Alors que la France a pris, pour six mois, la présidence de l’Union européenne, nombre de dossiers sur la table ont résolument des connotations voire une réelle texture numériques. Avec des enjeux politiques, économiques, stratégiques. A commencer par les dossiers du Digital Marketing Art et du Digital Services Act. Deux dossiers que la France espère voir aboutir avant la fin de son mandat.
En filigrane de ces dossiers, comme d’autres, le sujet de la “souveraineté” numérique européenne. A l’occasion d’une allocution prononcée début décembre (voir en fin d’article), le président Emmanuel Macron redisait toute l’importance qu’il accordait au volet numérique du programme européen français. Sont notamment visées les plates-formes hégémoniques tech. Comme en atteste ce texte publié sur le site de l’Elysée: “Avec le Parlement européen, la France fera en sorte d’éviter que les géants du numérique deviennent des monopoles sans règles et tuent l’esprit d’innovation qui, hier, leur a permis d’émerger. Pour lutter plus efficacement contre la haine en ligne, un régime de responsabilité des grandes plateformes du numérique sera défini et établi.”
La souveraineté numérique est l’un des dossiers qui figurent donc tout en haut de la liste de priorités française. Portée non seulement par Emmanuel Macron mais elle est encore plus prégnante pendant une année électorale. Avec l’un ou l’autre “aiguillon” supplémentaire venu de certains candidats à l’Elysée – et une en particulier, Valérie Pécresse qui, récemment encore, réclamait la création, au niveau de l’Hexagone, d’un “Haut conseil de la souveraineté économique et numérique auprès du Premier Ministre”.
A noter encore qu’un “colloque sur la souveraineté numérique”, européen, est planifié à Paris pour le mois de février 2022, dans le cadre de la Présidence française de l’UE.
Cette “souveraineté numérique” européenne est dans l’air, dans les réflexions et les discussions depuis déjà quelques mois sinon plusieurs années. Elle était également la thématique choisie pour le dernier rendez-vous des rencontres-conférences Homo Numericus, organisées conjointement en novembre par le SPF BOSA, AI4Belgium et l’Ambassade de France en Belgique. Nous avions, à cette occasion, recueilli quelques déclarations de Mathieu Michel, secrétaire d’Etat à la Digitalisation et à la Simplification administrative. Relire notre article.
L’autre orateur-débatteur de cette soirée était Henri Verdier, Ambassadeur français aux Affaires numériques.
Il nous a accordé une interview à la veille de la présidence française de l’Union…
Regional-IT: Avant toute chose, pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent les fonctions d’Ambassadeur pour les Affaires numériques et quels sont vos homologues, à l’international?
Henri Verdier: De plus en plus de dimensions des relations internationales sont percutées par la révolution numérique. Il y a, d’une part, des sujets purement numériques tels que la gouvernance de l’Internet où, essentiellement, démocraties et non-démocraties s’opposent (qui décide? l’Etat? tous les acteurs?), ou encore la guerre dans le cyber-espace et l’élaboration d’un droit pour régler pacifiquement les conflits dans le cyber-espace… Ces sujets purement numériques sont négociés, aboutissent à des traités. Ces négociations représentent des formes classiques de diplomatie.
Mais d’autres sujets sont chamboulés par le numérique. Par exemple, les tensions croissantes entre la Chine et les Etats-Unis proviennent souvent d’enjeux techniques et industries. C’est un affrontement pour l’autonomie technologique.
Henri Verdier: “Les relations internationales et la géopolitique sont percutées par la révolution numérique.”
Autre exemple: tant la France que la Belgique ont une grande politique d’aide au développement des pays émergents. Cette politique doit s’adapter aux fondamentaux de la nouvelle économie. De même, la défense de la francophonie exige désormais de se poser des questions sur l’intelligence artificielle et la traduction automatique. Aujourd’hui, il n’existe pas beaucoup de modèles scientifiques pour apprendre à une intelligence artificielle à parler français. Si on ne résout pas ce problème, comment pourrons-nous défendre la francophonie dans monde du travail dominé par les anglophones parce que les intelligences artificielles ne comprennent que l’anglais?
Autre aspect très important: on voit bien qu’aucun pays ne peut réguler seul les entreprises technologiques, les grandes plates-formes. Cela exige des coalitions essentiellement entre Européens, qui aboutissent à de grands textes européens comme le RGPD et, comme on l’espère, le Digital Services Act et le Digital Marketing Act. Cela demande d’abord une coordination entre Européens et ensuite avec d’autres pays.
