Les compétences à l’ère numérique. Saskia Van Uffelen: “Chacun est CEO de sa vie et de ses compétences”

Interview
Par · 17/11/2021

Dans le cadre du cycle de conférences Homo Numericus, les projecteurs sont notamment braqués cette semaine sur le vaste et complexe sujet des compétences à l’ère du numérique. Sujet-gigogne s’il en est et qui concerne tout un chacun, dans sa vie personnelle, professionnelle, sociétale…

Le cycle de conférences Homo Numericus s’intéresse aux impacts du numérique sur la société, au quotidien, et aborde quelques-unes des problématiques directement ou indirectement liées aux priorités des “agendas numériques” décidés à différents niveaux de pouvoir. Le cycle de conférences a été organisé à l’initiative du SPF BOSA, d’AI4Belgium et de l’Ambassade de France en Belgique à la veille de la présidence française de l’UE. Pour plus détails et inscription, voir le site Homo Numericus.
Dès cette semaine, nous publierons un premier article au sujet de certains des sujets abordés, en l’occurrence les compétences qu’exige le 21ème siècle, imprégné de numérique.

L’occasion pour nous d’aborder ce sujet et certains des défis qu’il suscite avec Saskia Van Uffelen, “Mme Numérique” (la “Digital Champion”) belge, chargée à ce titre de se faire l’avocate, l’évangéliste du numérique au niveau belge et, en même temps d’agir, comme représentante, idéatrice et porte-étendard de la Belgique auprès de ses pairs de l’Union européenne. Chaque Etat-membre a en effet désigné un ou une Digital Champion (au sens non de super-crack tendance geek mais de “défenseur du numérique”) afin d’“aider les Etats et la Commission européenne à promouvoir les avantages d’une société numérique ouverte à tous”. Leur rôle consiste à jouer les relais, les ambassadeurs et les évangélistes auprès des citoyens, des collectivités, des entreprises, des autorités, du monde de l’enseignement.

Saskia Van Uffelen a à son actif un riche parcours dans le secteur des sociétés informatiques – Xerox, Compaq, Arinso, Bull, Ericsson, Inetum). Elle est par ailleurs active au sein de la coalition belge pour les compétences numériques.

Si elle a endossé ce rôle de “Digital Champion” depuis 2012, c’est, explique-t-elle, “parce que c’est ma responsabilité sociétale et sociale de faire progresser les choses et de pouvoir prouver à es enfants et petits enfants que j’ai agi concrètement”. Sous-entendu pour résoudre les défis du présent et de l’avenir. Une responsabilité sociétale qu’elle n’a par ailleurs de cesse d’imputer à chacun et chacune d’entre nous…

 

Regional-IT: Parmi l’énorme éventail de compétences que l’on présente comme nécessaires voire indispensables à l’ère numérique, quelles sont ou doivent réellement être les priorités, selon vous?

Saskia Van Uffelen: On parle beaucoup des postes que les entreprises et acteurs économiques ne parviennent pas à pourvoir, dans toute une série de métiers – manuels, techniques, artisanaux, technologiques, etc. Avec la conséquence que les sociétés ne peuvent poursuivre leur développement économique par manque de talents. 

Si on continue comme maintenant, compte tenu que la pension obligatoire est fixée à 67 ans, et en prenant pour acquis qu’on aura toujours en 2030 des personnes sans emploi ou inactives pour différentes raisons, on se retrouvera avec 541.000 postes pour lesquels personne ne sera disponible pour les assumer.

La question que l’on peut dès lors se poser est de de savoir s’il est important de digitaliser les fonctions. 

Ma réponse consiste à dire que si on ne le fait pas assez vite, par exemple pour les fonctions financières ou administratives, on ne fait qu’aggraver le problème. J’estime qu’il faut numériser et automatiser ces processus au plus vite pour libérer ces personnes et les utiliser dans des fonctions pour lesquelles on manque de personnes pour les effectuer.

Saskia Van Uffelen: “Si on veut donc passer de 66% ou 70% de personnes actives à 80%, il faudra des actions spécifiques à destination de certains groupes socio-démographiques, avec développement de compétences adéquates.”

Bien entendu, quelqu’un qui travaille dans le secteur financier ou administratif n’est peut-être pas outillé pour aller travailler dans l’éducation ou le secteur de soins. Mais le chiffre de 541.000 postes est un fait. Nous devons créer plus de 600.000 nouvelles fonctions, en sachant donc que pour une grande partie d’entre elles, on manquera de ressources humaines…

Deuxième élément: en nombre de personnes actives, la Belgique est proche de la moyenne européenne. On se situe aux alentours des 70% mais, pour pouvoir préserver notre économie et donc aussi notre bien-être – payer les pensions, les soins de santé… -, l’objectif est de passer à 80% de personnes à l’emploi.

