Ce mercredi 7 novembre, FuturoCité, centre de compétences en “smart city” en Région wallonne, tenait son séminaire annuel sur le thème de la (bonne) gouvernance des données – qu’elles soient ou non “ouvertes”.
Une partie de la journée fut consacrée à une petite table ronde au cours de laquelle les participants ont fait en sorte de balayer quelques “idées reçues” au sujet de l’intérêt et de l’usage des open data ou encore de la manière, pour les villes et communes, de gérer utilement leurs données. Du genre: GDPR et respect de la vie privée entrent en contradiction avec l’utilisation de données publiques ; les citoyens n’ont que faire des données que possèdent les villes et communes ; rien ne nous oblige à faire de l’open data ; pas d’open data sans modèle de monétisation…
Voyons tout cela par le menu.
Les open data sont dévoyées puisqu’exploitées commercialement par de grands acteurs
Avant même de pouvoir être exploitées par le grand public, les open data ne sont-elles pas d’abord exploitées par de grandes sociétés commerciales, les GAFA ou autres, avec l’assentiment des pouvoirs locaux? L’argument vertueux du bien collectif et de services publics nouveaux ou améliorés est donc battu en brèche…
“C’est une grande question”, reconnaît Pascal Poty, expert à l’AdN. “C’est une question de représentation de la ville. On pensait jusqu’ici que cette dernière était un monopole, le fait des acteurs publics dont le rôle est de gérer un territoire. Or, depuis la montée en puissance des géants du Net, qui laissent bien peu d’espace et de bribes d’innovation aux autres acteurs, la représentation de la ville est faite d’acteurs très importants, en particulier les GAFA.
Je suis favorable à des partenariats mais il faut se souvenir que l’on traite avec des acteurs non élus, arrivés sur l’espace public qu’ils contribuent à privatiser. Les villes et métropoles se sont retrouvées très démunies face à ce phénomène.
Prenons l’exemple des partenariats avec Waze. Il y en a notamment plus d’une trentaine en France. Ils présentent certes des avantages [pour les pouvoirs publics et les concitoyens] mais ces partenariats sont souvent déséquilibrés en termes d’utilisation des données. Tout simplement parce que la question de la propriété de l’algorithme se pose, de même que celle de sa neutralité.
Les données récupérées par Waze servent à monétiser le service via les services de publicité que la société déploie. Par ailleurs, peut-on parler de cloison étanche entre Waze et Google?!”
En la matière, soulignait Pascal Poty, il y a une certaine méconnaissance, voire naïveté, de la part des pouvoirs locaux qui se félicitent de l’accord passé avec Waze “mais se défendent d’avoir un accord avec Google”.
“Théoriquement, le contrat doit gérer cet aspect des choses mais est-ce garanti au niveau de l’utilisation de la donnée?”
Les villes et communes qui ont conclu de tels partenariats peuvent donc échanger des données “mais ne peuvent pas maîtriser des situations accidentogènes sur leur territoire”. Les flux de circulation, à certaines heures, sont déviés par Waze vers des quartiers résidentiels, hier calmes, par des rues où se trouvent des écoles… “La ville ne peut pas modifier le trafic”. Sauf à sanctionner les automobilistes, comme a récemment décidé de le faire une commune flamande…
Autre aspect sur lequel Pascal Poty met le doigt: les contrats passés avec Waze interdisent souvent aux municipalités partenaires de publier elles-mêmes les données. “Il y a une réelle difficulté à retrouver la souveraineté de la donnée (publique).” Relire à ce propos notre article “Open data: les pouvoirs locaux doivent penser “service public de la donnée”
Une tendance tente d’ailleurs de s’installer, selon lui, du côté de grandes métropoles, afin de retrouver un véritable contrôle de leurs données. L’un des outils pourrait être, selon lui, le concept de “closed data” à introduire dans les cahiers de charges. Ou encore la création de “services publics métropolitains de la donnée, la définition juridique de ce qu’est la donnée d’intérêt territorial, afin d’en arriver à des partenariats équilibrés, qui débouchent sur de réels services. C’est ce que le citoyen attend in fine.”
Pascal Poty (AdN): Face aux grands opérateurs privés (GAFA, notamment), les acteurs municipaux ont perdu la maîtrise de la donnée. Faut-il introduire de nouveaux concepts, tels que les “closed data”, préservant certains champs d’intérêt territorial afin d’en arriver à des partenariats équilibrés?
