L’Europe peut-elle se contenter de réguler, de cadenasser comme elle le peut? Ou doit-elle assumer un rôle plus actif, plus volontariste?
Pour Axel Legay, professeur à l’Ecole Polytechnique et à l’Institut ICTEAM de l’UCLouvain, s’il y a une leçon que l’on peut tirer du constat, posé de longue date, que l’Europe est largement dépassée par les acteurs américains ou asiatiques lorsqu’il s’agit de l’exploitation des données, c’est entièrement de sa faute.
Si les sociétés, les majors, viennent “d’ailleurs”, c’est en raison de notre incapacité à en créer. Avec comme difficulté supplémentaire qu’“il n’est pas possible de réguler ce qu’on ne construit pas.”
Axel Legay (UCLouvain): “Il y a un vrai défi pour l’Europe. Le seul Meta peut mettre 50 milliards de dollars sur la table. Un pays, à lui seul, ne peut pas le faire. Une fédération des acteurs européens est dès lors nécessaire.”
Que peut-on entendre par “métavers européen”?
Dans le programme électoral d’Emmanuel Macron est apparue cette idée – encore assez imprécise – de “métavers européen” (voir encadré ci-contre). Objectif annoncé: promouvoir le développement ”d’expériences en réalité virtuelle, autour de nos musées, de notre patrimoine et de nouvelles créations, en protégeant les droits d’auteur et droits voisins”. Vision purement culturelle ou plus large? Qui s’étendrait aux infrastructures, qui répondrait à des règles plus éthiques et plus respectueuses de la vie privée? Nous reparlons de cette idée dans l’interview que nous a accordée Henri Verdier, Ambassadeur français aux Affaires numériques.
Extrait du programme d’Emmanuel Macron…
Un métavers européen pour “permettre à tous nos créateurs, quel que soit d’ailleurs le champ culturel qui est le leur ou leur champ d’activité, de créer et de ne pas dépendre d’acteurs et d’agrégateurs anglo-saxons ou chinois, qui pourront totalement contourner sinon les règles aujourd’hui de respect des droits d’auteurs et du droit voisin”.
Quoi qu’il en soit, si un métavers européen doit voir le jour, il faudrait éviter, selon Axel Legay (UCLouvain) qu’il ne soit une création pilotée par l’un ou l’autre “grand” pays de l’UE, qui imposerait ses vues, son modèle, sa volonté aux autres. Alors que bien des innovations technologiques sont le fait de petits pays. En ce compris à l’Est. Pas question selon lui de répéter l’erreur de l’initiative (française) à l’origine de Qwant: “la France a voulu en faire un moteur de recherche français avant tout. Avec les suites que l’on connaît…”
En matière de possible métavers européen, il faut selon lui, “casser le concept de nation, de pays qui domine. Un pays peut certes donner l’impulsion mais le résultat doit être une marque européenne. Nous avons les capacités techniques, l’arpent pour le faire. Du moins si nous jouons collectif, face à la force de frappe, par exemple, du seul Meta qui peut mettre 50 milliards de dollars sur la table. Nous avons pour nous l’optique de l’ouverture, de l’open source. Mais vu la gouvernance et les méthodologies actuelles, je n’y crois pas.”
Et le reste du monde risque de ne pas nous l’acheter, prévient-il, tant nous avons une étiquette d’empêcheur de tourner en rond.
Il n’empêche que des voix s’élèvent en faveur d’un “métavers européen”. Parlant à titre personnel, Fabien Bénétou, consultant rattaché au labo d’innovation du Parlement européen, évoque par exemple la possibilité de voir les gouvernements “proposer un nouvel espace public, une sorte de forum virtuel qui serait financé par l’Etat, où les gens pourraient librement s’exprimer, sans être observés et espionnés tout le temps.”
Sans que leurs données, leurs propos, leurs gestes et “sentiments”, captés par les dispositifs biométriques associés au métavers, soient exploités à des fins diverses et, essentiellement, commerciales.