Pour en venir à mon rôle, il a été créé voici quatre ans pour coordonner, unifier, ce qui auparavant était le fait, au sein du Quai d’Orsay [le ministère français des Affaires étrangères], d’une vingtaine d’équipes qui traitaient de questions numériques… J’ai donc un rôle à la fois de représentation de la France et d’harmonisation au sein du Quai d’Orsay.
Vous me demandiez s’il y en a d’autres à l’international. En fait, oui, de plus en plus. Tous les grands pays, en particulier en Europe, ont nommé un ambassadeur “cyber” en charge des enjeux de cyber-sécurité. Certains pays, aujourd’hui, élargissent ce portefeuille tant et si bien que j’ai désormais des homologues dans pratiquement tous les pays d’Europe.
“Ambassadeur pour le numérique”. Un rôle lourd d’implications… Source: Rapport d’activité 2020 “Ambassadeur pour le Numérique”. Quai d’Orsay, France.
Mais c’est un poste assez récent. Le premier pays à l’envisager fut le Danemark, même si à l’époque [Ndlr: en 2017] il s’agissait plutôt d’un Tech Ambassador, basé à San Francisco, dont le rôle consistait à négocier avec les grands acteurs du numérique [les GAFAM essentiellement]. La France a suivi six mois plus tard, mais avec un Ambassadeur traitant des Affaires numériques, car nous voulions être très clairs sur le fait que nous ne traitons pas les entreprises comme des Etats.
Au niveau de l’Union européenne, les sujets numériques étaient traditionnellement portés par la DG CNECT [Communications Networks, Content and Technology]. Aujourd’hui, le Service européen pour l’Action extérieure [Ndlr: placé sous l’autorité du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité] est également en passe de faire monter en puissance sur les sujets numériques.
La leçon qu’a tirée l’Europe – et qu’on peut tirer dans chaque pays – est que le numérique n’est plus jamais uniquement une question de politique intérieure. Tout ce qu’on décide en politique intérieure a des répercussions au niveau international et souvent l’international pèse lourdement sur les politiques intérieures…
En matière de souveraineté européenne en matière de numérique, si on considère qu’elle est nécessaire et souhaitable, qui peut ou doit donner et réussir l’impulsion dans la mesure où cela suppose une coalition d’efforts et de convictions? De l’Europe, d’un ou plusieurs grand Etats européens, d’un petit, d’une coalition de petits pays, de l’industrie, du monde académique…?
C’est vrai que ce terme de souveraineté a souvent été dévoyé, d’abord par des régimes autocratiques qui raisonnent en disant “je suis un état souverain, j’ai le droit de gouverner Internet”. Ce n’est bien entendu pas de cela que parle l’Europe.
Le terme a parfois aussi été dévoyé par d’autres pays, y compris parfois par la France, qui ont profité de ce mot – qui figure d’ailleurs dans la constitution, qui reconnaît que c’est le peuple qui est souverain – pour mettre en place des politiques protectionnistes.
Il faut donc bien comprendre que la souveraineté telle qu’on la conçoit ici, c’est l’indépendance, c’est le droit de prendre des décisions seuls sans qu’on nous force la main.
Quand l’Europe a voulu protéger la vie privée, elle a réussi à faire passer le RGPD. Mais la question est: l’Europe a-t-elle encore le choix d’avoir une politique éducative, de cybersécurité, de recherche…? On constate qu’on a perdu des points, des degrés de liberté. Des pans entiers de l’économie numérique sont aujourd’hui contrôlés par des monopoles assez gigantesques. La Chine a le quasi monopole de la production de puces. Si elle le veut, elle peut donc bloquer l’arrivée d’ordinateurs en Europe. De même, plusieurs secteurs industriels sont totalement dépendant de logiciels qu’on ne sait plus fabriquer en Europe.
Et puis, il y a bien sûr le monde des médias et de la communication, dominé par les réseaux sociaux.
Il y a aujourd’hui un vrai risque que l’Europe soit forcée d’accepter des idéaux qui ne nous conviennent pas, d’accepter le recul des libertés fondamentales…
Henri Verdier: “Dans beaucoup de pays d’Europe, on considère que le racisme, l’homophobie sont des délits. On ne veut pas que ces contenus aient droit de cité dans l’espace public. Il faut dès lors qu’on ait les moyens de dire à Facebook, à Twitter ou à Tik Tok qu’on ne veut pas de cette violence-là sur les réseaux sociaux.”
