La chose est suffisamment rare pour qu’on s’y attarde: une société belge rachète une société californienne après avoir effectué une (grosse) levée de fonds auprès d’un fonds d’investissement américain. Ce dernier, qui plus est, devient l’actionnaire largement majoritaire, remplaçant les investisseurs, notamment institutionnels, belges et européens qui avaient jusqu’ici accompagné la société.
Le tout, de manière volontaire, au terme d’une stratégie de croissance conçue par l’équipe dirigeante belge historique.
Cette société, c’est Selligent qui, voici quelques semaines, annonçait le rachat de la californienne StrongView – relire notre article. Son domaine de prédilection: l’automatisation marketing, le marketing digital, le CRM, le “data marketing”…
Nous avons rencontré André Lejeune, co-fondateur de la société, qui demeure le “big boss” de la nouvelle entité qui continuera d’ailleurs d’opérer sous le nom de Selligent, et le timonier de la stratégie future.
Comment se profile l’avenir? Quelles sont les priorités en termes de catalogue mais aussi de croissance à l’international? Quel ancrage conserver en Belgique? D’autres acquisitions sont-elles programmées?
Virage américain
L’acquisition de StrongView est une opération stratégique qui visait à compléter le catalogue mais surtout à étendre la clientèle et à conférer à Selligent une “force de frappe”, une visibilité et une “crédibilité” sur le marché américain.
Elle est intervenue dans la foulée du changement de partenaire financier. Là aussi une décision stratégique sciemment pensée par la société belge. Aux yeux d’André Lejeune, en effet, pour être percutant outre-Atlantique et pour pouvoir y attirer les bonnes personnes, les bons profils, au service de la croissance et des futures activités, il faut nécessairement avoir ce cachet de crédibilité. Voilà pourquoi le fonds d’investissement HGGC est arrivé dans le scénario.
“Nous avons voulu cette extension américaine parce que, jusque là, nous avions une taille “entre deux eaux”. Nous étions un gros acteur à l’aune de l’Europe mais peu présent ailleurs. Et aux yeux de nos clients, par exemple Kia ou BMW, nous étions encore une petite entreprise. Nous pouvions leur apporter une réponse pour leurs entités locales mais ils ont besoin d’une solution globale alors que nous n’étions pas global…”
Voilà pour la stratégie côté “empreinte” sur le marché. Côté financement de la société, l’heure de l’exit était venue pour plusieurs investisseurs historiques, essentiellement des institutionnels. L’option fut alors prise de chercher un seul et unique nouveau partenaire et, toujours dans cette optique de recherche de “crédibilité” pour la pénétration du marché US, il devait être américain.
Le fait de miser sur un seul investisseur présente, aux yeux d’André Lejeune, un gros avantage: “nous n’avons plus, désormais, qu’une seule personne avec qui dialoguer. Il n’y a plus de consensus à rechercher entre diverses personnes, aux agendas parfois différents.” Sans compter que la somme mise sur la table et la possibilité, du côté de HGGC, de procéder à d’éventuelles futures mises de fonds, évitent les recherches de compromis “entre croissance et recherche de profitabilité.”
Mieux valoriser le potentiel venu d’Europe
Ce débarquement aux Etats-Unis, avec un actionnaire désormais majoritaire et une société StrongView qui, en termes d’effectifs et de clientèle potentielle, pèse plus lourd que la structure belge d’origine, signifie-t-il que Selligent perd son âme, son cachet européen?
André Lejeune s’en défend et avance des arguments qui tendent à démontrer le contraire. On jugera évidemment à plus long terme de la réalité des choses mais voici la manière dont il voit les choses – et l’avenir.
“HGGC a plusieurs avantages. Ce fonds croit beaucoup à l’intérêt qu’il y a à prendre des technologies européennes pour en faire des solutions globales. La complémentarité avec StrongView est une réalité, tant en termes d’offre de produits, de métier que de visibilité (géographique). Il y a aussi une complémentarité culturelle. Elle a encore été illustrée et affirmée lors du récent Customer Summit [octobre 2015], lorsque les dirigeants de StrongView ont parlé d’alliance entre la puissance américaine et la sensibilité européenne.”
