La transformation numérique aurait-elle bon dos pour justifier des restructurations chez ING, RTL, Carrefour (& co) ?
Dans le secteur bancaire, des médias, du retail…, on licencie brutalement, pour (principale) cause, parait-il, l’incapacité, avec les équipes en place, de changer de cap et de prendre à temps le train du numérique.
Or, d’anciens collaborateurs des entreprises dans ce secteur avaient tenté de faire changer ce cap dans le passé. Ils se retrouvent maintenant à des fonctions-clé chez des pure players concurrents, parfois même chez Google ou Amazon.
Etrange paradoxe, à moins qu’il n’y ait du cynisme de la part de ces « capitaines » de grands groupes. Tentative de décryptage. (A noter que les tableaux venant de Roland Berger utilisés comme illustrations, ci-dessous, ont été rajoutés par la rédaction de Régional-IT et non par l’auteur).
ING, RTL, Carrefour: plusieurs étranges points communs
ING (Belgique), RTL (Belgique), Carrefour (Belgique) ont fait successivement la une de l’actualité. Ces sociétés ont annoncé de sévères restructurations d’un bloc, comme si la méthode “soft” de changement au fil de l’eau n’était plus possible (ou suffisante).
S’il n’y a, à première vue, aucune similitude de secteur d’activité, leurs points communs sont nombreux:
1 – Il s’agit de filiales belges de grands groupes étrangers cotés en bourse
2 – Ces 3 sociétés s’adressent au consommateur final, dans des domaines certes différents mais caractérisés par des changements d’habitudes de consommation importants depuis plus d’une décennie. Fini, par exemple, l’engouement pour les grands temples de la consommation, hypermarchés qui faisaient rêver la génération qui a vécu les pénuries de la guerre 39-45 (… ou de l’ère soviétique).
3 – Et, détail qui a son importance, dans les trois cas, l’argument massue pour “justifier” la très lourde restructuration, est… “la transformation numérique” et l’impossibilité de s’y adapter sans un séisme social. Vraiment ?
La transformation numérique, une surprise pour le secteur bancaire / audio-visuel / retail ?
Attardons-nous sur cette transformation digitale. Cette expression est à la mode et, dans les milieux des CEO, plus question d’un seul discours sans placer ces deux mots magiques. Il suffit de regarder les thèmes des événements et annonces depuis plus de trois ans à la FEB, depuis 2 ans à l’UCM/UNIZO et depuis 6 mois à l’UWE.
Donc, rien de plus légitime à première vue pour un capitaine d’un grand groupe que de préparer celui-ci à cet avenir “nouveau” et de ne pas rater le train du numérique, et donc de revoir le fonctionnement, ainsi que de licencier des matelots qui rameraient dans une direction dépassée, pour pouvoir changer de cap.
Mais, outre la question à se poser si les personnes ne pourraient pas être en mesure, en les formant, de ramer dans une autre direction et donc de manoeuvrer en douceur, cette transformation numérique est-elle un phénomène récent dans ces trois secteurs: banque, médias, grande distribution ? Évidemment que non.
En feuilletant mes archives, je suis retombé sur les notes de ma toute première édition du cours “économie du numérique”, animé en 2001, où ces trois domaines faisaient déjà l’objet de séances de cours, qui s’inspiraient de littératures plus anciennes que j’avais analysées fin de la décennie 90. Autrement dit, une vingtaine d’années, soit une génération, s’est écoulée.
Des entreprises incapables de percevoir l’avenir ? (Heureusement) non ! Mais…
Ces capitaines n’auraient-ils pas de vigies qui les auraient avertis des vagues déferlantes qui allaient s’abattre sur leur secteur et qu’ils n’ont pu anticiper ? A les entendre, ce n’est que maintenant que le bateau est (sérieusement) secoué et qu’un raz-de-marée nettement plus important qu’imaginé s’abat. On ne l’aurait pas vu venir avec cette importance et donc on n’a pas pu préparer l’équipage à l’affronter dans de bonnes conditions.