Quant à la question de l’impulsion, la réponse facile serait de dire que chacun des acteurs cités a son mot à dire, sa partition à jouer, son petit bout d’autonomie dont il devrait se préoccuper. Il est certain que les chercheurs doivent pouvoir travailler sans demander la permission, que nos industries doivent conquérir leur autonomie stratégique, sans être dépendantes de conditions, imposées par tel ou tel acteur et qui peuvent changer du jour au lendemain…
Henri Verdier: “Pour moi, l’autonomie politique est la plus importante parce que c’est la mère de toutes les autres.”
Mais au-delà de cela, à titre personnel, je pense que la dimension la plus importante est la dimension politique. Un exemple: en Europe, nous n’avons pas la même conception de la liberté d’expression qu’aux Etats-Unis. Dans beaucoup de pays d’Europe, on considère que le racisme, l’homophobie est un délit. On ne veut pas que ces contenus aient droit de cité dans l’espace public.
Il faut dès lors qu’on ait les moyens de dire à Facebook, à Twitter ou à TikTok qu’on ne veut pas de cette violence-là sur les réseaux sociaux.
Pour moi, l’autonomie politique est la plus importante parce que c’est la mère de toutes les autres. C’est elle qui fait qu’on est une démocratie. Toutes les autres [autonomies] sont également importantes. Si on n’a par exemple aucune entreprise numérique européenne, on est quand même obligé de consommer les idéologies d’un autre. Mais l’autonomie fondatrice, c’est l’autonomie politique.
Ce que l’expérience nous a appris, c’est que la masse critique, c’est l’Europe. Quand l’Europe passe un texte, les big tech l’acceptent et le monde regarde. Aujourd’hui, environ 70 pays ont une réglementation inspirée par le RGPD. Il a fait école.
Maintenant, au sein de l’Europe, les plus grands pays ont sans doute plus de facilité à faire naître des textes mais, en fait, tout le monde peut apporter sa contribution et l’initiative de plusieurs petits pays peut très bien réussir aussi. Il n’y a pas de monopole pour mettre l’Europe en mouvement. Une Europe qui a d’ailleurs son propre agenda et qui n’attend pas les pays pour prendre des initiatives.
Henri Verdier: “Tout le monde devrait se préoccuper de souveraineté mais la première de toutes est la souveraineté politique. Et celle-là, pour la défendre de belle manière, il faut passer par l’Europe.”
Le fait est que pour défendre la souveraineté politique, il faut passer par l’Europe. On a récemment eu un bel exemple dans le domaine des droits dérivés. En 2013, l’Allemagne a tenté de faire un texte toute seule et s’est fait boycotter par les réseaux sociaux, devant faire machine arrière. Idem ensuite avec l’Espagne, la France…
Mais quand on a adopté la directive européenne, les entreprises se sont mises à négocier et à l’appliquer. Par exemple, Google a annoncé, en novembre, un accord avec l’agence France Presse pour la rémunérer sur le trafic généré par ses contenus.
Pour reprendre votre exemple, l’Europe a réussi à infléchir les big tech mais vu le poids, l’influence de ces big tech, faut-il espérer que les textes d’une Europe unie aient un impact sur leur position ou faut-il tenter de les “impressionner” en construisant un pendant à stature européenne? Un Facebook ne reculera sans doute pas systématiquement sur tous les sujets ou propositions venant de l’Europe…
Les chiffres sont clairs: les Etats-Unis, c’est un marché de 350 millions de consommateurs. Mais l’Europe, c’est 500 millions d’habitants. Ce n’est donc pas un marché qu’on néglige quand on est un GAFAM.
Maintenant, il est clair que nous devons avoir de la puissance industrielle. Sinon, on ne peut pas réguler durablement. La régulation, ce n’est pas nécessairement de la loi. Ce sont aussi des normes, des standards techniques, voire des usages qui s’imposent d’eux-mêmes.
Si vous n’êtes pas un continent où naissent des innovations, vous aurez du mal à réguler.
