Quand les start-ups attirent les talents avec des billets de Monopoly et des valeurs galvaudées

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn (Valoro) · 04/02/2022

Au sein de la startup-sphère, la rémunération en capital est essentielle dans la guerre pour les profils rares, qui se paient cher. D’ailleurs, il n’y aurait ni French Tech, ni Belgian Tech, sans le concept de Stocks for Services, une passerelle de motivation créative et motivante sur le marché de la rétribution mais trop souvent dévoyée. 

Combien d’anciens employés de TPME ne se sont-ils pas sentis floués par l’une ou l’autre variante du dispositif des stock-options, notamment par les bons de souscription de parts de créateur d’entreprise (BSPCE), un mécanisme très en vogue dans les start-ups et scale-ups, qui fait miroiter des sommes colossales à leurs équipes? [ Selon le baromètre 2021 EY-France Digitale, 51% des salariés de start-ups/scale-ups réalisant un chiffre d’affaires annuel de 5 millions à 50 millions d’euros possèdent des BSPCE ]

On dit aux talents recrutés que, grâce au plan d’options sur actions, ils pourraient se payer une villa d’ici quelques années alors qu’ils ne toucheront même pas un centime puisque la boîte aura probablement coulé entre-temps.

Les BSPCE promettent aux cadres et dirigeants embauchés de participer au succès d’une société en devenant actionnaire, mais plus tard, à un “prix d’ami”défini au moment de la signature. En réalité, beaucoup de gens n’en voient pas la couleur. Pour les entreprises, ces bons de souscription permettent en effet de motiver et de fidéliser leurs meilleurs éléments. 

Cette carotte brandie pour compenser des salaires moins élevés (pour ne pas dire une rémunération au lance-pierre, des horaires de travail indécents, un turnover de malade) et censée permettre aux salariés-clé de faire fortune est généralement un miroir aux alouettes tant les pièges y sont nombreux.

Miroir aux alouettes?

D’abord, le salarié doit bien comprendre qu’il ne s’agit que de sommes potentielles, qui ne seront matérialisées qu’en fonction de nombreux critères, obscurs et complexes, à commencer par le fait de rester dans la société un certain nombre d’années. [ Selon la plate-forme Caption Market, qui aide des salariés à gérer leurs BSPCE, 75% des détenteurs n’activeront jamais leurs bons, dans la mesure où ils partent avant d’acquérir leurs actions ou parce que la start-up n’a pas réussi à croître. ]

Et puis, les clauses et subtilités sont légion. Toutes détaillées dans un pacte d’actionnaires assez sibyllin. Certains pactes font près de 100 pages mais tous utilisent un langage cabalistique (le jargon juridique) que les salariés ne comprennent pas.

Au manque de transparence (la nature ésotérique du langage contractuel) s’ajoute un manque d’équité: les conditions de rachat ou de partage n’étant pas les mêmes pour tous. Certains professionnels prisés ont certes vu le fruit de leurs bons, mais avec quelques surprises: comme cet analyste de données lorsque son ancienne entreprise a été rachetée.

Les équipes ont appris qu’elles allaient toucher une belle plus-value. Une fête a alors eu lieu, les salariés ont discuté et ont découvert des écarts de profits pécuniaires monumentaux.

Quelques-uns des collègues de cet analyste de données ont touché entre 300.000 et 500.000 euros grâce à leurs BSPCE, d’autres entre 3.000 et 8.000. Certains, arrivés récemment, ont touché davantage que d’autres avec plus d’ancienneté. Au final, cette découverte a entraîné une démotivation chez plusieurs employés-clé. 

Dès lors, loin de l’objectif de cohésion à l’origine du dispositif, naissait plutôt la certitude que l’impartialité et la transparence, valeurs éminemment évoquées et affichées par l’entreprise pour emberlificoter les talents qu’elle souhaitait recruter n’étaient pas réelles ou alors ne s’appliquaient qu’aux clients et non aux employés. Maladroite incohérence ou tromperie avérée?

L’exemple de Qonto

Exemple d’inconséquence: la fintech française Qonto affiche sa mission sur son site: [extraits] “Notre ambition est très claire: construire le meilleur service bancaire pour les petites et moyennes entreprises grâce à (…). Le tout avec une tarification juste, claire et transparente ! Nous pensons (…)  que les acteurs traditionnels n’ont pas réussi à proposer l’expérience bancaire que les entrepreneurs méritent. La banque pro devrait être efficace, fluide et transparente.”

