Il est un fervent observateur du monde de la réalité virtuelle depuis de nombreuses années, y ayant ajouté, depuis quelques années, une casquette de consultant (son employeur: la société de consultance Avanade née d’une co-entreprise entre Microsoft et Accenture). A ce double titre, Juan Bossicard s’intéresse aux métavers, selon lui, une étape de plus, logique, de l’interaction utilisateur-environnement informatique.
En quoi et pourquoi le monde des entreprises devrait-il s’intéresser et adopter le concept de métavers? On évoque notamment la perspective de collaboration qui serait améliorée ou favorisée…
Juan Bossicard: L’évolution, en matière d’informatique, son adoption par les entreprises, s’est toujours faite par bonds tectoniques successifs. Aujourd’hui, après celui des applis, le métavers et l’immersif apparaissent comme le bond suivant en termes d’interactions homme-machine. Le métavers est un nouveau mode d’interaction, via des mondes immersifs et interconnectés.
Le concept mijote depuis déjà 7 ou 8 ans, venu du monde du gaming, et a connu un effet d’accélération, d’une part, en raison de la généralisation du travail à distance, effet de la crise sanitaire, qui a amené des changements durables dans le monde du travail et, d’autre part, en raison de la confluence des technologies: 5G, haut débit permanent, progrès dans la micro-électronique, diminution de la latence en streaming vidéo, Intelligence Artificielle, crypto-actifs cloud computing, cloud rendering…
Aujourd’hui, l’offre rencontre la demande puisque, de ce côté-là, il y a un besoin accru de connectivité et de sociabilité sur Internet. Les entreprises commencent aussi à s’intéresser au métavers en raison notamment de la guerre des talents. Le virtuel, c’est la possibilité de ne plus exiger que les talents soient présents, en local, physiquement sur le lieu de travail. Ils peuvent désormais venir de multiples endroits, sans les inconvénients et coûts d’infrastructures – espaces de bureau, location d’espace…
Juan Bossicard (Avantage): “Aujourd’hui, il y a un besoin accru de connectivité et de sociabilité sur Internet. Les entreprises commencent aussi à s’intéresser au métavers en raison notamment de la guerre des talents.”
Mais l’approche reste bien entendu hybride: on ne s’immerge pas dans la VR pendant toute la durée du temps de travail. Uniquement pour des moments de partage.
Mais qu’est-ce que le métavers apporte potentiellement de plus par rapport, notamment, aux réunions en visio, via Teams ou Zoom, que l’on pratique déjà actuellement?
Le casque évite la distraction et donne du corps à la sensation de présence entre collaborateurs. On est ainsi davantage conscient que d’autres consacrent eux aussi du temps à la même chose. En video call, les gens ne se consacrent pas totalement à la réunion. Ils gèrent leurs mails, s’intéressent à d’autres choses…
Le concept d’avatar, lui aussi, permettrait de “masquer” le fait que le participant s’adonne, là aussi, à d’autres choses, non?
Pas si l’interaction se fait par le biais d’un casque. Par exemple, la prochaine génération de casques [Oculus] que proposera Meta inclura une caméra qui filmera l’iris, la rétine. C’est là d’ailleurs une fonctionnalité intéressante pour répondre aux exigences de sécurité et de confidentialité [Ndlr: signalons d’emblée que Juan Bossicard parle ici de confidentialité des données et intérêts de l’entreprise, avant tout, et non celle des employés – qui est un tout autre sujet].
Dans le cadre d’une entreprise, il est important de “reconnaître” l’utilisateur du dispositif VR.
On touche là à un sujet potentiellement épineux. Celui de l’identité. Et de la protection des données et informations personnelles de l’utilisateur…
Le problème ne se pose pas si l’on évolue dans le cadre bien défini d’un métavers d’entreprise. Mais l’identité numérique d’un avatar est en effet un sujet intéressant. Quel est le statut légal d’un avatar? Comment rendre l’utilisateur responsable de son comportement et de celui de son avatar?
A l’heure actuelle, on s’identifie via son adresse courriel, via un code d’identification… Avec les métavers, tant qu’on évolue dans le cadre d’une plate-forme privée, la situation est celle d’une discrétion entre l’utilisateur et la plate-forme, permettant d’identifier qui est cette personne.
Si l’on se trouve par contre dans un métavers “public”, on pourrait imaginer comme identifiant la carte d’identité électronique, qui pourrait être demandée par l’opérateur public du métavers. Et ce, afin d’octroyer un “statut” à l’avatar.
Mais on n’en est encore nulle part d’un point de vue légal à ce sujet.
