Réunies sous la bannière Belgian Games, les trois associations régionales des acteurs du gaming belge (Walga pour la Wallonie, Flega pour la Flandre, games.brussels pour Bruxelles) ont récemment publié les statistiques du secteur pour l’année 2020 – en sachant que 2020 et 2021 furent évidemment des années “particulières”.
Passons ces chiffres en revue, avec l’aide et l’éclairage de Jean Gréban, coordinateur de Walga (Wallonia game developers association) – à la fois pour l’ensemble du secteur en Belgique et, plus spécifiquement, pour la situation du côté wallon.
Pour Walga, comme pour ses homologues et, bien entendu, pour les studios de développement et/ou de prestation de services orientés games, 2020 et 2021 furent comme une parenthèse. Une période de quasi-apnée.
“Du côté wallon notamment, une dynamique avait été engagée en 2019, avec un financement plus structurel par voie de subsides”, rappelle Jean Gréban. Puis vinrent 2020 et le coup d’arrêt des confinements et des contraintes budgétaires. Le bouton Tax Shelter par exemple fut mis sur pause. Si le principe n’est pas remis en cause, le message qu’ont fait passer les autorités fédérales fut qu’il aurait été mal venu de donner le feu vert à ce mécanisme tant attendu en pleine période Covid et de contraintes imposées aux autres secteurs – en ce compris le culturel.
S’y ajoute, souligne Jean Gréban, une résistance lobbyiste de la part de l’association du visuel flamand.
De concert avec ses homologues dans les deux autres Régions, il défend, pour briser cette “réticence”, une approche allant davantage vers une recherche de synergie(s) entre le secteur du gaming et celui de l’audiovisuel. Des synergies sont possibles et même souhaitables, ne serait-ce que par les compétences spécifiques qu’on rencontre dans ces deux mondes, souligne-t-il, et qui pourraient leur profiter mutuellement. Exemples? “Des profils de scénaristes pourraient utilement venir enrichir les compétences de studios de développement de jeux. A rebours, on s’aperçoit que les moteurs de jeux servent et des outils de création d’univers virtuels pénètrent de plus en plus le monde du cinéma.”
Selon lui, ces deux secteurs ont donc besoin d’outils et de compétences similaires. Mais aussi d’outils de financement empreints de la même philosophie. Dans ce cas, autant jouer la convergence plutôt que de se mettre des bâtons dans les roues…
Pour en revenir au sujet du tax shelter, le fait est qu’il demeure une demande forte des acteurs du secteur du gaming. Et plus que jamais… Dans le cadre de l’étude de Belgian Games, 63% des acteurs expriment le souhait d’un tel mécanisme de financement. Soit une augmentation somme toute sensible par rapport aux attentes formulées un an plus tôt puisqu’en 2019, seulement 56% des studios et acteurs interrogés en formulaient l’espoir.
Tax Shelter, Arlésienne 4.0?
Voici ce qu’en dit l’association flamande Flega sur son site: “It’s been a quiet year for tax shelter, but we keep pushing. So where are we at? We’re waiting for a new assembly of the Federal Commission of Finance to finally vote on the legal amendments required by Europe. Simultaneously, regional and federal governments are finalising the required cooperation agreement. When all this has been done, the law can come into effect, but (there’s always another but) there’s still some practical stuff to be figured out: who’ll take care of the submissions at the Department of Media, an info session needs to be set up to explain you how the system exactly works etc. We know this is taking long, but please, bear with us.”
Petite note d’humour pour terminer son texte: la Flega associe un lien Internet sur son “please, bear with us”. Un lien qui renvoie à la page “Procession d’Esternach” de Wikipedia. C’est tout dire…
Si la piste du tax shelter est pour l’instant en suspens, d’autres initiatives de financement public ont toutefois été prises. Notamment en profitant des orientations données au Plan de Relance venu de l’Europe. Exemple: l’appel à projets lancé par le Centre du Cinéma pour le développement ou le prototypage de jeux vidéo Web natifs – nous vous en parlions récemment dans l’article “Nouveaux outils d’aide et de structuration pour le secteur belge francophone du gaming”.