“Je milite donc pour un rapprochement avec les acteurs privés mais en veillant à préserver une maîtrise de la donnée qui permette d’élaborer de nouveaux services pour le citoyen.
Il faut le faire dans des cadres de confiance qui, aujourd’hui, dépassent l’open data. Il ne faut pas uniquement parler d’open data mais de data au sens large. Certaines données n’ont pas forcément pour vocation à devenir open. Par exemple dans des perspectives verticales – énergie, mobilité…
Le tout est de se mettre d’accord pour équilibrer les choses, pour échanger des données avec le privé mais dans des cadres qui restent fermés et qui auront pour vocation, pour partie, à fournir de l’open data mais, pour grande partie, à créer du service.”
Une opportunité mais pour qui?
Embrayant sur cette idée que les open data sont surtout exploitées par des acteurs privés ayant forcément d’autres agendas et intérêts que les acteurs publics, Philippe Dedobbeleer, responsable business development chez Belfius, soulignait que ces derniers ont tout intérêt à se saisir de la chose. Et les moyens de le faire…
Il prenait l’exemple de l’Estonie qui a résolument initié une politique volontariste. Le pays a mis à disposition des open data aux jeunes entreprises “en leur demandant de créer des services, avec des marchés publics faisant la promotion de ce qui a été créé grâce à ces services nouveaux… Et cela a pour effet de pousser les entreprises à proposer ces services en dehors de leurs frontières. Cela favorise la création d’une industrie des services à partir des open data.”
Philippe Dedobbeleer (Belfius): “Favoriser la création d’une industrie des services à partir des open data. C’est là une matière première considérable pour favoriser la naissance de start-ups.”
“Si on ne le fait pas, d’autres le feront – ou le font déjà – et créent des choses sur lesquelles on n’aura aucune maîtrise.”
Il ajoute un autre argument: “au lieu de se plaindre qu’il n’y a pas assez de jeunes entreprises qui se créent chez nous en matière informatique, choisir cette démarche, ce type de soutien – qui n’est pas financier mais un support de matière première – est quelque chose de potentiellement considérable pour de jeunes sociétés et pour leur permettre de se déployer à l’étranger.”
Open data, rien ne nous y oblige…
Imaginer que les pouvoirs publics – pouvoirs locaux compris – n’ont pas à évoluer dans le sens de l’open data est une erreur fondamentale. La législation, en effet, est passée par là. En démarrant de l’Europe et en percolant jusqu’aux niveaux national et local.
En Wallonie (et Communauté française), on en est encore certes à un stade nébuleux. Le Décret Open Data a été voté au Parlement en juillet 2017 (avec pas mal de retard sur l’agenda défini par l’Europe) mais les arrêtés d’exécution se font attendre. Les modalités seraient même carrément remises en question et repassées à la moulinette. Pour des raisons que certains qualifient de juridiques, d’autres de politico-politiciennes.
Nicolas Himmer (Ville de Namur): “Les preuves existent que les open data ont non seulement un intérêt certain, une valeur ajoutée, économique, sociale, mais représentent aussi un enjeu démocratique.”
Quoi qu’il en advienne, l’open data deviendra une obligation. “Il faut dès lors voir les choses autrement”, conseille Nicolas Himmer, Smart City manager et DPO (data protection officer) de la Ville de Namur. “Il faut déterminer leur intérêt et surtout les opportunités qu’elles peuvent apporter aux différents services, aux citoyens, aux entreprises privées, aux associations… Et cela, afin de développer des plates-formes de données ouvertes. Il ne faut pas attendre que l’obligation soit effective. Les preuves existent qu’il y a là non seulement un intérêt certain, une valeur ajoutée, économique, sociale, mais aussi un enjeu démocratique.”
Open data oui mais à condition de les monétiser
Si les open data ont en effet de la valeur, les villes et communes ne doivent-elles pas avant toute chose imaginer une manière de les rentabiliser, de les vendre, en ce compris aux acteurs locaux et aux citoyens, plutôt que de les mettre simplement à disposition?
