Charles Van Wymeersch a la particularité d’avoir et de continuer à cumuler les rôles de professeur en entrepreneuriat et gestion financière de l’entreprise et de décideur dans les dossiers que reçoit une invest.
Comment voit-il la formation des jeunes à l’entrepreneuriat, les mérites potentiels des programmes qui mettent les étudiants au poste de pilotage d’un projet pouvant devenir start-up, la qualité des projets actuels ? Entretien avec un observateur qui a vu passer nombre de générations d’entrepreneurs.
Comment voyez la place que les Hautes Ecoles et les universités donnent, ces dernières années, à l’apprentissage de l’entrepreneuriat, notamment via le statut d’étudiant-entrepreneur ou des initiatives pour le lancement de projets ou de start-ups dès le stade des études…?
Prof. Charles Van Wymeersch: J’en discutais récemment avec un collègue, professeur à HEC Liège. Il s’étonnait du fait que, dans ces excellents programmes d’entrepreneuriat, qui recrutent d’excellents étudiants, il en voit très peu qui créent des entreprises.
Je crois qu’il faut voir cela plus largement. Je n’ai jamais eu la prétention de faire émerger des entrepreneurs moulés, chauds, opérationnels des programmes en entrepreneuriat, auxquels je collaborais ou que j’ai parfois aidé à fonder. Je crois qu’on ne peut pas raisonner de la sorte.
L’entrepreneuriat – et l’esprit d’entreprise, plus largement – fait partie des qualités qu’on doit essayer de développer, si elles sont présentes, et d’instiller dans la mesure de nos moyens d’éducateurs, sachant qu’on discute d’un spectre extrêmement large de caractères, d’expérience, d’éducation et d’ambitions personnelles de tous ces jeunes…
Depuis la fin des années 90/début des années 2000, l’enseignement formel de l’entrepreneuriat s’est développé dans nos universités et nos hautes écoles. C’est une bonne chose. Il y a quelques aspects méthodologiques, techniques, que l’on peut enseigner.
Ce n’est pas une mauvaise chose que les étudiants aient en tête ce qu’est un plan d’affaires, la structuration d’un projet d’entreprise… C’est un pas logique après avoir eu des cours d’économie ou de comptabilité, pour ceux qui suivent des études de gestion. Cela permet de poser les bonnes questions et de constater aussi que cela ne coule pas de source.
Mais les fondamentaux demeurent de mise: pour réaliser une étude de marché, un sondage, il faut avant tout qu’ils aient eu un bon cours de statistiques pour ne pas déduire n’importe quoi d’un sondage.
Charles Van Wymeersch: “C’est utile de donner des jeunes la perspective vers l’indépendance et le self-employment. C’est là quelque chose d’important parce que beaucoup de jeunes n’y pensent pas.”
Je reste assez partisan des formations très fondamentales. Des cours d’astronomie, de mathématiques… en études d’ingénieur civil ne sont pas forcément utiles en tant que tels mais apprennent à être rigoureux, à travailler, à structurer/déstructurer le cerveau.
A la question de savoir dès lors si la formation très concrète à l’entrepreneuriat est nécessaire, je répondrais “oui sans doute, mais d’une certaine façon, c’est du nice to have. Je ne pense pas que ce sont ce genre de cours qui vont faire ou non une vocation d’entrepreneur.
En revanche, c’est utile de donner des jeunes la perspective vers l’indépendance et le self-employment. C’est là quelque chose d’important parce que beaucoup de jeunes n’y pensent pas. Ou pas naturellement. Moins encore en Wallonie parce qu’on a gardé cette tradition de grandes entreprises. C’est notre problème actuel. Les grands arbres sont tombés. Les petits sont en train de repousser mais cela prend du temps…
Si l’éducation à l’entrepreneuriat sensibilise au fait que l’on peut travailler pour de petites structures en démarrage, c’est une bonne chose.
Mais la meilleure manière de montrer ce qu’est cette espère rare qu’est l’entrepreneur est d’en inviter aux cours pour venir raconter leur histoire. C’est là quelque chose qui frappe réellement les esprits et qui n’est pas à la portée d’un professeur d’université sauf s’il est lui-même entrepreneur. Ce qui est plutôt rare…
Ce qu’on peut faire lors des cours, c’est démythifier l’entrepreneuriat. Je crois qu’on a franchi l’étape de cette époque où, pour des scientifiques purs, l’entrepreneuriat restait un peu de la prostitution organisée. Aujourd’hui, les facultés de sciences mettent un point d’honneur à déboucher sur des brevets et des recherches valorisables… Les universités font de gros efforts. Les prestations au profit de spin-offs sont valorisées dans le cocktail d’activités des professeurs.
L’enseignement à l’entrepreneuriat doit aller dans ce sens-là: montrer aux chercheurs qu’il existe des voies vers la vie de l’entreprise. Il est intéressant, pour prendre un exemple, qu’un chimiste, qui n’a jamais vu un bilan de sa vie, qui ne comprend pas ce qu’est un plan marketing ou une étude de marché, puisse s’y familiariser. Tout comme un ingénieur de gestion a des cours de chimie ou de physique…
“La meilleure manière de montrer ce qu’est cette espère rare qu’est l’entrepreneur est d’en inviter aux cours pour venir raconter leur histoire.”