En poussant encore un peu cette comparaison imagée, cela me fait penser au discours tenu par le dirigeant d’un certain constructeur de centrale nucléaire, dans une île pourtant répertoriée comme zone très hautement sismique, qui déclarait n’avoir pu imaginer qu’un jour le système d’alimentation de refroidissement du réacteur puisse être submergé par un tsunami important…
Ready.be (ex-GB) était pourtant précurseur en e-commerce alimentaire
Évidemment que ces capitaines étaient bien au courant. Et même paradoxalement ces sociétés avaient même été pro-actives. Au sein des équipes, des initiatives pionnières avaient été testées, en Belgique même, pour s’inscrire en précurseur du digital.
Le cas de RTL, mais surtout de GB à l’époque, est symptomatique. Lors du cours d’e-commerce en 2002, je reprenais feu www.ready.be (site pionnier d’e-commerce alimentaire) comme étude de cas. Et mon confrère à l’ICHEC, Alain Ejzyn, interpellé également par l’annonce du plan de restructuration de Carrefour, a eu la même réaction et s’est empressé de ressortir un article de l’époque publié dans La Libre Belgique à propos de ready.be. (Lire également l’histoire de GB, grandeur et décadence dans Le Soir).
Qu’en est-il devenu de ces opérations-pilotes ? La fermeture. Mais ce n’est pas le pire: la perte de presque toute l’expérience acquise à l’époque, l’équipe pionnière ayant été soit virée (de ce que j’ai entendu à l’époque, on ne peut même pas dire “remerciée” ;-), soit partie progressivement hors du groupe, qui a abandonné l’expérience. Pourquoi donc ?
Pourquoi fermer des projets-pilote d’utilisation du numérique ?
Les historiens pourront plancher dessus quand les archives pourront être examinées. Difficile de savoir précisément les tenants et aboutissants de façon objective, tant du coté syndical évidemment que du coté patronal. d’autant que, dans un des cas, certaines équipes dirigeantes sont encore en place.
Il semblerait toutefois, à chaque fois, que c’est la maison-mère, étrangère (ou indirectement via son actionnariat), qui ait pris la décision (Carrefour en reprenant GB), ou qui ait soufflé la décision de façon insistante auprès du management belge, pour des raisons de rentabilité financière.
La rentabilité… à court terme… au détriment du long terme
Cet argument est évidemment légitime. Et il tenait la route, du moins en partie. Ces initiatives n’étaient effectivement pas rentables si la période d’évaluation était d’un horizon inférieur à 5 ans. Cela aurait pu avoir un peu de sens de ralentir, car à l’époque, ces projets-pionniers ont été lancés un peu trop tôt par rapport à la maturité numérique de consommation. Mais, plutôt que d’arrêter le façonnement d’un nouveau gouvernail au navire, ces groupes étrangers aurait pu stratégiquement, dans une vision à long terme, se servir du marché belge comme d’une opportunité exceptionnelle de mettre en place un “laboratoire” expérimental de nouvelles manières de préparer leur services grâce au numérique.
Mais non, au contraire, ils ont vu ces initiatives comme des menaces à court terme sur leur rentabilité… et sur leur business model historique, qui s’appuie tantôt sur les commissionnements, sur les ventes additionnelles, sur les marges arrières grâce à un sourcing rudement négocié, ou encore sur la durée de temps d’exposition du cerveau à la publicité.
Damien Jacob: “Plutôt que d’arrêter le façonnement d’un nouveau gouvernail au navire, ces groupes étrangers aurait pu stratégiquement, dans une vision à long terme, se servir du marché belge comme d’une opportunité exceptionnelle de mettre en place un laboratoire expérimental.”
Car c’est clair, pour l’instant, un client dans un ’drive’, pour qui il faut payer quelqu’un préparant le caddy, est nettement moins rentable que celui qui se sert lui-même dans les linéaires des rayons de l’hypermarché et qui craque pour les articles en tête de gondole, là où les marges arrières sont les plus importantes.
Et un téléspectateur qui regarde benoîtement les pubs dans la TV linéaire traditionnelle est plus intéressant pour l’annonceur (du moins le pense-t-il encore) que celui qui choisit son programme et qu’il faut convaincre de choisir sa pub (ce qui par parenthèse deviendra une contrainte inévitable avec le GDPR et la logique du consentement libre et éclairé).
