Les solutions IT et numériques doivent-elles surtout investir le champ touristique en amont (information, préparation) ou être un pilier actif tout au long de l’“expérience” touristique? La question semble étonnante, de prime abord, tant le numérique est aujourd’hui devenu indissociable de nos habitudes et exigences quotidiennes. Mais la question n’en reste pas moins pertinente au vu des moyens limités de certains acteurs. Ne faut-il pas en effet, dans une certaine mesure, sérier les priorités?
Pour Alain Decrop, doyen de la Faculté des Sciences économiques et sociales de l’Université de Namur et co-auteur, voici quelques années, du livre “Le tourisme consommateur”, le rôle utile des nouvelles technologies se situe surtout en amont, au stade de la recherche d’informations, du repérage, de la réservation. Selon lui, il n’est en rien iconoclaste de laisser les “bonnes vieilles méthodes” (lisez: non ou peu numériques) l’emporter pour le volet séjour proprement dit. Même si ce dernier peut être supporté, enrichi, par des outils IT.
“Selon une étude menée par Google en 2012, le « touristonaute » visite en moyenne 17 sites avant de faire son choix en matière d’hôtellerie. Il y a 5 ans, la moyenne était de 5 sites.” Source: AdN (ex-AWT).
Ce genre de déclaration va bien entendu à contre-courant du concept d’“Internet de séjour” où la connectivité, la plus constante et performante possible, permet au touriste d’être informé et “activé” le plus possible lors de son séjour: application mobiles, micro-sites dont la consultation est déclenchée par la lecture d’un tag, connexion Internet, réseaux sociaux pour partager son expérience ou s’inspirer d’autres touristes…
Alain Decrop souligne d’ailleurs que le touriste met le potentiel “toujours-connecté” au premier rang de ses priorités et critères de décision: “le WiFi est dans le trio de tête, au même titre que le prix ou la localisation. Avant même toute considération de parking…”
Un secteur touristique peu fan de techno
En Wallonie, souligne Alain Decrop, le tourisme numérique est plutôt à la traîne. Les réalisations sont souvent “de simples vitrines de communication, dans le meilleur des cas avec une possibilité de réservation, mais sans réflexion globale pour attirer le client et segmenter l’offre. Les sites pèchent par manque d’interaction. La connaissance du client fait défaut. Il y a également des lacunes du côté de la tenue à jour ou de la simple conservation des bases de données.”
Alain Decrop: “le problème vient en partie d’un manque de volonté politique, ces 10 dernières années, d’inscrire le tourisme numérique comme un outil de développement.”
Raison essentielle: un tourisme essentiellement rural, avec des opérateurs de taille modeste, des gîtes qui sont des exploitations familiales, où les compétences numériques mais aussi les moyens financiers font souvent défaut.
Pour Alain Decrop, au-delà des moyens limités des opérateurs, le problème vient également d’“un manque de volonté politique, ces 10 dernières années, d’inscrire le tourisme numérique comme un outil de développement.”
Sans parler d’un éparpillement des compétences, entre Région, provinces, Maisons du Tourisme, communes…, “ce qui dilue l’attractivité et les compétences. Signalétiques et labels se multiplient, ce qui nuit à la lisibilité. Mais ce constat est vrai aussi dans d’autres pays. A cet égard, la volonté exprimée dans le cadre de la dernière Déclaration de politique régionale de réduire le nombre de Maisons du Tourisme [qui passerait de 42 à 25] est sans doute une bonne idée.”
Compétences
En Wallonie, en tout cas dans les petites structures, les personnes chargées de développer et de gérer les outils d’information et d’interaction avec le touriste souffrent encore souvent d’un manque de compétences IT. L’une des raisons? Ces personnes sont rarement des professionnels. Il s’agit souvent de personnes bénévoles, employées à temps partiel, non formées aux techniques touristique modernes.