Un autre aspect des choses ici, puisqu’on parle de la voix et de la parole, est à mon avis le contrôle des propos haineux, de la liberté de parole. Il est difficile de cadrer et de contrôler le comportement d’un individu sur base de ce qu’il dit. Si l’on se trouve sur une plate-forme avec plusieurs milliers d’utilisateurs, cela devient difficile d’opérer un speech monitoring, de contrôler le comportement des avatars. Il y a certes la notion d’espace de sécurité qui apparaît [Ndlr: en raison, notamment, des premiers cas de harcèlements dans le métavers] mais cela se limite à la création d’un espace où l’intégrité de l’avatar et de l’utilisateur n’est pas remise en question. Cela n’inclut pas la dimension des propos. A noter toutefois que, contrairement à ce qui se passe par exemple dans un jeu comme Fortnite [d’Epic Games], la totalité des interactions entre individus ne seront pas systématiquement enregistrées. Les plates-formes ne disposent pas des capacités de stockage nécessaires pour le faire…
Pour en revenir à l’utilisation potentielle des métavers dans le cadre de l’entreprise, compte tenu de ce recours à des avatars, à la notion de comportement au travail, de relation et collaboration entre collègues, dans quelle mesure les entreprises ne seront-elles pas amenées à prévoir rapidement des règles, un code de (bonne) conduite, une nouvelle charte? On évoque par exemple déjà le problème que poserait le fait pour quelqu’un de prendre l’apparence d’un petit chaton ou de Zorro sur son lieu (virtuel) de travail…
La tentation des employeurs sera de proposer une identité numérique à leurs collaborateurs. Leur démarche sera de proposer de créer pour chacun un avatar qui le représente personnellement. Tout en lui permettant quelques petites libertés, par exemple l’ajout de quelques tatouages…
Participer à des réunions sous forme d’avatars. Les premières versions (ici avec la future solution Microsoft) seront encore fort simplistes…
Il ne faut pas oublier que les collaborations se feront non seulement entre collègues mais aussi avec des partenaires de l’entreprise, des clients… La version numérique du collaborateur devra correspondre aux standards de l’entreprise, tout en étant représentative de l’utilisateur.
Sauf que rien n’empêche un même individu d’avoir plusieurs doubles numériques? Quid de la “réconciliation” entre avatars ou de l’exportation d’un avatar vers un autre métavers?
Si l’on se trouve dans le contexte de métavers permettant la portabilité d’identité vers de multiples univers interopérables, les identités multiples ne posent pas de problème. Par contre, dans le contexte de “jardins gardés” ou “clôturés” [Ndlr: le contexte du travail en entreprise], l’idée est de n’avoir qu’une identité unique.
A l’avenir, on verra surgir un ensemble de “jardins clôturés”. Ce qui supposera beaucoup de collaboration [entre ces jardins], la définition de normes entre acteurs, de protocoles d’interopérabilité universels by design… Mais pour l’heure, on en est encore à un stade très précoce. On ne sait d’ailleurs pas encore très clairement qu’elle est la définition d’un métavers…
Croyez-vous vraiment qu’il est possible de mettre tous les acteurs autour de la table et d’en arriver à la définition de normes et de protocoles d’interopérabilité? Les leçons du passé ne sont guère encourageantes en la matière… Et la concurrence s’annonce rude entre Meta, Microsoft, Google, Epic Games, Roblox etc…
En la matière, je crois que le législateur européen sera celui qui mettra tout le monde d’accord. L’Europe va cadrer. Les protocoles viendront de là. L’enjeu est trop grand. La virtualisation des entreprises et des relations humaines a en effet des implications gigantesques, au niveau fiscal, sécurité, propriété intellectuelle… Ces enjeux doivent être discutés au plus haut niveau.
Avec la réaction que l’on entend déjà que si l’Europe se mêle de légiférer, elle ne sera pas prise au sérieux, voire fera office de repoussoir et les acteurs américains ou asiatiques feront de toute façon comme ils l’entendent…
Les motivations du législateur allemand sont toutefois très spécifiques. Il a en effet estimé illégal le fait que Meta imposait de créer un compte Facebook, et non plus un simple compte Oculus. Une “fusion” de comptes qui, à ses yeux, contrevient aux dispositions du RGPD.
“L’obligation de créer un compte Facebook est juridiquement extrêmement discutable, du moins pour ceux qui ont déjà acheté un casque. La question de savoir si cela s’applique également aux nouveaux clients est un sujet de débat. Cela devrait largement dépendre de la conception du contrat, que nous n’avons pas.”