Apparemment “justice”, “clarté”, “transparence” lui tiennent à cœur et pourtant ces valeurs d’entreprise ne s’appliquent guère aux collaborateurs talentueux, en tout cas pas dans leurs rémunérations diverses. La scale-up, devenue licorne le 11 janvier 2022 après avoir attiré 486 millions d’euros de financement, ne réussit manifestement pas à proposer à ses talents l’expérience de la récompense qu’ils méritent.

En effet, chez Qonto, la clause d’incessibilité précise qu’un actionnaire, même s’il est parti de l’entreprise, ne peut pas céder ses actions, généralement pendant quatre à dix ans. 

Une autre clause, dite de “leaver”, impose à celui qui quitte l’entreprise de vendre ses actions uniquement aux investisseurs ou aux fondateurs, durant un délai généralement de trois à douze mois, et à un prix décoté (entre 10 % et 50% de la valeur potentielle). 

Ainsi, des salariés partis en 2021 se sont fait racheter leurs actions par rapport à la valorisation de l’entreprise au moment de la dernière levée de fonds, en janvier 2020, soit 600 millions d’euros… Alors que la licorne vaut aujourd’hui 4,4 milliards d’euros.

En outre, une fois les bons obtenus (attribués gratuitement ou non), il faut encore débourser une somme pour acheter ses actions, ce que beaucoup, même parmi les meilleurs collaborateurs, ignorent. 

Ensuite, il faut pouvoir les revendre, car cela ne peut se faire qu’à certaines occasions: rachat, introduction en Bourse ou levée de fonds. Dans ce dernier cas, il faut toutefois obtenir l’aval des fondateurs et investisseurs. Or, des salariés de 360Learning (plate-forme de formation en-ligne) et de Swile (start-up française née Lunchr, qui propose des solutions dématérialisées de tickets-restaurant) expliquent avoir subi des pressions et avoir été incités à garder leurs options sur titres, les dirigeants leur assurant qu’ils en tireraient davantage dans le futur. 

De surcroît, des clauses empêchent les bénéficiaires d’exercer normalement leurs BSPCE, qui peuvent devenir périmés et caducs. Dans la start-up française de paiement Alma, par exemple, il faut rester quatre ans pour les débloquer… Mais ce délai est renouvelé à chaque levée de fonds par un mini-pacte d’actionnaires. Les règles du jeu sont ainsi souvent modifiées, unilatéralement. La plupart des embûches surviennent lorsqu’un salarié quitte l’entreprise émergente.

 

“Ni le gouvernement belge, ni le gouvernement français ne se soucient des conséquences en chaîne de leur complaisante passivité face à ces clauses qui peuvent être modifiées à gogo par les entreprises.”

 

On retrouve la clause d’incessibilité chez Swile, Younited Credit, Payfit ou Luko (assurance habitation). ManoMano, spécialisée dans le bricolage, a de son côté introduit directement dans ses statuts une clause dite “d’inaliénabilité”, qui empêche tous les actionnaires de vendre leurs actions librement sur des plates-formes comme Caption Market. Ils doivent ainsi suivre obligatoirement ce que la direction leur propose, c’est-à-dire un prix plus faible que sur ces plates-formes. Source: Jules Thomas dans Le Monde du 12 janvier 2022.

 Si la négociation d’une fraction de la rémunération en échange de BSPCE devient épineuse lorsqu’ils ne se transforment jamais en monnaie sonnante et trébuchante, ni le gouvernement belge, ni le gouvernement français ne se soucient des conséquences en chaîne de leur complaisante passivité face à ces clauses qui peuvent être modifiées à gogo par les entreprises. 

En somme, dans ce Far West de la rémunération, où sévissent des notions triviales et des conditionnalités souvent fallacieuses, qui connaît parfois d’énormes manipulations et des transactions douteuses (4) mais qui ne subit pratiquement aucun contrôle – soit il y a des comportements déviants, soit les bons talents ont mal lu leurs documents…

Carl-Alexandre Robyn
Cabinet de consultance Valoro