Pour Isabelle Rawart, la différence est flagrante en termes de qualité d’utilisation du Web et de ses outils entre professionnels du tourisme et exploitants de gîtes et chambres d’hôtes. Tout comme Alain Decrop, elle pointe des lacunes touchant à l’élémentaire. Telles que ces fiches client et bases de données qui seraient rarement tenues à jour, posant un problème de gestion de la relation client et donc de fidélisation et d’attractivité.
Or, “la survie des petits acteurs du secteur, des « indépendants », réside dans leur capacité à identifier l’internaute qui est venu sur un de leurs sites, à lui proposer des produits qui répondent à ses attentes et à le convaincre”, écrivait par exemple Isabelle Rawart, dans l’édition 2014 (chapitre Tourisme) du Baromètre de l’AWT (rebaptisée entre-temps Agence du Numérique). Et, pour eux, cela passe nécessairement par l’apprentissage et la maîtrise des outils et “ficelles” du Web 2.0.
“La désintermédiation du secteur et l’expertise grandissante du client, couplées à l’innovation technologique et au Web 2.0, constituent à la fois une mutation importante, parfois difficile à maîtriser, mais aussi une opportunité remarquable pour le tourisme local.” Source: Baromètre 2014 (Agence du Numérique).
Quant aux sites Internet, quand ils existent, ils “manquent souvent d’ergonomie, ne sont pas conçus en responsive design. Rares sont les sites spécifiquement dédiés aux utilisateurs mobiles… L’expérience client n’est pas optimisée. Trop souvent, le parcours à suivre pour arriver à l’étape de réservation est trop compliqué. Ce qui grève le taux de conversion.”
Autre lacune: l’absence fréquente d’un outil de réservation en-ligne. “Les exploitants estiment souvent que leur clientèle de fidèles leur suffit et qu’il est donc inutile de prévoir d’autres outils qu’un simple accueil téléphonique. Certains estiment en outre suffisant d’être référencés via les grandes centrales de réservation, qui deviennent incontournables.”
Problème: ces grandes plates-formes qui jouent les intermédiaires prennent évidemment une marge au passage et “imposent des contrats restrictifs qui privent les exploitants de leur autonomie en termes de politique tarifaire et de taux d’occupation.”
Isabelle Rawart prône dès lors le regroupement en associations de gîtes. A ses yeux, le portail du régional de l’étape — Gîtes de Wallonie— est une bonne solution. “Ce portail permet d’accéder au descriptif de chaque gîte, du moins aux informations que son exploitant aura jugé bon de communiquer. Il est bien construit, permet d’être référencé et de faire les réservations [selon les modalités prévues par chaque exploitant].”
Il n’en demeure pas moins que le Web-amateurisme des petites structures demeure un problème.
Voici quelques mois, l’Agence du Numérique lançait dès lors un appel aux acteurs publics afin qu’ils mettent en oeuvre des formations – indispensables voire vitales – qui aborderaient non seulement les aspects purement technologiques mais aussi les dimensions légales, l’apprentissage de quelques bonnes pratiques, des informations sur les pièges (2.0) à éviter…
Une centrale publique de réservation? Bonne idée?
Pour booster le professionnalisme des outils numériques et donner plus de “lisibilité” au secteur touristique local, Alain Decrop évoquait l’idée d’une plate-forme centrale de réservation qui serait réalisée et pilotée par un opérateur public ou para-public. “Cela me semble être une priorité pour fédérer l’offre touristique locale et hôtelière. BelSud ou Gîtes de Wallonie donnent certes des informations mais n’autorisent pas la réservation directe, à même la plate-forme. Contrairement à Ardennes-Etape, mais il s’agit d’un prestataire privé qui prend donc une marge au passage et vise surtout les prestations haut de gamme. Un vide s’est créé dans lequel un acteur tel que booking.com ou Airbnb a pu s’insinuer.”
Quel rôle pour cette centrale publique? Information, service de réservation, vitrine centralisée, fédération des initiatives de développement technologique, “par exemple pour proposer des outils (applis mobiles, QR codes…) permettant d’organiser des visites guidées thématiques…”
Alain Decrop (UNamur): “La Région et les Provinces devraient proposer davantage de solutions. Les initiatives, aujourd’hui, sont trop diluées et trop peu connues.”
