Dans l’ère numérique, s’il y a bien un concept qui a le vent en poupe, c’est le “tout à l’expérience”. Comment les lieux de culture et de patrimoine sont-ils appelés à se renouveler pour proposer une expérience à un visiteur qui baigne désormais dans une interactivité permanente?
Un questionnement auquel n’échappent pas les espaces culturels, les lieux de patrimoine, et de manière générale l’espace public et architectural. C’est pourquoi, du 8 au 10 décembre 2021, les représentants d’une trentaine d’institutions bruxelloises étaient réunis à l’occasion du lab “XR4Heritage” organisé pour la première fois en marge du forum international de la XR (“Extended reality” et de l’immersion, Stereopsia.
Le dispositif? Un laboratoire de “XR4Heritage” (comprenez “la réalité étendue au service du patrimoine”) rassemblant opérateurs de patrimoine et studios créatifs.
Quatre mois, 20 heures de formation, 35 heures d’ateliers collaboratifs, des services d’accompagnement et, à la clé, la réalisation d’un POC (“proof of concept”) pitché pendant Stereopsia devant un jury d’experts internationaux (Paris Musées, Lucid Realities, Bozar, Hub Montréal…).
La thématique? Comment mobiliser les technologies phygitales (on vous en disait déjà un mot ici) au service de la valorisation du patrimoine architectural et de l’espace public. Et pas n’importe lesquels puisque cinq “objets” de patrimoine prioritaires ont été identifiés par les organisateurs avec urban.brussels et le Secrétaire d’Etat à la Région de Bruxelles-Capitale, Pascal Smet, chargé de l’urbanisme et du patrimoine (principal financeur de l’initiative, aux côtés de la ville de Bruxelles et de Innoviris).
Focus donc sur l’art nouveau, le patrimoine brassicole, l’art (numérique) urbain, la décolonisation du patrimoine et le “musée hors les murs”. Avec pour objectif de créer, de septembre à décembre, une zone de rencontre entre institutions et studios créatifs pour repenser le rapport que tout un chacun entretient au patrimoine et à l’espace public.
Responsables de structures culturelles, opérateurs touristiques, d’entreprises actives dans le champ de la XR… Un mix créatif réuni lors de la première édition du Lab XR4Heritage, en marge du forum Stereopsia 2021.
Quant aux acteurs impliqués dans ce processus, il y va essentiellement, d’une part, de responsables de structures culturelles et opérateurs touristiques, d’administrations (communales, régionales) au nombre de 30 (appelés les “Brussels heritage innovators”) et, de l’autre, d’une quarantaine d’entreprises actives dans le champ de la XR (studios de création de contenus comme Dirty Monitor, Hovertone, Vigo Universal, responsables de festivals, producteurs de scénographies interactives, distributeurs, promoteurs…). Avec, en appui, l’apport de partenaires comme la fondation Prométhéa et Impact Valley pour produire un accompagnement en coaching.
Il avait d’ailleurs annoncé d’emblée par les organisateurs que “ce n’est pas aux acteurs culturels à expliciter le comment de leur intention de médiation”, mais bien aux studios à comprendre leur besoin et à le traduire en solution. A chacun son métier, donc.
Culture générale de la XR dans le patrimoine
“La plupart des participants (ndlr: les opérateurs de patrimoine) se sont inscrits à l’aveugle, sans savoir ce qu’était la XR”, commente la fondatrice du programme, Géraldine Bueken. “Ils retenaient l’argument de créer de nouvelles expériences culturelles. À l’issue du programme, ils ont acquis une culture générale de l’application de la XR dans le patrimoine. Ils peuvent désormais avoir un avis et dire ce qu’ils ne souhaitent pas.”
Les technologies immersives sont souvent adressées sous l’angle des opportunités qu’elles suscitent, et cela, par ceux qui les conçoivent: l’industrie créative, le monde de la R&D…
“Mon moteur: comment raconter des histoires pour le patrimoine”
Quels chemins mènent à la XR? Diplômée de la filière “animation socio-culturelle et éducation permanente” de l’Ihecs à Bruxelles en 2005,
Géraldine Bueken s’oriente rapidement vers le secteur de la production audiovisuelle.
“Les mass médias m’ont très vite attirée pour leur capacité à toucher les publics, à générer une influence positive sur les comportements, ce tout en étant animée par les valeurs du dialogue Interculturel, la lutte contre les stéréotypes.”
Elle rejoint rapidement le Maroc et devient avant 30 ans une jeune directrice de production (série, jeux télévisés), elle y vivra quelques années avec un intermède parisien chez un agent distributeur de catalogue documentaire musicaux, avant de créer son bureau de script doctoring (rédaction de scénarios). C’est en écrivant pour différents supports et en tentant de trouver de nouveaux canaux qu’elle s’intéresse à l’immersif: pendant le premier confinement en 2020, elle crée le collectif PAXI dédié aux “expériences culturelles immersives à impact sociétal”, dialogue avec des opérateurs bien connus comme les dirty monitors, et lance XR4Heritage en guise de volet culturel de Stereopsia en 2021.
Plus d’infos: https://xr4heritage.com
Du point de vue des opérateurs de patrimoine, l’interactivité rendue possible dans leurs métiers en 2021 est une révolution copernicienne. Tous ne sont pas outillés pour l’embrasser comme une opportunité. Comment penser une expérience où le “en-ligne” et le “hors-ligne” se nourrissent l’un et l’autre? Comment gérer l’interactivité avec le public? Comment appliquer cette nouvelle grammaire? Quel impact sur le traitement des contenus mais aussi, sur les processus de production?