“C’est un vieux fantasme”, estime Pascal Poty. “Le vieux débat du contrôle. Il faut arrêter de raisonner en termes de contrainte. L’économie numérique ne fonctionne pas comme ça. Elle fonctionne au contraire sous forme d’opportunités, de partage.
A part quelques organisations très spécialisées, en statistiques notamment, qui arrivent à dégager de la valeur sur les données, le raisonnement “je vais vendre des données” ne tient pas. On peut certes imaginer des conditions d’utilisation via la licence mais c’est là un problème juridique.
Le cadre légal qui va être mis en oeuvre en Wallonie est celui de l’utilisation par défaut des open data publiques qui seront gratuites.”
A ceux qui attendent les arrêtés d’exécution avant de se mettre en branle, il lance cet avertissement: le principe étant celui de la mise à disposition par défaut de données ouvertes et gratuites, attendre les arrêtés n’est que retarder l’échéance et… prendre du retard. Alors que notre Région n’a pas intérêt à creuser encore davantage une situation de retard, voire de “déclassement”, déjà problématique…
Pas intéressé, le grand public?
Certes, le grand public, l’utilisateur “lambda”, ne pourra pas faire grand chose de fichiers “bruts” – encore moins si le format dans lequel ils sont mis à disposition n’est pas directement exploitable (du Pdf, par exemple). Mais si l’open dateur fait bien son boulot, il aura veillé à rendre les données ouvertes directement utiles, consommables, exploitables.
Une autre bonne pratique, fondamentale, consiste à rendre les données compréhensibles. Notamment en les contextualisant et/ou illustrant. Des outils de visualisation, de géolocalisation, de simulation peuvent faire toute la différence.
Pour Pascal Poty, l’une des erreurs que les acteurs publics ne doivent pas commettre, une fois convaincus et actifs en matière de mise à disposition de données ouvertes, serait de croire qu’une fois cette étape franchie, leur utilisation par le grand public ou des acteurs privés (plus) locaux ira de soi. “Les choses ne se feront pas naturellement. On constate en effet que le taux de réutilisation reste faible.
Une solide animation est nécessaire. Il faut imaginer et mettre en oeuvre des actions de médiation numérique sur la donnée. Eventuellement en travaillant dans des espaces de confiance avec les acteurs privés.”
Il faut aussi segmenter les types ou catégories de données en fonction de leur utilité ou de leurs destinations et usages potentiels: des données qui ont une finalité et utilité claire en termes transparence citoyenne, ou une valeur d’activité économique (par exemple, des données temps réel pour les transports)…
L’animation sera également plus efficace si les acteurs locaux se coalisent, entre communes d’une même zone, entre villes par-delà les distances géographiques…
Nicolas Himmer, lui aussi, insistait sur la nécessité d’“animer ses data”, ou sa plate-forme, son portail open data. “C’est comme un réseau de relations. Si on ne l’anime pas, il meurt. Une plate-forme présentant des données visuellement identifiables comme étant utiles et exploitables poussera aussi les gens à en parler. Le bouche à oreille donnera une plus grande répercussion.”
Et les citoyens ou entreprises locales ne seront pas les seules à s’y intéresser. Le fait de rendre une offre open data visible, dynamique, exerce également un pouvoir d’attractivité pour des investisseurs – lisez, des acteurs économiques – extérieurs, soulignait pour sa part Philippe Dubernard, responsable AI & Cognitive Center of Excellence chez IBM Belgique. “C’est un bon moyen de montrer aux investisseurs que l’on maîtrise son sujet, ses projets smart city – en matière de gestion d’un territoire, de mobilité, de sécurité… C’est donc là quelque chose d’important pour le développement de l’économie locale et de l’emploi…”
Vie privée et open data
Voici plus d’un an, le nouveau réglement européen sur la protection des données (GDPR) entrait en vigueur. Résultat: y aurait-il contradiction fondamentale entre ce cadre légal et la mise à disposition généralisée de données publiques?
Pour Nicolas Himmer, il y a là clairement une idée reçue sans fondement: “quand on fait de l’open data, on n’édite pas et on ne met pas à disposition des données à caractère personnel. On agrège des données, on travaille avec des données anonymisées et on les met ensuite à disposition – que ce soit au simple citoyen ou à des entreprises. Si on respecte à la fois la loi et le bon sens, il n’y a donc aucune contradiction entre GDPR et open data.”
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