Manque-t-on d’ambition? A la base, non, mais il faut cependant apprendre à la maîtriser : elle doit être graduelle, progressive.
Plus de la moitié des quelque 90 fondateurs-dirigeants,français et belges, que j’ai interviewés (entre octobre 2019 et septembre 2020 dans le cadre de la rédaction d’un nouveau guide pratique, à paraître en 2021) renoncent à passer à l’échelle supérieure, non par manque d’ambition et/ou d’argent, mais par crainte d’une complication capitalistique susceptible d’engendrer (pour eux) appauvrissement et dépossession.
Cette crainte est la conséquence de leur insouciance originelle, lorsque, pressés par les évènements et l’envie d’aborder au plus vite leur marché, les fondateurs ont accepté tout et n’importe quoi, dans le plus grand désordre, pour terminer avec un pot pourri de sources de financement, publiques et privées, dilutives et non dilutives, pour lesquelles ils n’ont pas bien mesurer les contraintes et engagements sous-jacents.
Manque-t-on d’argent? De réseaux? En théorie, non, mais il faut changer les mentalités des investisseurs belges et changer le modèle d’épargne: 300 milliards d’euros dorment sur des comptes d’épargne qui ne rapportent presque rien. Des grands fonds étrangers scrutent les perles de Belgique. Par exemple, le fonds d’investissement américain KKR et le fonds d’impact américain Adjuvant Global Health, Technology ont investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans la scale-up belge Univercells.
Manque-t-on de talents? Evidemment non, nous avons de bonnes universités et Grandes Ecoles, des laboratoires de recherche fondamentale renommés. Mais il faut changer nos habitudes lorsqu’il s’agit de recruter, de former et de récompenser les talents pour les attirer et les garder.
Savons-nous exécuter? Sans doute, mais il faut renforcer notre pratique de l’intelligence émotionnelle, et notre attention aux soft skills. Nous devrions également concevoir des outils de mesure de l’agilité (indispensable pour bien exécuter) des fondateurs : quand, comment et pourquoi ils décident de se structurer, de pivoter, d’accélérer ou de ralentir leur activité…
Changer de méthode(s)
Ce qui aiderait à développer des scale-ups digitales serait sans doute une rénovation intelligente des marchés primaire et secondaire dédiés exclusivement aux petites capitalisations boursières (Euronext Export Market et Euronext Growth sont des systèmes multilatéraux de négociations organisés mais peu performants : tailles trop réduites, donc liquidité faible et fluctuations de cours importantes…). Mais pour accompagner cela il faudrait l’émergence concomitante d’évaluateurs et d’agences de notation spécialisés en TPE/PME, de même que de plusieurs fonds d’exit de participations minoritaires (à l’aune du Switch Fund, tout récemment lancé par Noshaq et Deminor).
Tous ces acteurs du private equity spécialisés en trading de titres de TPE/PME liquéfient le marché des transactions. Et lorsqu’il existe davantage de perspectives de sorties pour les investisseurs, ceux-ci y voient plus d’opportunités d’entrée dans des start-ups. Un marché liquide évacue la crainte de rester bloqué dans une participation au capital.
Il serait aussi utile de faire éclore des structures d’accompagnement spécialisées dans le passage à l’échelle supérieure, donnant accès à un réseau super-puissant (idéalement international), proposant non seulement des solutions de financement (selon moi, le critère ultime pour mesurer la qualité de l’accompagnement d’une organisation devrait se juger à l’aune des levées de capitaux réussies par ses accompagnés), mais aussi des stratégies de financement. Des accompagnateurs institutionnels menant un sourcing très “early stage” et surtout beaucoup plus proactif: il s’agit de détecter très tôt les futures pépites sans attendre les concours de pitchs médiatisés…
Les clusters engendrant et stimulant la “coopétition” sont bien entendu un “nice to have” mais ce n’est pas primordial.
Mais alors de quoi manque-t-on vraiment en Wallonie?
Tout simplement de stratèges financiers ! Des stratèges sachant comment déterminer le mode de financement le plus adapté en phase d’amorçage, de démarrage et de lancement commercial.
Le réel “must have” ce sont des compétences financières pointues dans la niche très particulière des investissements dans les entreprises en phases précoces d’existence.
En interrogeant des douzaines de fondateurs/fondatrices d’entreprise émergentes, je me suis rendu compte que les habiletés financières les plus couramment (sur)estimées étaient les compétences d’analyse et de planification financière… pour l’exploitation courante de la jeune pousse !
On demande aux CFO de savoir établir des budgets prévisionnels, des plans de trésorerie, de connaître les outils d’analyse de solvabilité, de rentabilité, de pouvoir concevoir des key performance indicators. C’est utile, mais c’est aussi le b.a.-ba des connaissances que doit posséder tout directeur financier de start-up.
Carl-Alexandre Robyn (Valoro): “Les compétences financières les plus sous-estimées, les plus inconnues, sont les compétences pointues en stratégie de financement des investissements à (hauts) risques.”