Ce chiffre de 70% n’est qu’une moyenne. Il existe des des différences entre les Régions. Dans certains groupes socio-démographiques (les plus âgés, les jeunes…), on en en-deçà. Le pourcentage est aujourd’hui de 66% pour la population active féminine.

Qui plus est, on sait qu’une majorité d’entre elles occupent des postes administratifs ou assument des fonctions qui vont être automatisées d’une façon ou d’une autre. 

Si on veut donc passer de 66% à 80%, il faudra des actions spécifiques à destination de ces groupes, avec développement de compétences adéquates.

 

Saskia Van Uffelen: “Dans mon rôle de Digital Champion et de National Coalition Lead, il demeure important de mettre l’accent sur tous les différents groupes socio-démographiques et secteurs.”

 

Quelles sont les compétences et les fonctions du futur?

Qui dit compétences “numériques” ne parle pas uniquement de compétences technologiques. Les 27 compétences que l’on tente aujourd’hui de mettre en exergue [au travers notamment du Digital Skills Passport] incluent la capacité à utiliser des équipements et des applis, à faire la distinction entre fake news et des faits réels, chercher des infos sur Internet mais aussi pouvoir collaborer, gérer des projets, travaille, réfléchir et gérer dans une perspective trans-sectorielle… En effet, dans l’économie connectée, le concurrent ne vient pas toujours du même secteur… 

Uber ne travaillait pas dans le secteur des transports ou des taxis… C’est un acteur informatique qui a bousculé tout le monde. Demain, si nous devons tous rouler en voiture électrique, la question se pose de savoir qui va gérer les stations de recharge: le secteur du gaz et de l’électricité, du transport, de l’Internet, des assurances, le gouvernement, une société technologique?

Autre exemple: en 2040, en tant que citoyenne, je voudrais ne plus avoir qu’une seule facture par mois, incluant gaz, électricité, connexion Internet, assurances, coûts de transport, éventuellement d’éducation, etc. etc. Entre maintenant et 2040, on va voir évoluer les secteurs et on aura besoin de personnes qui savent réfléchir et mettre tous ces secteurs ensemble afin que je puisse avoir, en tant que citoyenne, la solution que je veux. C’est cela la vraie “customer centricity”.

Si c’est une structure qui peut le proposer localement, tant mieux. Si c’est une grande structure globale qui le propose en premier, on pourra commencer à regretter de ne pas l’avoir fait nous-mêmes…

La nature ds compétences va évoluer. Si l’on prend l’exemple du secteur de la santé, le patient aujourd’hui veut passer par Dr Google avant de se rendre chez son généraliste. Il n’accepte plus ses recommandations pour argent comptant. On aura donc besoin, demain, d’un généraliste qui est un bon communicateur, avec beaucoup d’empathie, pour expliquer au patient que l’analyse qu’il a faite n’est pas nécessairement correcte…

Il faut donc travailler sur les communications skills. Ce qui est, pour moi, une compétence numérique. Il faut pouvoir s’exprimer en différentes langues… Il faut pouvoir communiquer de manière adéquate par exemple pour sensibiliser les jeunes ou d’autres profils d’utilisateurs. La communication n’est plus la même pour tous.

La créativité et l’innovation sont également une compétence numérique. Dans tout ce qui est smart health, smart finance, smart city, smart whatever, ce sont essentiellement des jeunes qui sont à la manoeuvre et qui sont importants parce qu’ils savent comment ce monde connecté fonctionne. Partager un business plan, des connaissances est pour eux beaucoup plus logique que pour une autre génération. 

On a donc besoin de ces personnes qui osent penser “en dehors du cadre”, out of the box. 

Il faut aussi avoir conscience que la technologie n’est qu’un moyen, qu’il faut savoir choisir la technologie adéquate. L’intelligence artificielle est bonne pour certaines choses mais pas pour d’autres.

La technologie, en soi, n’est pas mauvaise. C’est la façon dont elle a été programmée, utilisée, qui l’est parfois. Et il s’agit là non d’une compétence technologique mais d’une compétence humaine, dont on aura certainement besoin. Est-ce éthique? Est-ce inclusif?

 

Le titre donné à cette série de conférences – “Homo Numericus” – m’inspire la question suivante: comment rester davantage “homo” – humain – que “numericus”? N’y a-t-il pas et n’y aura-t-il pas de plus en plus un risques de perte de sens, de perte du caractère et de la spécificité humaine à force de confier toujours plus de choses au numérique, de se reposer toujours plus sur lui?

Dans ce que j’ai dit jusqu’ici, j’ai tenté de donner une réponse… Il faut utiliser le numérique technologique là où cela a une valeur ajoutée. Il faut numériser, automatiser les anciens processus, parce qu’il faut libérer nos hommes et femmes pour pouvoir assumer des fonctions où la valeur est en effet “homo”. Mais pour l’aspect humain, on aura besoin de faire du développement de talents, du lifelong learning, du développement continu à tous les niveaux… Et cela est valable pour l’aspect homo et pour l’aspect numericus.