Le flou et le périmètre de la décision allemande font donc débat. Si Meta a réagi en stoppant la commercialisation desdits casques, le feuilleton ne fait sans doute que commencer…
En fait, il y a déjà eu un warning shot qui a porté. C’est celui du législateur allemand qui a interdit la commercialisation, en Allemagne, de la prochaine version du casques Quest 2 Oculus [Meta]. Voir encadré ci-contre…
Avanade est un partenaire d’intégration pour Microsoft. Comment voyez-vous la stratégie de Microsoft dans le domaine du métavers pour entreprise ?
A court terme, la stratégie de Microsoft semble être de passer son tour sur la VR pour se concentrer sur la réalité mixte. Tel qu’on le conçoit aujourd’hui, le métavers est une technologie intermédiaire [Juan Bossicard associe ici métavers et VR]. Le “vrai” métavers sera un monde mixte [blended reality] avec passage fluide entre réalité enrichie et réalité virtuelle, avec prolongement entre corps physique et corps virtuel. La technologie n’est pas encore prête pour la véritable vision métavers. Il faut encore une dose supplémentaire de puissance de calcul. L’évolution dans tous les domaines pour la concrétisation de cet univers mixte prendra encore 10 ou 20 ans…
Microsoft s’enthousiasme dès lors peu pour la vision actuelle [la VR] qui est celle d’une déconnexion de la réalité immédiate. La société mise davantage sur les progrès de l’Hololens [casque de réalité augmentée] et sur différents devices qui ne nous feront jamais perdre pied avec la réalité immédiate.
Et quels seraient ses principaux concurrents ?
A mon avis, la concurrence se jouera essentiellement entre Meta, Facebook, Microsoft et Apple. Tous ont la base d’utilisateurs nécessaire, aisément convertible.
Facebook/Meta, dans le monde de l’entreprise, sera sans doute confronté à un problème majeur: la confiance. On sait à quel point le cloud et les services dans le cloud ont déjà souffert d’un problème de confiance [qui a freiné l’adoption]. Avec le métavers, on parle de décentraliser le travail dans des lieux tiers virtuels, ce qui est encore une toute autre dimension…
Or, Facebook est davantage orienté B2C que B2B et son modèle est la monétisation des données. C’est là, à mes yeux, un vrai obstacle pour le monde du travail. Contrairement à Microsoft qui a déjà pignon sur rue… La société a à son actif l’acquisition d’Activision Blizzard, son expérience avec Xbox et le cloud, sa propriété intellectuelle, son packaging… L’ajout du métavers dans Teams, par exemple, se ferait de manière naturelle, en extension de ce qui existe déjà. Quelque chose de directement “compatible” avec le monde de l’entreprise.
Quant à Apple, quand la société sortira un device et une activité, cela génèrera à coup sûr un flux additionnel d’activités et de solutions.
Terminons par un retour à la question de départ. Quelles sont déjà les utilisations du métavers en environnement d’entreprise? A quels usages se prête-t-il le mieux?
On voit de nombreuses sociétés, notamment de consultance (Avanade, Accenture, Capgemini, Thalès…), qui investissent beaucoup en formation. Côté utilisateurs, on peut citer les utilisations de la réalité virtuelle que font des sociétés comme GSK pour la conception et simulation de labos, pour la formation ;
Le métavers, étape suivante pour des scénarios de formation, de tests, pour certains acteurs industriels. Ici, la réalité virtuelle telle que déjà utilisée par Alstom, pour tester le design d’équipements destinés au secteur du transport.
Nike, pour le design de ses magasins, l’optimisation de ses entrepôts et de sa logistique ; Delhaize ou d’autres grands retaillers tels Walmart pour la formation de leurs employés…
Mais on en est encore au stade des projets-pilote. Les entreprises désirent tremper un petit bout de l’orteil pour ne pas se retrouver démunies d’ici quelques années, au cas où elles n’auraient pas investi un tant soit peu dans le métavers pour évaluer en quoi il représente une opportunité ou vérifier son utilité pour telle ou telle activité.
L’un des domaines où le recours au métavers est par contre très développé est celui des marques, le luxe en particulier. Parce que la démarche est, pour elles, celle des objets rares, de la création de rareté. Mais aussi la possibilité de customiser. Être et paraître. Et puis il faudra bien habiller tous ces avatars, contribuer à créer leur identité…
Qu’en est-il du recours au métavers pour les besoins du recrutement et du processus d’onboarding?
C’est encore très gadget. Cela fait bien, sans doute, dans le cadre d’un salon. Cela fait sans doute évoluer quelque peu le monde du recrutement mais c’est encore loin d’être la norme. Peut-être une opportunité…
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