Compétences numériques: un long débat sur le “quoi?” et le “pour qui?”

Pratique
Par · 06/06/2018

Enseigner des compétences numériques aux enfants et ados? Certes. Mais lesquelles? Long débat très controversé, sur lequel se penchent notamment les groupes de travail du Pacte d’Excellence.

Entre compétences algorithmiques plus ou moins poussées et minimum de prise de conscience des enjeux et des potentiels des outils numériques, il y a de la marge.

Ce qui n’arrange rien, pour la compréhension des choses, ce sont aussi les termes et concepts choisis pour en parler: littératie, éveil au numérique. Ce sont là des notions plutôt floues, vous en conviendrez, dans lesquelles on peut nicher des réalité fort diverses.

Quelles compétences, minimales et suffisantes, à quel âge? Jusqu’à quel point les jeunes, en tant que tels mais aussi en tant qu’adultes et professionnels de demain, ont-ils besoin? Quel minimum de “littératie” numérique préconiser ou exiger?

Edulcorer pour ne pas faire peur?

Pascal Balancier, expert edtech à l’Agence du Numérique, agence-conseil du gouvernement et cheville ouvrière de tout ce qui touche au numérique en Région wallonne (enseignement compris), explique qu’en la matière, sa position sur le sujet “a quelque peu évolué au fil du temps. Hier, mon argumentaire était “apprendre à coder pour ne pas être programmé”. Mais cette approche faisait plutôt repoussoir. Désormais, mon sentiment est que les sciences informatiques font partie intégrante des cours de sciences que chacun reçoit. Cela implique que n’importe quel élève doit avoir accès à un moment ou à un autre à l’acquisition de telle compétences mais aussi qu’on ne peut limiter la chose à la seule pensée informatique ou algorithmique. Il faut aussi toucher à l’outil et à son usage. Il faut dès lors en passer par des activités d’apprentissage pour initier à la programmation.

Pour les citoyens, l’éducation aux médias et la logique algorithmique sont deux briques de base qu’il faut intégrer dans la culture numérique. Elles sont suffisantes pour l’épanouissement personnel dans le monde numérique actuel. L’apprentissage citoyen à la logique algorithmique viendra d’ailleurs peut-être de lui-même, sous la poussée des assistants numériques domestiques dont il faudra comprendre le fonctionnement et comportement.”

Mais cela concerne donc le citoyen, dans son quotidien privé. Quid de l’enseignement – non seulement la formation, “l’éveil numérique”, des enfants et adolescents mais aussi la formation continue pour les personnes actives, quel que soit leur contexte professionnel?

“L’un des enjeux”, souligne Pascal Balancier, “est d’adapter le fond et la forme des formations. Pour le fond, il s’agit surtout de compétences transversales (aptitude à communiquer, à collaborer…), qui viennent s’ajouter aux compétences métier proprement dites. On touche là au savoir-être plus qu’au savoir-faire, à la volonté d’apprendre à apprendre.

L’adaptation de la forme des formations est quant à elle nécessaire pour s’adapter aux nouveaux modes de consommation. En sachant qu’une formation classique qui respectait un canevas fixe pendant trois ans est aujourd’hui synonyme de quasi éternité [au vu de l’évolution ultra-rapide des usages]. Les apprenants doivent désormais modulariser leur parcours de formation.”

Avec les inévitables et lourds défis que cela suppose. Comment savoir quels modules suivre, quelles (sous- ou micro-)compétences acquérir afin de pouvoir les combiner en une aptitude pertinente, sachant que le scénario d’aujourd’hui sera mis à mal demain… Plusieurs conditions sine qua non s’imposent pour que la modularisation des compétences réussisse: une transparence sur les besoins, une flexibilité pour ajuster le tir dans une prospective à court ou moyen terme, et un sens certain de la “contextualisation. Une formation doit toujours faire sens. Il faut savoir quel savoir-faire pourra être maîtrisé”, souligne Pascal Balancier

Attente des personnes actives: disparité Flandre-Wallonie
Une récente enquête de la société Salesforce (1) révélait une disparité étonnante entre ce que les adultes flamands et francophones estiment devoir être les compétences IT et numériques utiles dans le cadre de la vie professionnelle.
Les Flamands désirent surtout acquérir des compétences numériques “moyennes” (par exemple une maîtrise renforcée des systèmes CRM) tandis que les Wallons sont demandeurs de compétences numériques supplémentaires de type “lourd” (du genre programmation et codage).
Les Flamands tiennent beaucoup à des méthodes pédagogiques traditionnelles (68%) alors que les Wallons se montrent davantage ouverts à des formations numériques flexibles (50%).
(1) L’enquête a été effectuée par le cabinet d’études indépendant DirectResearch dans le courant du mois de mars 2018 à la demande de Salesforce. 2.028 personnes actives ont été interrogées dans le Benelux: 1.008 personnes aux Pays-Bas et 1.020 en Belgique. 