Encaisser à court terme plutôt que d’investir dans l’avenir
Ces sociétés ont pratiqué le principe de presser le citron jusqu’à ce qu’il ne reste plus une goutte, plutôt que de donner envie au consommateur “d’être pressé” volontairement.
Elles feignent la surprise de se retrouver au pied du mur, mais le changement de paradigme aurait dû se faire bien avant. Mauvais calcul: le consommateur était captif car contraint par les offres de ces sociétés qui avaient rassemblé une part de marché très conséquente (souvent des triopoles dans leur secteur). Mais, l’acheteur aspirait à ne plus être captif et à ne plus devoir passer par exemple deux heures de son samedi à faire les courses dans un hypermarché, à subir les programmes et la pub associée, et à être orienté vers des produits financiers standardisés short-listés avant tout en fonction des commissions ristournées au banquier.
Des clients contraints à consommer une offre inadaptée: du pain béni pour de nouveaux entrants orientés “demande”.
D’autres acteurs, des pure players e-commerce comme Coolblue par exemple, mais surtout Amazon, Netflix, et des fintechs, dont l’ADN est d’être orienté “clients” et non “offre” comme le sont Carrefour et RTL, les ont progressivement séduits ou sont en train de le faire avec intensité.
L’impact de la transformation numérique sur les emplois dans l’industrie, selon le cabinet Roland Berger
Prétexter des restructurations à cause de ces acteurs “disruptifs” paraît bien léger, voire déplacé.
Ces nouveaux acteurs n’auraient vraisemblablement pas rencontré un tel succès de pénétration chez les consommateurs, si les acteurs historiques n’avaient pas fait l’autruche et siphonné le maximum de bénéfices aussi longtemps que possible avec un modèle économique qui est devenu de plus en plus dépassé, au sens propre comme au sens figuré. L’histoire se répète.
A noter qu’avant eux, les “majors” de l’industrie musicale ont commis des erreurs stratégiques souvent semblables. Comment des acteurs pourtant bien implantés et dont certains services internes avaient bien senti le vent tourner (on peut penser aussi à Kodak, pionnier dans le numérique, ou Nokia, avec le GSM connecté) se retrouvent dans une telle situation… ?
Voici un beau sujet d’étude universitaire…
Damien Jacob: “Les nouveaux acteurs “disruptifs” n’auraient vraisemblablement pas rencontré un tel succès de pénétration chez les consommateurs, si les acteurs historiques n’avaient pas fait l’autruche.”
La transformation numérique, cause de perte d’emplois ???
Revenons vers ces annonces de restructuration dont la justification “clé” est la transformation numérique. L’impact médiatique est très important au point que de nombreuses personnes généralisent et assimilent “numérique” à perte d’emplois.
Des décideurs politiques, logiquement représentants des citoyens, s’emparent de la question et refusent de décider dans des domaines comme le développement de l’e-commerce et de la logistique, reproduisant les mauvais calculs à court terme de ces grands groupes.
Après chacune de ces annonces, je croise des personnes qui me disent que mon métier d’accompagnateur d’entreprises vers le numérique est “nuisible”, car destructeur d’emplois. J’avais été particulièrement frappé par les discours catastrophiques tenus à ce propos par des interlocuteurs au profil pourtant bien différent (un dirigeant d’une entreprise importante locale, un élu à une haute fonction décisionnelle et un syndicaliste) qui se rejoignaient à ce propos. Et réentendre cela au lendemain de l’annonce du plan de Carrefour Belgique, m’a poussé à écrire ce billet.
Source: Cabinet Roland Berger France.
Emplois perdus vs créés: une balance pas si positive que cela
“Plus d’emplois créés que perdus à cause du numérique”. En Belgique, la balance ne paraît pas si positive que cela.
En fait, les statistiques montrent que, du moins est-ce le cas pour l’instant, le solde de création d’emploi lié au numérique est largement positif, malgré ces restructurations très médiatisées.