Dans cet article, nous parlions aussi du nouvel axe de soutien financier qu’a lancé WallImage. Outre le fait que de nouveaux moyens se dessinent ainsi pour des projets de pré-production ou de production, les conditions d’octroi qui ont été élaborées devraient favoriser les chances de rentabilisation des développements pour les studios qui pourront en bénéficier, estime Jean Gréban.
“La formule choisie est certes toujours celle d’un prêt remboursable – du moins, en cas d’aboutissement du développement – mais le fait que WallImage puisse prendre en compte une part plus importante du financement (jusqu’à 50% pour un jeu grand public, jusqu’à 80% pour des jeux éducatifs) a de quoi rassurer et réduire le risque pour les financeurs privés [lisez: les éditeurs de jeux] qui pourraient dès lors se montrer moins exigeants dans les termes contractuels imposés au studio de développement.” Or, c’est là, notamment, que le bât blesse pour la rentabilisation de l’exercice. Souvent, l’éditeur impose au studio de lui céder la majeure partie des revenus générés par la commercialisation d’un jeu. Privant dès lors le studio de moyens financiers à allouer à sa continuité opérationnelle et au développement de nouveaux projets.
A lire par ailleurs notre article sur les besoins et modèles de financement (public et/ou privé) des studios de gaming européens, tels que mis en lumière par une enquête de l’accélérateur européen SpielFabrique.
Un “effet Covid” décalé
Les confinements ont eu un effet bénéfique pour la “consommation” de jeux (vieux vidéos classiques, jeux immersifs, collectifs, e-sport…), les gens – toutes catégories d’âge confondues – se tournant vers ce type de divertissement pour meubler leur temps libre ou confiné. La consommation à domicile a augmenté. Par contre, évidemment, les expériences dans des espaces dédiés (espaces VR, arcades etc.) ont reculé, reprenant lors des brefs intervalles où les contraintes sanitaires s’assouplissaient.
Par ailleurs, si davantage de jeux (pour consoles, sur Internet, pour casques VR etc.) se sont vendus pour une consommation à domicile, cela ne concerne bien entendu que des titres existants, ne profitant dès lors qu’aux studios qui avaient déjà finalisé des contenus.
Pour ce qui est du développement de nouveaux jeux, de concrétisation de projets de développement ou de poursuite de stratégies commerciales, les obstacles se sont accumulés: mise en pause de certaines pistes de financement (comme on l’a vu avec le principe du Tax Shelter), annulation de congrès et salons (“certains sont passés au virtuel mais avec moins d’efficacité”, souligne Jean Gréban), interruption de certaines formations pour les collaborateurs…
S’il n’y a eu, à ce jour, aucune disparition de studio belge due aux eaux basses de la crise sanitaire, nombreux sont ceux qui ont souffert, et ont dû serrer les dents pour passer le cap. Plusieurs nouveaux studios qui étaient sur le point de se lancer sur le marché ont interrompu le processus – et devraient en principe faire leurs débuts cette année ou l’année prochaine.
Il y aura aussi sans doute – par choix ou par nécessité – des réorientations ou changements de fusil d’épaule.
A Liège, le studio Wild Bishop mise à la fois sur des activités de création et un rôle d’incubateur (en principe, au rythme de deux projets par an). Toujours à Liège, le centre de réalité virtuelle Hollloh, créé par Vigo Universal, a vu le jour au Pôle Image au plus mauvais moment – juste avant l’annonce du premier confinement généralisé. Les activités ont été adaptées tant bien que mal. Et devront sans doute l’être encore, estime Jean Gréban. Eventuellement avec une nouvelle intervention des bailleurs de fonds de la première heure (dont WallImage).
Bardé de capteurs, l’un des espaces est dédié au free roaming (totale liberté de mouvement pour les joueurs VR qui peuvent se déplacer dans un vaste espace – physique). “Peut-être certains contenus et jeux devront-ils être redéveloppés, adaptés afin d’être exploitables sur des plates-formes plus grand public”, suggère Jean Gréban. “Le mass market, le plus gros potentiel, actuellement, c’est le jeu à domicile”.