“Eveil au numérique”, l’approche sera-t-elle suffisante?

Tout dépendra des compétences numériques exigées que listeront les groupes de travail planchant sur le Pacte d’Excellence.

Mais on semble se diriger vers une approche un rien plus minimaliste que celle que préconise le référentiel européen DigComp (aussi appelé référentiel e-CF – e-Competences Framework) – voir note de bas de page. 

“La programmation a disparu de la version belge de DigComp” , regrette Olivier Goletti (SiCarré)

Plusieurs signes semblent en attester. D’une part, le fait qu’à une exception prêt, aucun profil informatique n’ait été retenu pour siéger au sein des groupes de travail qui planchent sur les référentiels numérique/IT. Tout au plus ces derniers invitent-ils l’un ou l’autre expert externe expliquer par exemple ce qu’est la “pensée informatique” ou exposer l’une ou l’autre initiative prise sur le terrain.

Qui siègent dans ces groupes de travail? La circulaire qui a permis leur mise en oeuvre stipule qu’ils sont “composés d’enseignants, de conseillers pédagogiques, d’experts académiques et de représentants du Service de l’inspection”.

Pour Mikael Degeer toutefois qui, en tant que programmeur et informaticien de formation, fait figure d’exception, le fait que les groupes de travail soient essentiellement composés de pédagogues ou de spécialistes disciplinaires n’est pas un problème en soi. La raison? “Leur qualité est d’être des citoyens lambda, en termes de connaissances du numérique. Ils ont une bonne vision de ce qu’il est important ou non de savoir dans la vie de tous les jours.”

Autre signe révélateur: la programmation a disparu des compétences qu’on inscrira sur la liste “à acquérir”. On se contentera de “codage”. Quelle est la différence? “Le codage est une façon ludique d’aborder la programmation et ne vise que la manipulation de concepts de base mais ne couvre pas tout ce qui est qualité, optimisation…”, explique Julie Henry, experte en Didactique de l’informatique et en formation des enseignants à l’UNamur.

Elle confirme par ailleurs cette disparition de la programmation des textes: “au début de la préparation du Pacte d’Excellence, le texte parlait encore d’IT mais, désormais, il n’y est plus question que de numérique. Sans doute parce que le terme fait moins peur mais il a aussi une connotation plus globale, plus floue Se limiter par exemple à de la robotique éducative serait opter pour une version trop limitée des compétences souhaitables.”

Céline Colas, animatrice de l’asbl Kodo Wallonie abonde dans son sens: “il est important de travailler sur les sciences informatiques, pas pour faire de tous les enfants de futurs développeurs mais il faudrait aller plus loin que ce qu’on prévoit actuellement. Il faut pouvoir comprendre en quoi consistent les algorithmes. C’est nécessaire par exemple dans l’optique d’une réelle “critique des médias”. Pour avoir un regard critique sur un média comme Facebook, il faut savoir pourquoi il est criticable, mieux comprendre les choses…

En pouvant comprendre ce qu’il y a derrière un ordinateur, on permet aux jeunes de se rendre compte de ses potentiels, de ce que l’informatique peut leur apporter en tant que futurs citoyens. Il faut développer d’autres logiques. Par ailleurs, un cours de pensée logique et algorithmique peut permettre de mieux se développer en maths et en sciences…” 

Vers une spécificité belge francophone?

Pourquoi avoir effacé l’apprentissage de la programmation des programmes (et cela touchera toutes les catégories d’âge)? La décision est-elle déjà prise?

Les échos qui nous parviennent du groupe de travail planchant notamment sur le référentiel du “socle de savoirs et de compétences numériques” semblent indiquer que le chantier est encore en cours et que des modifications de contenu et d’orientation de contenu interviennent encore de semaine en semaine. Les travaux, pour rappel, doivent aboutir à une proposition fin octobre ou début novembre.

Rien n’est donc encore gravé dans le bronze mais réintroduire la programmation “pure et dure” parmi les compétences à acquérir semble bel et bien impossible.

Pourquoi? Voici les explications données. D’une part, le référentiel ne visera que les années d’étude jusqu’à 15 ans “alors que le référentiel DigComp européen va jusqu’à 18 ans”.

L’idée serait de former au discernement, de fournir des “bases minimales” à maîtriser à 15 ans, et de permettre ainsi aux ados de décider par eux-mêmes, au-delà de 15 ou 16 ans, s’ils désirent pousser plus loin leurs connaissances et potentiel de maîtrise, en choisissant une filière IT.