Le cours d’entrepreneuriat doit a minima permettre de comprendre et de discuter. Mais loin de moi l’idée que cela doive devenir une pépinière d’entrepreneurs. Tant mieux si ça peut l’être mais je ne crois pas que ce soit l’effet direct.
Charles Van Wymeersch: “Les ingénieurs industriels sont le coeur de cible de l’entrepreneuriat. Ce sont eux qui ont la formation technologique la plus immédiatement valorisable.”
Vous n’êtes donc pas forcément partisan d’un programme du genre StarTech, avec intégration dans le programme des études d’ingénieurs un volet projet concret d’entrepreneuriat?
Je l’ai pratiqué moi-même. C’est très bien que des étudiants soient confrontés à ce genre de choses. Tant mieux si, comme ingénieurs, ils ont un projet technologique pour ce genre de projets.
L’UCLouvain propose un très bon programme de ce genre, initié par la Louvain School of Management, avec collaboration avec la faculté de droit, avec PolyTech. Les mémoires de fin d’étude impliquent un ingénieur, un gestionnaire et un juriste pour développer ensemble un projet très réaliste.
Il ne faut pas oublier que les étudiants en gestion ne sont pas de bons créateurs d’entreprise. Ce sont des accompagnateurs, des participants à des projets mais ils n’ont pas – ou très peu – de “substance” à apporter. Les bons apporteurs de projets, ce sont des informaticiens, des ingénieurs – civils ou industriels.
Les ingénieurs industriels sont le coeur de cible de l’entrepreneuriat. Ce sont eux qui ont la formation technologique la plus immédiatement valorisable. Et là, je crois qu’il est extrêmement important qu’ils aient au moins un cours d’entrepreneuriat, tout particulièrement dans les filières d’informatique, d’ingénieur industriel, voire civill. Le niveau d’abstraction dans les études d’ingénieur civil étant plus poussé. Ils sont a priori moins portés vers la valorisation.
Pourquoi dites-vous que les étudiants en gestion ne sont pas de bons créateurs d’entreprise?
Fondamentalement, une entreprise, c’est d’abord un besoin dans le marché et un produit qui y répond. Ensuite une équipe. Les ingénieurs de gestion ou des profils d’économistes connaissent des méthodes de gestion mais n’ont pas le produit, qui est l’élément-clé…
Par leurs aptitudes en études de marché, ils ont parfois détecté un besoin. Ils doivent s’allier avec d’autres. Eux-mêmes ne sont pas réellement au coeur du besoin. L’économiste, ou le juriste, vient donc surtout en soutien…
Cela reste-t-il vrai à l’heure du numérique, quand tout est à ce point virtuel, dématérialisé…?
Quelqu’un qui fait des études de gestion a certes des notions d’informatique mais n’est pas formé a priori pour écrire par exemple des applications. Il peut certes acquérir ce genre de compétences mais, en général, ce n’est pas cela qui l’intéresse.
Les informaticiens sont toujours plus directement proches d’un produit valorisable même si ce n’est pas exclusif…
Quelles qualités estimez-vous nécessaires pour devenir entrepreneur, en ce compris dans le monde numérique? Y a-t-il une évolution dans la manière dont ces compétences sont apprises?
Il faut être très attentif et prudent. Dans le numérique, les compétences requises sont quand même assez fondamentales. Il faut se méfier des bricoleurs.
On a beaucoup tendance, aujourd’hui, à se braquer vers des jeunes qui ont l’habitude, depuis qu’ils ont 5 ou 6 ans, de jouer à de petits jeux informatiques et finissent par devenir milliardaires en développant du gaming…
Certes, on y voit se bâtir de grands succès mais le champ informatique est vaste. Le domaine du data mining, par exemple, nécessite de grandes compétences en méthodologie, mathématiques, statistiques, logique, programmation…
Il faut nécessairement concrétiser un triangle de qualités: compétence, rigueur – dans le management, l’exécution du projet, le suivi de gestion – et l’étincelle – que ce soit la rébellion, la passion ou l’affectif. Il faut les faire coexister, ce qui n’est pas simple.
Lors de votre exposé à la soirée qu’organisaient en avril l’UNamur et InvestSud sur le thème de la dynamique entrepreneuriale en Wallonie, vous avez également déclaré que si la passion des étudiants augmente et si la volonté de créer une entreprise gagne du terrain, dans le même temps, la rigueur est en baisse…
C’est général dans l’éducation. Il faut y travailler. On l’a vu s’installer au fil des ans parmi nos étudiants et cela continue…
Pour en revenir à la formation des entrepreneurs, on parle beaucoup de “pivots”. Certains disent que s’il est aisé de faire “pivoter” un produit ou une start-up, il n’est pas possible de faire pivoter l’entrepreneur parce qu’il doit avoir ça en lui dès le départ… Comment voyez-vous les choses?
