Data centers et neutralité carbone: est-ce conciliable?

Hors-cadre
Par · 01/02/2022

Il y a comme une lame de fond qui est en train de se former et qui, selon les promesses émises, pourrait ressembler à du “green washing. Un data center peut-il être “neutre en carbone”? Qui plus est par ses propres moyens? Cela vaut qu’on s’y arrête et qu’on précise ce que ces infocentres mettent en oeuvre.

Dans la mesure où la neutralité carbone devient un thème incontournable, pour des raisons plus ou moins vertueuses et honnêtes, on voit s’accentuer, dans la bouche de certains opérateurs de data centers, un discours qui affirme bien haut leur volonté de réduction d’empreinte écologique.

Alors que, dans le même temps, les besoins en espaces de stockage de données et puissances de calcul explosent et que ces mêmes data centers se multiplient aux quatre coins de la planète. Et ce, selon des formats et des envergures divers et variés – depuis les méga-centres jusqu’aux sites délocalisés vers l’edge – pour jouer la proximité optimale avec les utilisateurs et/ou, du côté des acteurs politiques et économiques locaux, pour jouer la carte de la relocalisation territoriale.

Mais comment un data center peut-il être “carbon neutral”? Mirage, fanfaronnade, franche tromperie, objectif partiellement atteignable?

Passons en revue ce que plusieurs opérateurs de data centers, présents en Belgique francophone, planifient et comment ils expliquent leur stratégie de neutralité carbone ou de réduction d’empreinte énergétique.

Evolution naturelle et actions plus volontaristes

LCL, qui a racheté le centre de données d’Engie Cofely situé dans le parc d’activités Créalys (près de Gembloux) pour prendre pied en sol belge francophone, a fait de la neutralité carbone et de l’image de “vertitude” l’un de ses arguments de communication en fin d’année dernière.

LCL, parmi les signataires 2021 de la charte du numérique responsable de l’ISIT…

Il y eut d’abord la signature de la charte ISIT (Institut belge du Numérique Responsable).

Suivie quelques jours plus tard de l’annonce que la société adhérait à l’initiative internationale iSBT (Science Based Targets) portée sur les fonts baptismaux, voici quelques années, par le Carbon Disclosure Project (CDP), le Global Compact (pacte global initié par les Nations Unies), le World Resources Institute (WRI) et le WWF.

Les signataires de cette dernière charte disent ainsi vouloir contribuer à “maintenir l’augmentation moyenne des températures mondiales en deçà de 1,5°C”.

Voici un an, LCL avait déjà signé le Pacte “Climat Neutral Datacenter” (PCDNC), une initiative “volontaire” des gestionnaires d’infrastructures cloud afin d’“accompagner l’ensemble des centres de données en Europe vers une neutralité carbone d’ici 2030, en soutien au Green Deal européen”.

Pour s’engager dans une stratégie d’amélioration et de limitation de son empreinte environnementale (énergétique et écologique), LCL a confié au bureau d’études Encon (situé à Bilzen, près d’Hasselt) le soin d’auditer ses infrastructures actuelles (LCL dispose actuellement de cinq data centers en Belgique – à Diegem, Alost, Anvers, Huizingen et Gembloux) et de lui dresser une liste de propositions de mesures à mettre en oeuvre.

Pour minimiser l’“empreinte” d’un data center, de multiples paramètres entrent en jeu: consommation énergétique des éléments et systèmes informatiques, choix de température au sein du centre et dans les allées entre baies de serveurs, etc. etc.

Comme tous les opérateurs d’infocentres (qui se respectent), LCL tend à renouveler régulièrement les équipements de ses data centers (baies de serveurs, éléments de connectique, systèmes de stockage, équipements techniques et électriques…). Ce qui a pour effet – progrès aidants – de réduire la charge énergétique et l’émission de déchets et rejets qui pèsent lourd sur l’estomac de la planète.

 

Chez NRB, dont l’un des principaux actionnaires (Ethias) est particulièrement sensible à l’importance et l’impact d’une politique RES à triple dimension (environnement, responsabilité sociale, gouvernance), un plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre figure également en bonne place dans le nouveau plan stratégique quinquennal. 

Vues sur certains éléments techniques du datacenter de NRB à Herstal (lorsque certaines salles étaient encore en phase de remplissage…)

Cela passe par un ensemble de mesures et d’initiatives touchant à la fois aux volets infrastructures durables (bâtiments, data centers), transport et mobilité, comportement des collaborateurs, production et gestion de déchets…

Un plan qui, souligne Philippe Laboulle, secrétaire général, membre du comité de direction de NRB, s’inscrit dans la continuité des efforts de réduction d’empreinte (énergie, carbone) consentis à ce jour – mais en accentuant l’effort pour s’aligner sur les objectifs ODD (objectifs de développement durable) définis par l’ONU et sur les grandes lignes du Green Deal européen. “Depuis 2015, NRB a réduit sa consommation énergétique de 25% et ses émissions CO2 de 27%… En dépit d’une extension du parc IT”.

