propre formation. “Une véritable politique des ressources humaines au sein des établissements permettrait d’assurer un déploiement cohérent des compétences au service des programmes”, souligne le rapport final.

Se rapprocher du terrain

Autre conseil pour améliorer l’adéquation programmes-usages: renforcer les collaborations avec le monde des entreprises. Et cela concerne non seulement le contenu des programmes (par exemple, instiller davantage de cas vécus, pratiques, dans les projets sur lesquels les étudiants sont appelés à plancher) mais aussi les compétences des enseignants. Preuve en est que les établissements de promotion sociale semblent être mieux armés en la matière: “ils sont plus performants dans la mesure où ils ont le gros avantage d’engager, pour donner des cours, des gens actifs dans le secteur”, souligne Alain Dubois. “L’enseignement donné dans les universités, lui, demeure très académique. On y forme davantage des chercheurs, des concepteurs de solutions et d’innovations, plutôt que des personnes directement “activables” ou des “réalisateurs”. Les universités demeurent encore trop engoncées dans leur tour d’ivoire. Elles ont tout intérêt à mieux s’intégrer aux secteurs professionnels.”

“Les universités forment davantage des chercheurs, des concepteurs de solutions et d’innovations, plutôt que des personnes directement activables ou des réalisateurs”.

Une meilleure adéquation des programmes pourrait également passer par “une intervention plus fréquente d’experts de terrain, afin de soutenir et d’élargir la vision de l’informatique qu’ont les équipes pédagogiques de taille réduite.” Sans oublier une implication plus étroite des réseaux d’anciens. Les alumni sont potentiellement une source de réancrage de l’enseignement dans le réel. Source trop peu exploitée.

Quid du principe de stages pour les étudiants? Comparée à ce que la France a mis en oeuvre, la Belgique fait pâle figure. Nous évoquions le sujet à l’occasion de la publication de l’étude comparée France/Belgique à laquelle a procédé Technofutur TIC dans le domaine des métiers du Web. Mais comparaison n’est pas toujours raison, estiment Bruno Schröder et Alain Dubois.

Certes les stages ont moins de place de ce côté-ci de la frontière mais les dispositifs d’enseignement sont différents et, surtout, estiment-ils, ce qui peut apparaître comme un avantage français cache aussi des effets pervers.

Alain Dubois: “Pourquoi ne pas lier le stage au travail de fin d’études? Il serait alors le début d’un travail qui continuerait avec l’entreprise, mais en dehors de l’entreprise. C’est là une méthode peu exploitée à ce jour.”

En Fédération Wallonie Bruxelles, les stages sont surtout l’apanage des Hautes Ecoles, avec des périodes de 3 mois. “Plus de 3 mois est impossible, compte tenu des grilles horaires.” L’université, elle, intègre peu le principe de stage, si ce n’est en option. Chose d’ailleurs jugée regrettable par les deux experts. Du côté de la promotion sociale, les stages durent de 3 à 6 semaines “mais ils sont plus difficiles à mettre en oeuvre compte tenu de l’emploi du temps des personnes formées.”

Cette durée de stage apparaît en tout cas comme insuffisante, vu du côté des apprenants mais aussi du côté des entreprises. Trop court pour que le stagiaire “contribue” réellement. Jérôme Herman, de Damnet, rencontré récemment, ne disait pas autre chose.

De là à prolonger fondamentalement la période de stage, il y a un pas énorme qui impliquerait nombre de modifications dans les modes de fonctionnement et un réexamen des conditions de mise en oeuvre. “Faudrait-il prévoir une rémunération pour des stages plus longs?”, s’interroge Bruno Schröder. Qui souligne au passage que le mécanisme français de stages et de pratique de l’alternance est aussi une manière pour les entreprises de se “payer” de la main d’oeuvre bon marché…

Alain Dubois, pour sa part, préconise une réflexion qui mènerait à un avantage plus net pour l’entreprise mais aussi pour l’apprenant. Pourquoi, se demande-t-il, ne pas coupler le stage à un travail de fin d’études? “Le stage serait alors le début d’un travail qui continuerait avec l’entreprise, mais en dehors de l’entreprise. C’est là une méthode peu exploitée à ce jour.”


Les quelques 95 recommandations formulées par les experts à l’issue de leur exercice d’évaluation sont résumées en pages 119 et suivantes du document d’analyse transversale publié par l’AEQES. Ce document peut être téléchargé via le site de l’AEQES.