L’immersif pour dialoguer au-delà des pierres
“Ce qui tire l’innovation, c’est les histoires: on ne veut pas juste fournir une technologie, on veut questionner comment l’innovation technologique peut nourrir cette réflexion”, commente l’un des lauréats du pitch, Nicolas d’Alessandro, fondateur de Hovertone.
Hovertone, lauréat du Pitch Booster Heritage 2021, avec le projet “Les pierres racontent des histoires”
Ce studio montois remportait, ce 10 décembre, aux côtés de l’agence montréalaise Cadabra, le pitch “booster heritage 2021” pour le projet “Les pierres racontent des histoires” (The stones tell their tales), ou comment développer une médiation au départ d’un bâtiment Art nouveau mis en pièces (l’hôtel Aubecq dessiné par Horta et anciennement érigé sur l’avenue Louise), dont les pierres reposent sur le sol.
Un autre projet “mouliné” dans le Lab XR4Heritage est cette histoire fascinante et méconnue de la Lever House, un bâtiment érigé rue Royale par les frères britanniques Lever – que l’on connaît sans le savoir à travers la multinationale agroalimentaire Unilever.
Aujourd’hui hôte d’une école d’ingénieurs (l’ISIB) de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce bâtiment a été érigé au 19ème siècle à la gloire de la propagande coloniale: s’y tenaient des séances de cinéma, des réunions et des espaces dédiés aux investisseurs qui développaient leur richesse au départ de la colonie belge. La maison est classée (intérieur comme extérieur) depuis le début de l’année 2021 par le Gouvernement bruxellois. Son avenir est envisagé à l’horizon 2025 comme futur espace de réflexion sur la décolonisation du patrimoine. Un objectif auquel peuvent contribuer les technologies immersives, selon Lucie Godeau, du centre culturel d’Uccle, qui participait au booster: “Questionner le rapport de pouvoir, le patriarcat… On a tous des a priori et l’immersif peut aider à se mettre à la place de l’autre, à questionner ces rapports de pouvoir.”
Accompagnée du Digi Art Living Lab (Tunisie), l’équipe a pitché la création d’un cinéma ambulant en attendant l’ouverture de la maison au grand public, proposant une curation de narratifs interactifs autour de l’histoire africaine.
Des enjeux à adresser avec une vision 360
Plutôt qu’un démonstrateur de technologies, le lab de XR4Heritage se situe donc au niveau du design de solutions: quelles nouvelles expériences au service de quel message ou de quelle histoire?
Et au départ de cette question, le lab agit aussi en mettant en relation des acteurs dans une perspective écosystémique. Car mobiliser la XR au service de la valorisation du patrimoine soulève de nombreux enjeux à adresser avec une vision 360: “la nécessaire multi-disciplinarité dans les projets et comment on la gère à travers de nouvelles méthodes (intelligence collective, design thinking) et de nouveaux processus de production, la question de la propriété intellectuelle, la redéfinition des business models (durabilité des dispositifs à valoriser dans le temps, comment penser en amont leur réutilisation?), l’ingénierie déployée dans les projets également – des modes de financement multilatéral”, commente Géraldine Bueken. Sans oublier la montée en compétences des opérateurs culturels et de l’animation du territoire, qui situent souvent leur premier intérêt pour les technologies immersives au niveau de la diversification de leurs audiences avec l’ambition de capter l’attention d’un public plus jeune.
Mobiliser la XR au service de la valorisation du patrimoine soulève de nombreux enjeux à adresser avec une vision 360.
Last but not least, l’urgence est de cadastrer cet écosystème “aujourd’hui très déconstruit, on ne sait pas qui fait quoi, qui est qui, et le risque est grand de s’adresser au prestataire qui n’est pas le plus compétent au regard du chantier à mener”, poursuit Géraldine Bueken. C’est l’objectif de “the Brussels map” (LIEN https://xr4heritage.com/desk-de-xr4heritage/), le pendant cartographique de XR4Heritage qui, à l’initiative de visit.brussels, verra aboutir d’ici juin 2022 un mapping des propositions XR à l’échelle du territoire bruxellois.
Un manque de masse critique sur le territoire
Du point de vue des studios créatifs rencontrés, l’intérêt de contribuer à une telle initiative n’est pas uniquement du ressort économique mais bien de l’innovation.
Il y a bien les opportunités de réseautage, de prospection et de maillage “peer to peer” identifiées par Ohrizon (studio participant, basé à Paris et Montréal). Nicolas d’Alessandro de Hovertone évoque lui “une occasion unique de fréquenter 30 institutions de patrimoine” et “la chance d’avoir des échanges sur la signification du patrimoine, une information riche car pour raconter une belle histoire il faut un terrain qui soit fort.”
La dimension internationale est aussi caractéristique du “logiciel XR4Heritage. A la fois et surtout d’abord par manque de masse critique identifiée sur le territoire (pas assez de studios aptes à répondre à la demande, ou intéressés par la formule ou la thématique). Ensuite, par nécessité de générer des zones de frottement avec des studios expérimentés dans ce domaine précis.
Des speed dating ont été proposés aux participants avec des spécialistes de la XR localisés en France, en Angleterre, en Tunisie et au Canada (par l’entremise d’un partenariat avec l’organisation hub.montréal) qui ont rejoint le lab en cours de route.
Quant à la version 2022 de XR4Heritage, elle est à l’étude en ce moment avec le souhait de jouer de la cross fertilisation entre grandes villes aux prises avec les mêmes questionnements. “Bruxelles porte ses questions qui sont transposables dans d’autres villes et lieux du monde: les besoins sont ancrés mais universels aussi”, souligne Géraldine Bueken.
Découvrez-nous sur Facebook
Suivez-nous sur Twitter
Retrouvez-nous sur LinkedIn
Régional-IT est affilié au portail d’infos Tribu Médias.