Isabelle Rawart, elle, n’est pas du tout convaincue qu’il s’agit là d’une piste exploitable: “c’est un combat perdu d’avance. Cela exige en effet de consentir un gros investissement, d’entrer en concurrence avec un acteur tel que booking.com. Pour quel avantage? Un demi-pour-cent de moins en frais? Quid également des problèmes d’interfaçage entre cette centrale et les exploitants privés qui ne sont pas tous sur Internet ou ne disposent pas des outils nécessaires?
Isabelle Rawart (AdN): “le secteur public peut intervenir pour améliorer la présence Web des opérateurs de terroir en agissant au niveau de toutes les fonctions et services mutualisables.”
Le secteur public ne peut pas se permettre de financer une telle alternative à booking.com. Il aurait fallu anticiper beaucoup plus tôt, que ce soit dans le chef du secteur public ou d’un opérateur privé.”
Selon elle, les acteurs publics ont toutefois un rôle à jouer. Notamment pour l’offre et la promotion d’outils de fidélisation ou pour développer des solutions pour des marchés de niche [des cibles de clientèle spécifiques: routards, randonneurs…].
“En proposant un service innovant, il serait possible de récupérer des clients et de leur éviter de devoir passer par une centrale.”
L’arrivée de géants “pure-players”, spécialisés en e-tourisme, comme d’ailleurs celle de “briseurs de modèles” comme AirBNB, oblige donc les petits calimero à revoir leur copie et à jouer la carte de la différenciation. Le temps presse…
Six pistes d’amélioration
Dans son Baromètre 2014, l’AWT/Agence du Numérique identifiait six axes d’amélioration/modernisation pour les acteurs locaux du tourisme.
- rendre les sites Internet plus attrayants et interactifs, via recours à des contenus attractifs, multimédia, régulièrement mis à jour, et proposant notamment des facilités de réservation en ligne et des espaces d’interactivité pour collecter les avis des consommateurs; encore faut-il, souligne Isabelle Rawart, “organiser, certifier ces avis” pour leur donner de la crédibilité — il y a là, selon elle, un champ d’opportunités pour des développeurs de nouvelles solutions
- encourager l’exploitation des bases de données construites de manière collégiale, comme la base Pivot
- exploiter la plate-forme qu’offrent les réseaux sociaux: page dédiée sur Facebook, partage de photos via Instagram ou de vidéos sur YouTube
- adapter les sites Internet aux environnements et comportements mobiles: recours au “responsive design” voire développement d’une application mobile
- exploiter les informations collectées via le site (pour identifier, voire segmenter la clientèle) et pensez à un référencement efficace
- généraliser le WiFi dans tous les lieux de tourisme: hébergements, attractions, musées
- “oser” l’innovation qui peut par exemple prendre la forme de balises NFC, de QR codes, d’objets connectés, d’expériences de réalité augmentée…
Source: AWT/Agence du Numérique.
Encore trop de barrières techniques
Le morcellement est roi. Non seulement par (sous-)zone géographique mais aussi par niveau de pouvoir (local, communal, provincial, régional…). Cet éparpillement des compétences ne favorise pas les prises de décision ou l’efficacité des développements.
On répertorie ainsi une flopée de solutions spécifiques, ponctuelles, qui se chevauchent parfois mais sont rarement compatibles. Les systèmes informatiques des diverses Maisons du Tourisme, par exemple, n’ont pas la réputation de communiquer aisément entre eux. Certains se plaignent d’ailleurs amèrement de la difficulté qu’il y a à exploiter la base de données Pivot (Partage Information Valorisation Offre Touristique) de la Région wallonne. Sans parler des bases de données plus locales. La Maison du Tourisme de Wallonie picarde (Wapi) a par exemple décidé de développer une couche d’agrégation, venant se greffer à la base Pivot, afin de “traduire en un format courant, accessible par les développeurs, une base qui, de toute évidence, n’a pas été conçue pour les agences Web. Cette couche permettra aussi de connecter des données venant d’autres bases de données, d’autres territoires…”
La mutualisation apparaît en tout cas comme une piste nécessaire. Décloisonner les offres et ressources élaborées par les différents acteurs permettrait sans nul doute de dynamiser la demande touristique. Mais en la matière, plusieurs progrès demeurent nécessaires. A commencer par une évolution volontariste vers l’open data. Certains s’y essaient sans encore trop le claironner ou tâtent le terrain à l’occasion de l’un ou l’autre Hackathon… souvent avant de refermer le robinet, dès l’événement terminé!