Réguler, légiférer. Sans doute. Mais comment?
L’Europe commence à se saisir de la question. Directement ou en finançant des projets de recherche et des études allant dans le sens d’un métavers plus “vertueux”, éthique, respectueux des valeurs européennes.
Parmi ces projets, une étude à laquelle participe XR4Europe. Objectif (d’ici trois ans- une éternité !): formuler des recommandations aux institutions européennes en matière d’éthique pour la XR (utilisation des outils et dispositifs XR, précautions nécessaires pour éviter le détournement de ces outils…).
Parmi les membres du consortium: l’université d’Oslo, le Franhofer Institut allemand, les universités de Leeds et de Leiden, un institut de recherche grec…
En termes de réglementation, de “régulation” directe par l’Europe, plusieurs législations sont en cours d’élaboration. “L’enjeu est énorme”, indique par exemple Philippe Laurent, juriste auprès du cabinet d’avocats MVVP. “On voit bien que les grands acteurs – les GAFAM notamment – tentent de rafler la mise. L’impact pourrait être exponentiel avec le métavers. Le risque est devoir se reproduire le phénomène de dominance de grandes multinationales monopolistiques.
Certaines des législations élaborées par l’Europe en matière de plates-formes sont peut-être applicables au métavers. Notamment la notion de gatekeepers, ces détenteurs d’infrastructures qui permettront à d’autres de s’installer dans le métavers.
La réglementation européenne permettrait de réguler les gatekeepers du métavers. Cela aurait des implications majeures sur les accès aux données, permettant aux fournisseurs de services et de contenus de mieux apprécier l’utilisation qui est faite de leurs données [par les fournisseurs d’infrastructure].”
A lire, l’article de Philippe Laurent dans lequel il énumère quelques-unes des législations ou futures réglementations qui pourraient s’appliquer au(x) métavers.
Une Europe encombrante?
Nombreux toutefois sont ceux qui renâclent, voire rejettent l’idée que l’Europe – une fois de plus – légifère et bride ainsi l’innovation. Voire qu’elle fasse office de repoussoir et/ou se tire une nouvelle balle dans le pied.
Et la critique ne vient pas seulement de chercheurs universitaires ou d’entrepreneurs. Les juristes eux-mêmes reconnaissent qu’il y a là un péril si la régulation n’est pas faite de manière “intelligente”.
Aux yeux de Philippe Laurent, la manière dont l’Europe approche la régulation de l’IA implique en fait qu’elle se tire une balle dans le pied. “L’Europe veut réguler de manière horizontale, transversale. L’approche est toujours de vouloir gérer le traitement des données de manière universelle et puis seulement de commencer à se poser des questions sur l’applicabilité sectorielle.
Les Etats-Unis sont plus pragmatiques, en abordant la question d’une manière plus verticale et sectorielle.
Peut-être le même phénomène se reproduira-t-il avec le métavers. Mais une approche transversale semble problématique du fait que la problématique est exponentiellement plus énorme que celle de l’IA.”
Un métavers européen. So what?
Imaginons qu’un véritable métavers européen – infrastructure, cadre réglementaire, cadrage éthique, services et acteurs – voie le jour. Quelle garantie a-t-on qu’il soit utilisé par les premiers intéressés – les citoyens, professionnels, gamers et autres profils européens? Sans parler de sa capacité à convaincre les extra-européens de l’utiliser, voire de le préférer à d’autres?
L’attrait – et la “force de frappe” – des majors, non européens, essentiellement à visée mercantile, qui se positionnent déjà ont démontré à quel point, en dépit de toutes les mises en garde et mauvaises expériences vécues, ils ont la capacité de monopoliser les utilisateurs, leur temps d’attention et leur propension à s’y épandre – en contenus, publications, transactions.