Parmi les actions prises: augmentation de la part de refroidissement par air extérieur (lorsque la température de l’air passe en-dessous des 10°C), réutilisation de l’air chaud émis par les salles serveurs pour alimenter le système de chauffage des espaces de bureaux, économies d’éclairage et de chauffage via installation de détecteurs de présence…

Une évolution “naturelle” des technologies de serveurs, et leur remplacement progressif, a aussi joué. De même qu’une opération de virtualisation des serveurs (solution VMware), afin d’en réduire le nombre (physique).

Economie énergétique réalisée, via la virtualisation, en l’espace de cinq ans: 105 MWh, annonce NRB. Soit une réduction d’émission de CO2 de l’ordre de quelque 75.000 tonnes…

 

Depuis environ huit ans, WIN est devenu le nouveau propriétaire d’un infocentre, situé à Villers-le-Bouillet, racheté au groupe Cockerill qui l’avait érigé à la fin des années ’80. Depuis, le WDC – Wallonia Data Center – a été réaménagé en profondeur, doté d’équipements de nouvelle génération – UPS, armoires de climatisation, batteries, pompes, tours de refroidissement adiabatiques pour les salles serveurs…

“La philosophie, dès le départ, fut de choisir les systèmes les plus efficaces, quitte à ce qu’ils soient plus chers, afin de respecter les nouveaux critères et normes”, déclare Gaëtan Defourny, responsable opérationnel du datacenter. “Notamment à des fins d’efficience énergétique”.

 

Gaëtan Defourny (WDC): “Le fait de passer à des tours de refroidissement adiabatiques nous permet de fonctionner en mode air cooling 85% du temps. Plus besoin de faire baisser la température en pulvérisant de l’eau, sauf par fortes chaleurs en été…”

 

“Les salles serveurs ont été réaménagées. La manière dont les rangées de serveurs et les couloirs étaient organisés, avec flux d’air chaud et froid, n’était pas super-efficace. Depuis deux ans, nous avons dès lors restructuré la majorité des rangées, en cloisonnant les couloirs “froids” pour éviter les mélanges de température ou encore les variations de taux d’humidité. Cela nous a permis de réduire de 10% la production d’air froid.”

Ici encore la rentabilisation de l’investissement consenti demandera du temps, “mais le but premier n’était pas la rentabilisation financière, plutôt la minimisation de l’empreinte énergétique et l’amélioration de la qualité de l’air.”

 

Terminons en jetant un petit coup d’oeil vers Microsoft qui a annoncé voici quelques semaines sa volonté d’ouvrir (probablement via modernisation et mise à niveau d’infrastructures existantes) trois data centers en Belgique. Une annonce nimbée de mystère puisque la société se refuse à dévoiler les lieux d’implantations (si ce n’est qu’“ils se trouveront autour de la région bruxelloise”) ou encore les capacités concernées.

Trois sites de datacenters devant voir le jour en Belgique, dans le cadre du projet Digital Ambetion de Microsoft…

Interrogée sur ses intentions en termes de responsabilité environnementale et d’objectifs de réduction-compression de l’“empreinte” de ces centres, la société se contente d’affirmer que les sites belges s’aligneront sur les engagements de la société-mère: “nous nous alignons sur les objectifs mondiaux de durabilité de Microsoft. Nous sommes bien sûr ouverts aux initiatives locales qui sont en phase avec nos ambitions mondiales et que nous explorons déjà au travers de partenariats locaux.

Par exemple, nous avons déjà souscrit à la charte de The Shift, “une communauté d’organisations de tous horizons, fédérées autour d’un objectif commun: bâtir ensemble pour atteindre une économie et une société plus durables”. Cette communauté est chargée par le Premier ministre de suivre l’application locale des Objectifs de développement Durable (ODD) des Nations Unies.”

Pour plus de précision et des objectifs chiffrés de la part de Microsoft Belgique, il faudra donc prendre patience: “Concernant les caractéristiques techniques et indicateurs de performances de nos centres de données, nous aurons plus de détails à donner sur nos centres de données dans le futur”. Bon OK…

Dans l’intervalle, rabattons-nous donc sur ces “objectifs mondiaux de durabilité de Microsoft”. Quels sont-ils?

“D’ici 2030, Microsoft aura un bilan carbone négatif et, d’ici 2050, l’entreprise aura éliminé de l’environnement tout le carbone émis, soit directement, soit par consommation électrique, depuis sa création en 1975, y compris les activités de ses centres de données.

D’ici 2025, nous passerons à un approvisionnement à 100% en énergie renouvelable, ce qui signifie que nous aurons des contrats d’achat d’énergie verte pour 100% de l’électricité émettant du carbone consommée par tous nos centres de données.

D’ici 2030, nous visons à éliminer complètement notre dépendance au carburant diesel.

D’ici 2030, 100% de notre consommation d’électricité, 100% du temps, correspondra à des achats d’énergie sans émission de carbone – ce que nous appelons 100/100/0.

D’ici 2030, Microsoft purifiera plus d’eau qu’elle n’en consomme à l’échelle mondiale.

D’ici 2030, notre objectif est de parvenir à zéro déchet pour les opérations directes, les produits et les emballages de Microsoft.”