Wiki-tourisme
Pour faire vivre sites et contenus, plusieurs acteurs du secteur (Maisons du Tourisme, fédération provinciale…) comptent de plus en plus sur les contributions du public. Les blogs et forums semblent désormais avoir la cote. Pour des suggestions de “bons plans”, d’itinéraires thématiques, de séjours “testés pour vous”…
La Maison du Tourisme Wapi voudrait par exemple accentuer le côté “contenus et suggestions qualifiés”, “travailler davantage avec des bloggers pour du marketing affinitaire. Les bloggers se font en effet prescripteurs, concentrent des groupes d’intérêts. Il est envisageable de collaborer avec eux, d’exploiter la filière des réseaux sociaux, de réaliser éventuellement des opérations conjointes.” La MT Wapi envisage aussi de “se greffer, via des partenariats, à des plates-formes plus puissantes, attirant déjà plus de visiteurs.”
Elle fera par ailleurs évoluer cet été son site principal (visit.wapi.be) vers des accents plus “affinitaires”, avec inclusion d’un bouton “Mes envies” qui permettra à tout un chacun de choisir ses activités grâce à des recommandations par motivation ou affinité: visite culturelle, balade champêtre, week-end en famille…)
D’une manière générale, la “voix de la communauté” est un puissant prescripteur potentiel. Et, en la matière, les exploitants de petites structures ou de sites d’hébergement privés ont encore bien des progrès à accomplir. “Il faut les inciter à utiliser davantage la dimension des réseaux sociaux”, estime Isabelle Rawart. “Il s’agit en effet d’essayer de convaincre la clientèle de parler le plus possible d’un lieu, d’un hébergement, de manière positive bien entendu. Chaque exploitant doit identifier le ou les réseaux sociaux où se concentre la majorité de sa cible de clientèle.
Pour former ces exploitants aux principes de base du marketing et de l’activation clients, le secteur public pourrait financer des formations, en collaboration avec les Maisons du Tourisme.”
L’un des leviers qui pourrait favoriser les contributions en mode avis et commentaires des touristes sera la multiplication des balises, tags, codes QR, bornes interactives… “afin de rendre l’interaction la plus riche possible” et, dès lors, source de commentaires spontanés.
Ce qui nous ramène aux moyens à y investir. “Pour les non professionnels, les codes QR sont une solution plus abordable que les balises beacon.” Question de moyens encore et toujours quand on envisage des technologies plus évoluées, du genre applications liées à des objets “mettables” du genre lunettes connectées: “vu la taille du marché, je ne crois pas que la réalité augmentée soit une piste viable”. A moins, là aussi, de mutualiser — voir à cet égard le projet JIRA dont nous vous parlons dans cet autre article.
Aux yeux d’Alain Decrop, de l’université de Namur, les évolutions IT et le concept de consommation collaborative (adaptée au monde du tourisme) se rejoignent pour produire de nouvelles opportunités. Des acteurs tels qu’Airbnb ou The Greeters ont d’ailleurs pris largement pied dans ce domaine. “Et il faut en tenir compte”, souligne Alain Decrop, “dans la mesure où ils viennent court-circuiter les circuits classiques. Le consommateur reprend le contrôle, sans plus devoir passer par des réseaux marchands, les Maisons du Tourisme et leurs guides officiels.”
Mais ce tourisme collaboratif doit faire face à certains obstacles: les limites ou carences technologiques ou encore la faible pénétration de l’Internet mobile pour des raisons de coûts. Tout est dans tout…
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