Pour convaincre d’une “préférence européenne”, nombre des interlocuteurs que nous avons rencontrés et interviewés à l’occasion du présent dossier estiment qu’il n’y a réellement qu’une seule solution prioritaire: sensibiliser. Encore et toujours. Faire passer le message, de manière la plus intelligente, soft et pertinente possible, que les risques sont bien réels. Qu’il leur revient de faire preuve de bon sens, de vigilance, dans la mesure où, jusqu’ici, “il n’existe aucun garde-fou”.
“Il faut déployer un important travail de formation, de sensibilisation. Montrer aux citoyens comment ils peuvent se servir du métavers. Il faut surtout les accompagner pour qu’ils sachent quels sont les risques et périls.”
La démarche doit être à la mesure de la cible. Avec adaptation de la forme et du fond. “Il faut aller dans chaque ville et territoire, organiser de petites conférences. Ce sera bien plus efficace que 5.000 pages de réglementation auxquelles le citoyen ne comprend rien”, déclare Axel Legay, enfonçant un peu plus un clou qui lui tient à coeur.
Axel Legay (UCLouvain): “Tant qu’il y aura une demande, les Gafam passeront. Il est donc nécessaire de faire naître des géants européens de la tech et de les encadrer correctement.”
“Il faut expliquer les choses en quelques petites phrases claires. Cela aura plus d’impact.” L’efficacité des mises en garde et de la conscientisation, selon lui, ne viendrait donc que d’un discours simple. Pour générer un réflexe, une habitude de prudence. “Parce que le contexte de l’utilisation d’un métavers sera aussi celui du salon de tout citoyen qui, après une journée de travail exténuante, voudra se plonger dans ces univers virtuels. Et que, épuisé par sa journée, il n’aura rien à rincer de considérations légales obscures…”
Psychologiquement, l’utilisateur, dans son environnement familier, ne réfléchira pas forcément aux conséquences. Contrairement à ce qu’il fait éventuellement lorsqu’il est dans un lieu public ou dans un cadre professionnel, faisant alors davantage attention à ses données.
Prenant une comparaison imagée plutôt parlante, Axel Legay met en garde l’utilisateur: ne vous dénuder pas à la maison, tout comme vous ne le feriez pas au beau milieu de la Rue Neuve…
Ici encore l’analogie avec les réseaux sociaux peut servir de référence: “il faut constamment se rappeler que lorsque vous êtes sur un réseau social [Ndlr: et à plus forte raison dans un métavers (non privé)], vous n’êtes plus chez vous mais sur la place publique mondiale. Si les gens comprennent cela, ils adopteront peut-être une attitude plus critique vis-à-vis des métavers.”
Pour convaincre l’utilisateur ou le citoyen lambda de choisir des prestataires et des infrastructures plus respectueux de son intérêt personnel, Fabien Bénétou, consultant rattaché au Labo d’innovation du Parlement européen, estime qu’il est essentiel de “faire la transparence sur qui gagne de l’argent avec vos données. Ce n’est pas compliqué de montrer comment les choses marchent, de faire comprendre les enjeux de sécurité, de vie privée.”
Il faut faire comprendre – et accepter – le fait que le respect de la vie privée, la non utilisation sauvage de nos données, a un coût. Le matériel, le logiciel acheté sera peut-être plus cher. Ou plus compliqué à utiliser ou à mettre en oeuvre. Mais décider d’un claquement de doigts d’acheter quelque chose de pas cher, c’est accepter que les données soient ouvertes à tous les vents.
La prise de conscience, l’exercice de sensibilisation peut être long. Tout comme le processus de modification d’attitude. Conseil de Fabien Bénétou: “documentez-vous, faites attention. Apprenez les uns des autres dans une dynamique d’apprentissage social. Vous ferez des erreurs mais ce n’est pas grave. Le métavers, ce n’est pas un tsunami. Les utilisations évoluent, petit à petit…”. Vous avez donc le temps de vous y préparer.
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