Et d’ajouter: “Nous lancerons également une nouvelle initiative de cloud circulaire axée sur les données qui utilisent l’Internet des objets (IoT), la blockchain et l’intelligence artificielle (IA) pour surveiller les performances et rationaliser notre réutilisation, notre revente et notre recyclage des équipements des centres de données, y compris les serveurs.”

Température “idéale”

On l’a vu, la température – extérieure et intérieure – est l’un des facteurs-clé du taux de consommation énergétique.

Au coeur de l’infocentre Wallonia One de LCL, la température-cible pour les ailes froides entre rangées de racks de serveurs, est de 21°C. Et l’intention n’est pas de s’autoriser l’un ou l’autre degré supplémentaire (ce qui, pourtant, pourrait permettre d’économiser de l’énergie de refroidissement). La raison en est un subtil calcul d’avantages/inconvénients entre température “idéale” pour le fonctionnement des systèmes, nécessité de refroidissement, vitesse des ventilateurs (et donc taux de consommation de ces derniers)… Entre autres paramètres.

Le facteur renouvellement d’équipement et investissement dans du nouveau matériel est l’un d’eux. “Les serveurs peuvent certes supporter des températures plus élevées et continuer à fonctionner sans incident – la norme ASHRAE [Ndlr: du nom de l’association américaine des professionnels du conditionnement d’air] est de 27°”, explique-t-on chez LCL. “Mais tout réside dans un cycle de renouvellement de serveurs le plus optimal possible. A savoir de trois à cinq ans.”

A Herstal, chez NRB, la température moyenne telle que régulée dans les couloirs “froids” entre serveurs est de 20°C (jusqu’à 22°C en été). “Nous procédons à des tests afin de monter progressivement en température”, indique Philippe Laboulle.

Au WDC, le data center de WIN à Villers-le-Bouillet, les contrats proposés aux clients leur garantissent un fonctionnement en environnement 22°C, “à mi-hauteur des packs”, précise Gaëtan Defourny. La température qui est maintenue a tendance à augmenter légèrement avec le temps, à mesure que les technologies progressent, de même que les “normes” ASHRAE qui font référence dans le secteur. 

“On est déjà passé de 21°C à 22°C. Et 23°C est possible. Certains parlent même de pousser jusqu’à 25° ou 26°.” Ce que ne peut encore s’autoriser le WDC… Le datacenter opère en effet quasi exclusivement en mode colocation, c’est-à-dire hébergement de matériels choisis par les clients… Seuls 20 racks sont gérés en propre par WIN, qui a donc toute latitude pour les faire évoluer techniquement au rythme désiré.

“Certains clients ont encore de vieux serveurs ProLiant (Compaq/HP), de génération 5 ou 6, qui correspondent à de vieux contrats. Nous appliquons dès lors les normes ASHRAE les plus sévères et on passera dès que possible à du 23° C, mais toujours avec prudence, compte tenu des matériels plus anciens.”

L’évolution se fera donc selon l’évolution des équipements des clients. Qui sont “gentiment” poussés à renouveler leur parc. “S’ils dépassent de plus de 30% le niveau de consommation d’énergie convenu contractuellement [“pack énergie”], ils doivent payer une pénalité. Logique dans la mesure où, si leurs serveurs consomment davantage, cela nous oblige à assurer davantage de refroidissement.

Cela a pour effet de les pousser à remplacer leur matériel et à investir dans du nouveau…”

Surveillance de l’environnement

Des progrès constants sont également réalisés du côté de la surveillance des performances de l’environnement (débit d’air, fluctuations de température…). Les mesures plus granulaires et plus précises, combinées à un pilotage automatisé temps réel, permettent d’ajuster à tout moment le fonctionnement des dispositifs de ventilation, de refroidissement et circulation d’air. De quoi gagner soit l’un ou l’autre degré, à tel ou tel endroit du data center, soit de basculer des charges de traitement afin de mieux équilibrer les conditions ambiantes et les consommations/productions de chaleur des différents équipements.

 

Petit comparatif chiffré entre les centres évoqués dans cet article

LCL “Wallonia One” (Les Isnes, Gembloux)
– PUE de 1,35 à 40% de charge (qui est le taux d’occupation actuel du data center)
– niveau de température choisi pour les “ailes froides”: 21°

NRB (Herstal)
– PUE de 1.5 à 1.6 (avec comme objectif de descendre à 1.3 “via remplacement progressif des matériels informatiques”) – taux d’occupation : 55%

NRB (Villers-le-Bouillet)
– PUE de 1.3 – taux d’occupation: la salle actuelle est à pleine capacité (un deuxième module de 300 m2 est planifié pour mise en production en 2022)
– niveau de température choisi, chez NRB, pour les “ailes froides”: 20-21° (max. 22* l’été)

WDC (WIN)
– PUE de 1.24 (en moyenne) – taux d’occupation: environ 80%
– niveau de température choisi: 22°

 

Dans la suite de cet article, quelle production d’énergie (‘en) propre par les data centers belges situés dans la partie francophone du pays? Et quelle politique ou vision en matière d’image et de notoriété “verte”?