 

Qui doit former, dispenser et guider les apprentissages? Quels nouveaux “lieux” doivent-ils être imaginés ou repensés – en dehors et en plus de l’école et de l’entreprise?

La vie d’un individu a changé. Le parcours de vie qui est celui des générations précédentes ou actuelles – études, premier emploi, carrière, profiter de la vie après 60 ans – n’est plus celui des jeunes. Ils font des études parce que cela les intéressent, prennent ensuite un congé sabbatique pendant un an, trois ans, pour voir le monde, font ensuite tout autre chose et signent avec une société qui n’a rien à voir avec leurs études… 

Leur façon de voir la vie est un cercle continu. On apprend de manière continue. On vit de manière continue. On travaille de manière continue, peut-être pour deux concurrents en même temps parce que cela permet d’acquérir beaucoup plus de compétences pour permettre à l’organisation d’évoluer de manière plus performante…

Saskia Van Uffelen: “Chacun est CEO de sa propre vie, et certainement de ses activités professionnelles. Chacun doit donc prendre son développement personnel en mains.”

Tout le marché de l’emploi devrait évoluer non seulement en raison de l’évolution technologique mais parce que la société a changé. 

Il ne faut plus parler de worklife balance – qui varie d’une personne à l’autre (50-50, 40-60, 20-80…) – mais d’harmonie entre travail et bien-être. 

La formation a également changé. Hier, le diplôme était la clé pour le monde de l’emploi. Aujourd’hui, la valeur d’un diplôme n’est plus la même. Ce qui est important, c’est de savoir si une personne est prête à se développer en continu. Chacun est CEO de sa propre vie, et certainement de ses activités professionnelles. Chacun doit donc prendre son développement personnel en mains.

A cet égard, 2020 [et la crise sanitaire] a beaucoup fait évoluer les choses. Il n’y a jamais eu autant de webinaires, de formations disponibles… 

Le lieu d’apprentissage ne sera donc pas unique. Les compétences de base (lire, écrire…) sont toujours nécessaires mais doit-on encore apprendre par coeur la date de la bataille de Waterloo ou apprendre aux enfants à trouver l’information sur les réseaux et à analyser les éléments factuels, correctes et les infos qui sont des fake news? Moi, je préfère la deuxième option…

Il faut travailler sur toutes les matières scolaires pour avoir des gens qui savent réfléchir, être créatifs, analytiques…

 

Si chacun est maître de ses compétences, doit se prendre en mains, un encadrement ne reste-t-il pas nécessaire, que ce soit pour un enfant, un jeune, une personne active ou en recherche d’emploi, une personne plus âgée, pour s’y retrouver dans la masse des possibilités, pour faire les bons choix, trouver son chemin? Et qui, dès lors, pour assurer cet accompagnement?

Il y a un réel changement culturel. Il y a déjà quelques années [Ndlr: quand Saskia Van Uffelen était à la tête d’une entreprise de grande envergure – la filiale locale de Bull et ensuite d’Ericsson], le sujet a été abordé avec les partenaires sociaux qui estimaient que le développement était la responsabilité des entreprises, des ressources humaines. Ma réponse a été de dire que je ne suis pas capable de prendre 5.000 personnes par la main. Si les individus ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’une responsabilité à tout le moins partagée, on n’y arrivera pas.

Deuxième élément: il est clair que les individus ont besoin de support parce que bien souvent la personne ne sait pas vers quoi se diriger, faire appel à qui ou à quoi, effectuer elle-même une analyse [de sa situation et des perspectives]…

Il existe, en Belgique, de nombreuses initiatives qui peuvent aider les gens mais le problème réside dans le fait qu’elles ne sont pas connues ou mal identifiées. Le lien entre l’individu et la solution ne se fait pas.

Raison pour laquelle j’essaie pour ma part, depuis dix ans, de regrouper certaines initiatives et de les faire ainsi gagner en ampleur. Et, au moins, de mieux communiquer. Ce qui manque encore, c’est une “vitrine”, une “maison” avec toute une série de “chambres” – chambre BeCode, chambre Interface 3, chambre Forem ou VDAB, chambre Ecole 19, etc.

On met simplement un toit sur la maison – c’est ce que se propose de faire DigiSkills Belgium, la ”maison des compétences numériques et des jobs” en Belgique (nous y revenons plus en détail dans cet article). On met différents outils à disposition, tels que le Digital Skills Passport que tout individu peut aisément remplir. Il peut ainsi voir une cartographie des 27 compétences prédéfinies. Il a ainsi une photo des domaines, des expertises, dans lesquels il doit encore se développer et peut alors commencer à chercher la chambre qui lui convient.