Les technologies elles-mêmes pivotent tout le temps. L’évolution est tellement rapide… Et cela se répercute sur toutes les industries. Des réorientations sont possibles mais tout le monde n’en est pas capable. S’agit-il d’une simple inflexion ou d’un grand écart…? Il faut aussi éviter de virer tournesol. Il faut trouver quelque chose qui permette d’être poursuivi pendant un certain temps.
Mais l’entrepreneur, aujourd’hui, quel qu’il soit, a besoin d’une sérieuse dose de souplesse. Les conditions de fonctionnement changent tellement vite.
“Pivoter? Des réorientations sont possibles mais tout le monde n’en est pas capable. S’agit-il d’une simple inflexion ou d’un grand écart? Il faut aussi éviter de virer tournesol.”
Peut-on enseigner cette souplesse, cette réactivité?
Ce sont des compétences de base que toute éducation doit inculquer… Pas dans un cours d’entrepreneuriat.
Quelle évolution relevez-vous dans le type d’entreprises qui s’adressent à InvestSud, dans la qualité et “valeur” de l’idée de base?
On accompagne de plus en plus des projets plus virtuels, des entreprises virtuelles (logiciels, applications…), qui demandent des investissements de moins en moins lourds, dont l’évolution est de moins en moins prévisible. On prend donc un risque plus important puisque l’on ne sait pas où l’on va, puisque les projets sont plus rapidement évolutifs et que les projets dans lesquels intervient notamment la filiale Financière Spin-Off Luxembourg sont technologiquement plus pointus.
Autre élément: la concurrence de l’endettement à très faible taux d’intérêt. Une situation tout-à-fait hors norme où il est encore plus difficile de convaincre un entrepreneur d’abaisser son risque en acceptant un investisseur au capital plutôt qu’un prêteur.
En termes de valeur ou de potentiel de valorisation, de concrétisation à long terme, la tendance est-elle positive ou la qualité des projets s’infléchit-elle?
Il n’y a pas de baisse de qualité des projets mais la concurrence, pour un nombre de projets plus faible, est plus importante qu’autrefois. Notamment parce que les banquiers ont besoin d’offrir du crédit. Il y a actuellement une suroffre de crédit, une concurrence effrénée entre les banques, même si elles font très attention aux risques.
Les bons projets sont courtisés outre-mesure et les plus faibles ont beaucoup de mal. On aurait donc tendance à présenter à un investisseur capital-risque les projets les plus faibles.
Charles Van Wymeersch: “Il y a actuellement une suroffre de crédit, une concurrence effrénée entre les banques même si elles font très attention aux risques. Avec donc tendance à présenter à un investisseur capital-risque les projets les plus faibles.”
Ceux qui ont une solvabilité raisonnement acceptable sont captés, sans beaucoup de questions, par les banquiers en raison de l’extrême générosité actuelle du marché du crédit.
Les bons projets – et c’est un leurre – ont tendance à se faire financer davantage par endettement. Ce qui est une erreur à long terme. On voit arriver des projets plus risqués en capital-risque. Bien entendu c’est notre métier. Mais il y a une limite au genre de risques que l’on peut raisonnablement accepter.
Quand on voit le nombre de projets qui passent par les incubateurs et autres accélérateurs, on a l’impression d’un appel d’air. Il y a aussi l’appel d’air de ceux tels qu’Alexander De Croo qui disent qu’il faut multiplier le nombre de start-ups dans l’espoir que certaines réussissent, que la décantation naturelle porte ses fruits… Toutes les idées cherchent à se faire financer. Par quelle filière passent-elles? La bancaire ou, d’office, les business angels et les invests?
Il est extrêmement difficile de généraliser. On constate en effet une multiplication de la constitution de sociétés, et c’est une bonne chose, mais avec une bonne chose d’indépendants et de professions libérales.
Les cours d’entrepreneuriat vont convaincre les jeunes que ce n’est pas forcément une mauvaise solution de vouloir être indépendant, de créer son propre emploi
Le fait que beaucoup de gens envisagent de se mettre à leur compte est plutôt un élément favorable. Ma vision des choses est que l’emploi est une espèce en voie de disparition alors qu’il y a énormément de travail.
Les cours d’entrepreneuriat vont convaincre les jeunes que ce n’est pas forcément une mauvaise solution de vouloir être indépendant, de créer son propre emploi. Ce genre d’organisation, avec de nouveaux modèles d’association entre individus, mettra du temps à se développer mais on rentre dans ce monde-là. Le capital-risque, l’associé professionnel au capital, aura un rôle nouveau à jouer.
CV-minute
Charles Van Wymeersch, professeur émérite de l’UNamur. Spécialité: entrepreneuriat et gestion financière de l’entreprise. Il est également Professeur invité à la Albert-Ludwigs-Universität de Freiburg et à la Louvain School of Management (UCL). Il fut aussi pendant 5 ans président du conseil d’administration d’InvestSud.
Il est par ailleurs administrateur de CBC Banque.
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