Où placer la frontière? Du côté du groupe de travail, on affirme que “’des compétences algorithmiques seront bel et bien prévues dans le texte du référentiel mais pas pour permettre aux enfants de développer des compétences en programmation. Plutôt pour comprendre le monde, pour comprendre ce qu’un ordinateur peut faire ou ne peut pas faire. Il s’agit par exemple de faire comprendre que si un ordinateur peut maîtriser le concept d’hypoténuse, il ne peut pas décider de la couleur idéale d’un local, ce qui reste une compétence humaine” [à notre avis, cette distinction n’est déjà plus de mise mais bon…]

Ces “notions de base de l’algorithmique”, inculquées à tous les enfants avant l’âge de 15 ans, sont désignées sous l’appellation quelque peu édulcorée, volontairement non-“anxiogène”, de “pensée informatique.”

Le tout sera de savoir jusqu’où ira le contenu des compétences recommandées pour “appréhender” le numérique, “comprendre” l’ordinateur – ou le robot, le capteur, le bot… Car, entre-temps, l’intelligence artificielle, les algorithmes, les capteurs sournois, le blockchain, etc. etc. déferlent et opèrent sans qu’on puisse les déchiffrer. Si des notions, plus ou moins développées, de “lecture” de codes ne sont inculquées, le citoyen de demain sera nu et démuni…

Voici comment l’exprime Mikael Degeer, membre du groupe de travail qui planche sur les compétences numériques dans le cadre du Pacte d’Excellence: “Je prends l’analogie de l’évolution dans l’espace. Notre but est d’aider les jeunes à devenir des astronautes du numérique, à pouvoir évoluer, comprendre le numérique, choisir son métier. Mais pas à être informaticien, “astronome du numérique”, à acquérir les bases pures et dures.”

Référentiel de compétences informatiques – DigComp – Europe 2010

DigComp? OK mais à compléter!

D’une part, le socle officiel de compétences numériques qui devrait être décidé pour le tronc commun sera donc quelque peu édulcoré par rapport au texte de référence européen.

D’autre part, les personnes impliquées dans les groupes de travail du Pacte d’Excellence disent vouloir une version belgo-francophone différente pour… compléter le cadre DigComp. Selon certains participants, le texte européen ferait en effet l’impasse sur un aspect préliminaire indispensable: le “savoir-faire”, préalable à toute transposition en compétence. Et cela sur fond de degré de maîtrise qui aurait grand besoin d’être amélioré.

“Nous préférons parler de référentiel [de compétences] orienté numérique plutôt qu’informatique (IT) parce que la vision est différente de l’IT. Elle est plus large, englobe la notion générique de citoyenneté. Ce qui inclut par exemple les notions d’impact de l’outil informatique sur l’environnement ou encore la santé… Cette vision doit être intégrée dans tous les cours.”

La forme finale que prendra le référentiel “savoirs et compétences numériques” dépendra également de la manière dont les différentes maîtrises seront réparties entre matières et/ou en transversal.

Petit exemple qui peut paraître anodin mais qui aura un impact? “L’histoire de l’Internet doit-elle être considérée comme une connaissance ou compétence relevant de… l’histoire ou de l’informatique et du numérique?”

Autre étape: la structuration par progressivité des compétences à acquérir par tranche d’âge.

Enfin, ce seront les pouvoirs organisateurs qui décideront de la manière dont ils font se matérialiser les référentiels de compétences dans les programmes de cours… 

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DigComp & e-CF

Le référentiel e-CF (e-Competences Framework) est structuré en cinq domaines d’e-compétences, “dérivés des processus métiers informatiques, à savoir: Planifier, Développer, Utiliser, Faciliter [Ndlr: “Enable” en anglais] et Gérer”.

Au total, 36 compétences ont été identifiées. Avec 5 niveaux de maîtrise pour chacune.

Quelques exemples de compétences dans les 5 domaines définis:

  • planifier: gestion de niveaux de service (SLA) ; planification de produits ou de projets ; conception d’architecture ou d’applications ; veille technologique ; anticipation des besoins métier et prise de décisions d’orientation stratégique
  • développer: conception et développement ; intégration système ; conception et gestion de tests ; déploiement de solution
  • utiliser: support des utilisateurs, des changements ; livraison de services ; gestion des problèmes
  • faciliter: développement d’une stratégie de sécurité ou encore de qualité de l’information ; délivrance de services de formation ; gestion des canaux de vente, des contrats
  • gérer: développement prévisionnel ; gestion de projets, des risques, des relations client-fournisseur, des changements métier…

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