Par contre, les compétences financières les plus sous-estimées, les plus inconnues (et pourtant les plus importantes de par leurs implications à moyen terme, sur la croissance, la stabilité, et sur le contrôle de l’entreprise émergente) sont les compétences pointues en stratégie de financement des investissements à (hauts) risques.
Les connaissances spécifiques en optimisation de l’architecture capitalistique de la start-up, et en structuration financière des transactions sont rarissimes. Non seulement au sein des équipes fondatrices mais également dans les équipes d’accompagnateurs.
Si vous interviewez des conseillers de start-ups, la plupart déclarent crânement posséder ces savoirs, si vous testez leurs expériences pratiques, vous vous rendez alors compte de leur vanité, de leur condescendance déplacée (surtout vis-à-vis de porteurs de projet novices) et particulièrement de leurs colossales lacunes.
Les déficiences des CFO de start-ups (le talon d’Achille des équipes fondatrices) et de la majorité de leurs conseillers-accompagnateurs, de même que de bon nombre de gestionnaires de fonds d’investissement (y compris ceux et celles qui papillonnent dans les médias), impliquent:
– la compréhension et la maîtrise de toute une gamme de concepts ésotériques: drag along, tag along, option pool, ratchet, liquidation préférentielle, cash burn, cash-flow disponible, dilution, relution, coût d’opportunité, equity carveout, initial public offering, internal rate of return, Leverage Management Buy Out, Leverage Management Buy In, term sheet, portage, stock options, sweat equity, Weighted Average Cost of Capital, etc.)
– la représentation de toute une batterie de véhicules de financement (safe notes, convertible notes, prêts participatifs, equity warrants, etc.), dilutifs et non dilutifs
– l’assimilation de tout un panel de méthodes empiriques d’évaluation: Venture Capital Method, First Chicago Method, Earn Out Method, Scorecard Valuation Method, Cayenne Valuation Method, Dave Berkus Method, Risk Factor Summation Method…)
– la conscience que les acteurs, publics et privés, de l’accompagnement et du financement des entreprises émergentes sont nombreux, polymorphes et ont des modus operandi extrêmement variés.
Tous ces concepts abscons du capital-risque sont liés, à des degrés divers, au calcul de la valeur et à la répartition de celle-ci entre les parties prenantes. Les avocats qui les formalisent dans des pactes d’actionnaires ne font qu’en assurer le suivi juridique.
L’effet domino
Si vous vous trompez dans l’estimation de la valeur de votre bourgeon lors de vos premières levées de capitaux (d’ensemencement et de démarrage), vous fragilisez, dès le début, toute l’architecture capitalistique (capitaux propres, capitaux étrangers, endettement court terme, endettement long terme…) et vous sabordez, par effet domino, toute levée de fonds ultérieure (séries A,B,C…).
Sachez qu’il est souvent difficile et coûteux de corriger les erreurs initiales. Celles-ci ne se révèlent, douloureusement, qu’au moment de décider de passer à la vitesse supérieure, lorsque les fondateurs commencent à entrevoir la désorganisation brutale que va engendrer dans l’actionnariat la levée de montants autrement plus importants que lors du lancement de l’activité.
Pour entamer votre transition, vous vous êtes entouré de mentors, vous avez repositionné et rédigé votre stratégie (pour l’ancrer dans le concret et ne pas naviguer à vue), vous avez continué à innover (pour garder une longueur d’avance et rester compétitif), vous avez structuré vos équipes sans tomber dans l’ultra-hiérarchisation (le mode de travail “collaboratif” et “entreprise libérée” qui fait l’attrait des start-ups où tout le monde touche à tout de manière libre et responsable n’est plus adéquat lorsqu’on passe en mode scale-up).
Carl-Alexandre Robyn (Valoro): “Savoir trouver un montant optimal en temps opportun auprès d’investisseurs adéquats. Savoir quelles ressources mobiliser, en quelle quantité, à quels moments précis, pour quelles fins sans perdre de plumes (dilution).”
Vous avez également sécurisé de nouvelles sources de financement, accumulé à nouveau subsides, primes et subventions…
Mais si vous l’avez fait sans stratégie capitalistique, vous allez ajouter un nouveau patchwork capitalistique à une architecture déjà bancale.
La perle rare en matière de CFO sait évaluer (chiffrer), valoriser (augmenter la valeur), argumenter et lever des capitaux: elle parvient à trouver un montant optimal en temps opportun auprès d’investisseurs adéquats. Elle sait aussi (en tant que stratège financier) quelles ressources mobiliser, en quelle quantité, à quels moments précis, pour quelles fins sans perdre de plumes (dilution). Très peu de CFO y parviennent. C’est pourquoi les statistiques de levées de fonds réussies sont si faibles dans notre pays.
Carl-Alexandre Robyn
“Start-upologue”
Associé fondateur du Cabinet Valoro
(ingénierie financière et capitalistique de start-ups)
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