HGGC mène en outre une stratégie d’investissement à long terme, sans recherche d’exit rapide, sans calendrier fixe, sans la pression d’un fonds qui s’assèche et arrive en fin de vie. Et ne cherche pas forcément à vendre au plus offrant, souligne André Lejeune, citant l’exemple d’Hybris vendu à SAP dans le contexte d’une volonté de réaliser une entrée en Bourse…
L’ancrage belge (Braine-l’Alleud et Hasselt – voir ci-contre) continuera de jouer un rôle majeur dans les développements futurs. Il y a tout d’abord le fait qu’André Lejeune demeure le patron à la tête de ‘son’ entreprise. Par ailleurs, si la réflexion sur les nouvelles fonctionnalités et orientations se fait en transversal, à travers l’organisation, la R&D reste placée sous la houlette de Lode Vanacken, vice-président Engineering. Braine-l’Alleud et Hasselt planchent sur les volets intégration e-commerce et solutions mobiles par exemple. Le site californien de StrongView s’occupe notamment de l’intégration entre Message Studio et la solution d’agrégation de données Interaction Store (StrongView) et Target (Selligent). En incluant dans la boucle des sous-contractants, situés… en Inde, qui opèrent aussi en assurance-qualité.
A noter au passage que la société recrute divers profils pour renforcer les équipes belges dans la perspective des nouveaux produits prévus au planning 2016 (voir ci-dessous).
Ajoutons encore (on le verra plus loin) que les accents européens dans les technologies et fonctionnalités futures devraient rester bien présents.
Roadmap
“La fusion avec StrongView nous permet de croître plus vite. Une croissance organique [incluant le marché américain] aurait été possible mais longue et coûteuse, et nous aurait mis dans le rouge. Avec StrongView, nous gagnons un nouveau dynamisme, nous nous positionnons comme acteur global et nous pouvons nous concentrer sur notre roadmap, tant il est vrai que nous sommes encore loin d’avoir développé tout ce que nous devons faire…”
André Lejeune: “rendre notre plate-forme de digital marketing management de plus en plus intelligente, notamment en passant de processus basés sur les règles à du prédictif.”
Dans l’immédiat, Selligent travaillera à l’“enrichissement” de l’offre StrongView via inclusion de certains modules Selligent (notamment Target, outil de détection et d’analyse de comportement web). L’intégration des deux gammes devrait être bouclée au deuxième semestre 2016.
En parallèle, les développements déjà décidés et entamés, côté Selligent (avant qu’il ne soit question de fusionner avec StrongView), poursuivront leur petit bonhomme de chemin, notamment dans le registre mobile, dans celui du “live content”…
Autres thèmes sur lesquels planchent les équipes de développement:
- la dimension DMP (Data Management Platform), pour la collecte, en une base unique, et l’exploitation temps réel des “comportements” et réactions de la cible, voire d’autres personnes influençant son contexte;
- un potentiel de ciblage adaptatif en fonction des supports et canaux;
- la redéfinition du ciblage en fonction de l’expérience vécue par le prospect…
S’y ajoutent quelques autres chantiers orientés intégration, avec les solutions Magento, Hybris…
Objectif global de Selligent: “rendre notre plate-forme de digital marketing management de plus en plus intelligente, notamment en passant de processus basés sur les règles à du prédictif, et cela, tout en maintenant notre optique qui est celle de l’orchestration de la relation client axée sur le concept de moment optimal.” Autrement dit, “marier e-mail marketing et CRM marketing, moduler le contact avec la cible selon le contexte, la toucher au moment adéquat, selon le canal optimal – l’e-mail marketing ou le mobile, par exemple, n’en étant que deux parmi d’autres.”
Autre caractéristique-clé de l’offre Selligent qu’André Lejeune ne veut pas sacrifier, tout en renforçant les fonctionnalités: sa “vivacité”, au sens de “nimbleness” (l’influence américaine est déjà bien au rendez-vous!). “La plate-forme doit être capable de faire beaucoup de choses mais sans trop exiger de support IT [Ndlr: soulignons au passage que Selligent, au-delà de solutions client-serveur, est également passée, depuis quelque temps déjà, en mode SaaS]. Il ne faut en effet pas perdre de vue que notre clientèle est également européenne et que les organisations européennes n’ont pas forcément les mêmes ressources que leurs homologues américaines. Si une société telle que T Mobile nous a fait confiance, avant-même l’arrivée de HGGC au capital, c’est en raison notamment de nos qualités de flexibilité et de facilité de mise en oeuvre. C’est là aussi, un argument différenciateur que peut avoir un acteur européen par rapport aux poids lourds américains…”
Croître “partout”
L’objectif de Selligent est désormais de croître à la fois en Europe (en se renforçant plus particulièrement sur les marchés allemand et britannique) et aux Etats-Unis. Mais aussi dans d’autres régions. “Nous voulons nous déployer plus sérieusement en Amérique latine et dans la zone Asie Pacifique”, indique André Lejeune. “En Asie, nous avons récemment raté quelques opportunités, avec des retailers français.” Chose qu’il veut éviter de reproduire à l’avenir.