Les gens qui disent “les Etats-Unis innovent, la Chine copie et l’Europe régule”, ont tort. Ils ont tort d’abord parce que, souvent, c’est l’Europe qui innove et les Etats-Unis qui copient. On peut citer en exemples le routage par paquets qui a conduit au protocole TCP/IP, le World Wide Web, Linux, Bluetooth, l’ADSL… tous nés en Europe, du fait d’Européens. Mais ils ont tort aussi parce que personne ne régule durablement s’il n’est pas force d’innovation…
Il ne faut pas renoncer à avoir des champions, sinon on va finir par disparaître. En revanche, on n’a pas besoin d’attendre d’en avoir pour commencer à réguler.
Ensuite – et c’est une chose à laquelle la France, et l’Europe, seront attentives -, il ne faut pas se tromper de doctrine. Il y a, d’une part, l’hégémonie stratégique, qui consiste à dire “je suis devenu tellement dominateur que je gagne” – et, d’autre part, l’autonomie stratégique.
Souvent quand on dit “il faut une industrie européenne”, il s’agit d’un discours d’hégémonie parce qu’en face, il y a un gigantesque monopole qui s’appelle Google, Facebook. Et la seule idée qu’on trouve est de leur opposer un monopole comparable.
Mais, en fait, raisonner de la sorte c’est considérer qu’il y a forcément un monopole. Or, quand on parle souveraineté numérique, il y a également le concept de communs. Quelque chose qui est fait – et gouverné – par tout le monde. Comme Wikipedia, OpenStreetMap… On peut encore imposer une vision européenne qui ne soit pas celle de gigantesques monopoles.
Henri Verdier: “Quand on parle souveraineté numérique, on parle également de communs. Quelque chose qui est fait – et gouverné – par tout le monde. On peut encore imposer une vision européenne qui ne soit pas celle de gigantesques monopoles.”
Dans tout ce qui fait les grands thèmes actuels – la cyber-sécurité, le cloud, l’intelligence artificielle… -, nombreux sont ceux qui estiment que les Etats-Unis, la Chine ont déjà gagné beaucoup de batailles. Qu’est-ce qui reste à défendre ou à conquérir pour l’Europe?
C’est vrai que si on regarde l’histoire d’Internet, on a perdu plusieurs quelques batailles, à l’exception des télécoms où on ne s’est pas fait balayer. Tous les domaines que vous avez cités ne sont pas au même niveau. En cyber-sécurité, l’Europe compte quelques sociétés de rang mondial. Alors qu’il n’y en a pas dans le registre cloud, du moins pas encore. En intelligence artificielle, on ne peut pas encore se prononcer parce qu’on en est encore à un stade assez préliminaire mais on voit en effet apparaître de premiers géants qui ne sont pas européens.
Mais je suis assez optimiste parce que je me dis qu’on n’a encore vu, aujourd’hui, qu’une toute petite partie de la révolution numérique: l’e-commerce, la pub en-ligne qui est le modèle de Google, de Facebook… Il faut regarder vers les prochaines batailles. Il reste tellement de secteurs qui seront bouleversés, comme les transports, les villes intelligentes, la santé du futur, l’éducation, la domotique… Il y a de nombreuses batailles encore à commencer.
Henri Verdier: “Dans l’industrie du cloud, on ne peut accepter que 90% des données soient traitées par des sociétés américaines, couvertes par le droit américain.”
A propos des biens communs, quels sont-ils? Qui pour les créer, les mettre sur la table? Et lesquels mettre sur la table? Parle-t-on d’un stade de recherche en amont, de mise en commun de solutions et ressources déjà existantes, de briques technologiques matures ou en devenir?
Pour prendre votre question en amont, je rappellerais que l’histoire des communs est longue et passionnante.
J’appelle “commun”, une ressource qui est produite en commun et qui est gouvernée par ceux qui la produisent. Par exemple, au Moyen-Âge, les prés communaux, les bois communaux, les champs communaux… entretenus par la communauté.
Le capitalisme naissant a privatisé les communs. Mais un commun, bien géré, bénéficiant d’une bonne gouvernance, peut tenir des siècles.
Dans le numérique, ils sont nombreux: les grands logiciels libres (Linux, Apache, MySQL…), les données (Wikipedia, OpenStreetMap…), des services (comme Open Food Facts)… La France pense que ces communs sont un facteur de souveraineté, notamment parce qu’on ne peut pas nous exproprier d’un commun.
Henri Verdier: “La France, dans les mois qui viennent, va tenter de convaincre l’Europe qu’on aurait intérêt à avoir une fondation européenne pour financer les grands communs nécessaires à notre indépendance.”