Le motif d’inquiétude devrait être surtout pourquoi, proportionnellement, si peu d’emplois dans le numérique sont créés en Belgique par rapport aux pays limitrophes, sans parler des États-Unis. Le nombre d’emplois dans le secteur de la logistique liés à l’e-commerce est par exemple tristement bas en Wallonie, pourtant normalement un territoire bien situé géographiquement et avec beaucoup de potentiel en transport de marchandises, par rapport aux provinces néerlandaises limitrophes ou au Nord-Pas-de-Calais.
Les réelles pertes d’emplois dues au numérique sont nettement plus discrètes dans les statistiques et s’observent dans le secteur des services, par exemple chez les comptables, profession qui, par parenthèse, était celle qui était la plus créatrice d’emplois au XXème siècle, avec par exemple des agriculteurs et des contre-maîtres d’usine qui s’y étaient reconvertis, comme quoi l’économie est faite de vague de destructions-créations.
Plus d’emplois créés que perdus à cause du numérique, mais en Belgique, la balance ne paraît pas si positive que cela.
Ce discours négatif à l’égard du numérique est bien dommageable à l’économie vu qu’il manque de profils adéquats disponibles sur le marché de l’emploi. Il faudrait au contraire inciter à s’y intéresser, et fournir plus de formations de qualité en la matière, et même pousser à une vision critique et disruptive de la part des (futurs) travailleurs (plutôt que de simples programmeurs), de manière à ne pas subir les conséquences liées au côté évidemment négatif que le numérique présente également.
En anticipant, on aurait pu éviter une bonne partie de ces licenciements et surtout éviter qu’une grande partie de la valeur ajoutée de ces secteurs soit partie de la Belgique vers des pure players, presque tous non-européens.
Les conséquences macro-économiques pour la Belgique sont importantes (voir les dernières statistiques rassemblées en matière d’e-commerce). Et il est interpellant de constater que la maison-mère de ces grands groupes est nettement plus à la pointe du numérique que ne l’est leur filiale belge, même si cela reste plutôt insuffisant.
Vue bouchée sur les priorités
Une pensée va à ceux qui ont travaillé par exemple à Ready.be et à RTL A l’Infini, pionniers sacrifiés et que les managements n’ont même pas évoqués dans leur plaidoyer vers la “transformation inévitable”.
“Certains de ces intra-entrepreneurs pionniers travaillent maintenant pour le GAFA. Tout un symbole…”
Je me souviens d’un ancien de mes étudiants à HEC-Liège dont le parcours professionnel est ensuite passé par un de ces services-pionniers. Il m’avait montré à l’époque la photo du bureau de son grand directeur et m’expliquait qu’il avait tenté en vain de le convaincre d’y avoir un ordinateur connecté à Internet, alors qu’il était occupé chaque jour à signer des documents internes, et à regarder des tableaux de bord imprimés et des courbes de résultat…
Il avait essuyé le refus de ce haut dirigeant d’assister à une démonstration d’un outil numérique au lieu de se rendre à une réception mondaine, justifiant par l’opportunité (une ènième fois…) de recroiser un ministre. Une manière bien décalée du terrain de faire du business, basée sur le lobby. Une anecdote très semblable m’est également revenu d’un ex-collaborateur d’une société concurrente, montrant que ce peu de préoccupation n’est pas le fait d’une société en particulier, mais le résultat d’un état d’esprit généralisé au sommet des hiérarchies dans ces secteurs.
Je relève sur LinkedIn que certains de ces intra-entrepreneurs pionniers travaillent maintenant pour le GAFA. Tout un symbole…
Après la transformation numérique au B2C, ce sera (c’est) le tour du B2B
Souhaitons que ces tristes expériences servent de repoussoirs à d’autres sociétés, elles aussi faisant inévitablement face au défi numérique, à plus ou moins court terme, pour mieux négocier le changement de cap ! …
Avec une attention particulière aux positionnements B2B où la Belgique est globalement pour l’instant assez bien placée mais où les défis liés au numérique paraissent encore peu pris au sérieux.
Il y a encore de très nombreuses opportunités à saisir… et nous ne pouvons nous permettre d’attendre que d’autres les aient prises !
Damien Jacob
cabinet d’études et conseils Retis
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