L’Asie Pacifique sera donc une priorité en 2016. La recherche d’un partenaire avec qui signer un contrat global est lancée. En Amérique latine, l’approche est plus morcelée par pays. Un premier contrat a été signé. D’autres devraient bientôt suivre pour le Chili et le Mexique.
D’autres négociations sont engagées avec des distributeurs exclusifs potentiels pour couvrir le marché colombien et, en Europe, la Pologne. Selon un modèle de franchises. StrongView, de son côté, travaille aussi avec des distributeurs, notamment au Canada et en Asie. L’analyse est en cours pour déterminer s’ils seront transformés en franchisés, “qui, chez nous, ont le même poids qu’une représentation directe dans un pays.” Il arrive d’ailleurs à Selligent, lorsque le moment lui paraît propice, de racheter un franchisé pour en faire une filiale directe. Dernier exemple en date: l’Espagne.
Une question de rythme
A quel rythme Selligent veut-il croître? Doit-il s’engager dans une course de vitesse pour résister à la concurrence? La réponse d’André Lejeune est négative. Le but, explique-t-il, n’est pas d’entrer en concurrence frontale avec les tout grands du secteur, les SAP, Adobe, salesforce.com… “Nous n’aurons jamais l’argument de la taille. Ce qui est le plus important pour nous, c’est de pouvoir offrir un service de qualité, là où le client est implanté. Voilà pourquoi, il nous faut notamment une présence décente en Amérique latine et en Asie Pacifique.”
Il rappelle par ailleurs le positionnement de Selligent: l’offre de solutions à des clients de taille moyenne et à des clients “qui ont une approche locale dans un contexte global.” Tels un BMW, “qui est organisé selon une approche très locale mais est intéressé par une solution globale”, ou un Samsung qui dessert la zone EMEA au départ de Londres, “avec une forte autorité locale en matière de marketing, ce qui a clairement du sens…”
André Lejeune: “Nous n’aurons jamais l’argument de la taille. Ce qui est le plus important, c’est de pouvoir offrir un service de qualité, là où le client est implanté.”
Faut-il s’attendre à d’autres fusions entre Selligent et d’autres sociétés du portefeuille BGGC? Là encore, la réponse est négative. Le fonds d’investissement, selon lui, ne tient pas forcément à faire une habitude de ce qu’il a fait avec iCongo et Hybris avant de les revendre à SAP.
Mais, puisque l’on parle fusions et acquisitions, Selligent est-elle en chasse d’autres opportunités? Là, la réponse est positive. “Surtout pour renforcer les axes digital marketing et “intelligence” de la plate-forme.” La décision de procéder à une acquisition dans le registre mobile n’a pas encore été prise. Tout dépendra notamment de la rapidité avec laquelle Selligent “se créera de la crédibilité” – lisez, gagnera en envergure et donc en potentiels propres.
Côté “intelligence” de la plate-forme, tout ne passera pas non plus forcément par des acquisitions: “si nous pouvons recruter, notamment en Belgique, les bons profils, une acquisition sur le terrain du prédictif ne sera pas nécessaire…”
André Lejeune: “Il me paraît peut-être plus logique d’intégrer des technologies européennes. […] Lorsque l’on parle technologies, il y a, en Europe, quelques perles qui n’ont pas réussi, par elles-mêmes, à atteindre leur plein potentiel.”
Dernière précision – et non des moindres -, André Lejeune a une légère préférence pour des acquisitions européennes. “Nous regardons partout mais il me paraît peut-être plus logique d’intégrer des technologies européennes. Le rachat de StrongView était une question de stratégie et de parts de marché. Lorsque l’on parle technologies, il y a, en Europe, quelques perles qui n’ont pas réussi, par elles-mêmes, à atteindre leur plein potentiel.” Et qui sont sans doute aussi financièrement plus abordables…
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