Pour en venir à votre question: la plupart des communs sont nés sans l’Etat, créés par des passionnés, des bénévoles, des militants qui ont décidé de travailler ensemble. L’Etat doit les soutenir. Proposer de l’aide et non pas infliger de l’aide. Voilà pourquoi la France, dans les mois qui viennent, va tenter de convaincre l’Europe qu’on aurait intérêt à avoir une fondation européenne pour financer les grands communs nécessaires à notre indépendance.
Les communs appartiennent et sont gérés par les commoneurs. Pour des raisons stratégiques, l’Etat devrait apprendre à en soutenir certains et, dans certains cas, en lancer. Dans ma carrière [Ndlr: quand il était à la tête d’Etalab, administration publique française moteur de l’open data], j’ai par exemple lancé OpenFisca qui modélise tout le droit fiscal français et ses 40.000 règles. Les modèles créés permettent de procéder à des simulations pour prédire par exemple l’effet d’une réforme fiscale.
Mais lancer un commun ne se décide pas d’autorité: vous tendez la main et vous espérez que des contributeurs viennent aider…
De manière concrète, quel pourrait être le rôle de l’Etat ou de l’Europe pour susciter la création de ces communs?
Il faut d’abord commencer par conforter les communs qui nous semblent vitaux pour notre indépendance, pour sauver les briques essentielles.
Pour reprendre votre expression “sauver les briques essentielles”, cette vision des choses est-elle compatible avec la notion de souveraineté nationale, avec le refus de certains Etats de laisser partir leurs champions ou se faire “diluer” dans un intérêt transnational?
C’est une bonne question. Je pense qu’il faut juste jouer les deux. Ne me faites pas dire qu’on n’a pas besoin d’industrie, d’autonomie industrielle, de champions en Europe – on en a besoin. Mais il est clair désormais que l’existence de ces grands communs est essentielle. Dans un espace où il n’y a pas de patron, vous êtes certain que personne ne va venir vous dominer. Et plus il y a de communs, plus vous êtes libre.
Ce sont là deux stratégies complémentaires qui peuvent nous être très bénéfiques. Les communs, c’est aussi de l’autonomie pour l’industrie: si on n’est pas obligé de demander la permission pour utiliser une donnée, une brique logicielle, une identité numérique, on est davantage libre d’innover… Le concept d’innover sans permission est extrêmement important.
En admettant que l’Europe parvienne à se mettre d’accord sur une stratégie de communs, de souveraineté, identifie ces briques essentielles, il reste à convaincre le “peuple” de suivre, d’embrayer sur ce qui, au départ, ne serait qu’une déclaration d’intention ou qu’une directive… Or, on connaît l’influence des big tech et des GAFAM. Quelles seraient vos recommandations pour convaincre le citoyen, l’internaute lambda européen, de faire confiance, de jouer le jeu de ces communs et de cette souveraineté européenne?
Tout d’abord, si le grand public était sensible à ces questions, concerné, exigeant, ce serait évidemment mieux. Personnellement, j’ai quitté certains réseaux sociaux et messageries parce que je ne veux pas que ma vie personnelle vienne nourrir la machine à pub…
Pour y arriver, je ne vois que l’éducation et la pédagogie. La presse aussi a un rôle à jour. Mais, dès le primaire, il faut expliquer, faire se poser des questions, apprendre à comprendre le business model d’un service, amener à une conscience de consommateur éclairé…
L’autre partie de la réponse, c’est qu’on n’a pas forcément besoin d’une mobilisation quotidienne de tout le monde, car il y a aussi des stratégies à effets indirects. S’il y a assez de biens communs – par exemple des identités numériques accessibles à toutes les entreprises européennes, un graphe social libre, portable, pour emmener avec soi sa liste d’amis vers un autre réseau social -, on aura davantage d’innovation européenne et les consommateurs auront plus de choix.
Ceci étant dit, les gens ne sont pas totalement idiots: ce n’est pas parce qu’un produit est plus éthique qu’il est meilleur. Il est meilleur parce qu’il est facile d’usage, bien conçu… Il faut donc apprendre à leur proposer des produits conviviaux et éthiques.
Enfin, cette bataille ne se joue pas uniquement sur le terrain de l’adoption par le grand public. Ce n’est qu’une partie du problème. Si toutes nos industries utilisent la même infrastructure, se mettent dans sa dépendance, de toute façon, le consommateur n’aura plus le choix.
Passage du discours prononcé par Emmanuel Macron le 9 décembre 2021.
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