Le secteur du gaming en Belgique
L’analyse du secteur effectuée par les trois associations regroupées sous la bannière Belgian Games a répertorié et tenu compte de 84 acteurs contre 95 dans les études antérieures.
“Nous ne comptabilisons désormais plus que les studios de jeux, les éditeurs, les prestataires de services et les accélérateurs ou incubateurs”. Sont désormais hors cadre, les sociétés dont les activités en développement de jeux sont fort limitées voire périphériques et anecdotiques mais qui, jusque là, étaient également comptabilisées.
Classés par catégorie, ces 84 acteurs belges se répartissent comme suit: 67 studios de développement ; 11 prestataires de services ; 5 accélérateurs/incubateurs ; 1 éditeur.
La Flandre demeure largement majoritaire en termes de nombre d’acteurs: 60 contre 17 en Wallonie et 7 à Bruxelles.
Autre caractéristique: la taille des acteurs. Dans leur toute grande majorité, il s’agit de petites structures: plus de la moitié (47) comptent de 2 à 10 personnes ; 25 sont des entités individuelles. Dans la catégorie “moyenne organisation” (10-49 personnes), on dénombre 10 acteurs. Deux acteurs seulement dépassent la barre des 50 personnes.
En 2020, le chiffre d’affaires généré par le secteur belge du gaming a enregistré une progression de 17%, soit 82 millions d’euros – ce total englobant les résultats de l’ensemble des studios, éditeurs et prestataires de services.
Jean Gréban (Walga): “La créativité [dans les jeux] reste l’un des arguments majeures des studios de gaming belges, un différenciateur majeur par rapport à des acteurs venus de pays plus grands.”Une progression d’autant plus encourageante, aux yeux de Jean Gréban, que, cette fois, le score n’est pas influencé par les chiffres impressionnants (à l’échelle belge) de Lorian Studios “qui, en 2019, s’arrogeait à lui seul 75% du total belge”. Porté par les succès à répétition de sa saga Divinity, le studio s’est en effet lancé dans un vaste projet de développement de nouveau jeu, y concentrant une bonne part de ses ressources pour deux ou trois ans. Les premiers fruits (financiers) ne s’en feront sentir que dans les statistiques 2021, voire 2022.
On aurait donc pu s’attendre à ce que le chiffre d’affaires global soit en recul en 2020-2021. Ce qui ne fut pas le cas, “signe d’une belle progression du chiffre d’affaires d’autres studios”, souligne Jean Gréban. En ce compris pour certains acteurs wallons, aux rangs desquels il épingle Appeal, à Charleroi, Abrakam, à Liège, ou encore Fishing Cactus, à Mons, ce dernier ayant pu franchir un nouveau seuil via notamment des co-productions extra-frontalières dans le cadre du programme européen SpielFabrique.
Pour 2021, 60% des acteurs interrogés ont indiqué lors de l’enquête Belgian Games qu’ils s’attendaient à enregistrer une nouvelle progression de leur chiffre d’affaires.
Côté emploi, l’étude fait apparaître un recul, le secteur passant de 1.100 emplois répertoriés en 2019 à 825 en 2020. La cause? Ici aussi, une adaptation de la méthode de calcul pour s’aligner sur des paramètres de comparaison européen. “On ne tient désormais compte, exclusivement, que des effectifs travaillant sur le sol belge, là où, précédemment, les effectifs des implantations dont certains studios disposent à l’étranger, étaient également comptabilisés”, indique Jean Gréban. Principal seul studio concerné: Larian, à Gand, qui compte des entités à Barcelone, Québec, Kuala Lumpur, Saint-Petersbourg…
Comme pour le chiffre d’affaires, un grand nombre de studios s’attendaient à engager du personnel en 2021. Ce qui fut souvent le cas comme devrait le démontrer la prochaine édition de l’étude. Côté wallon, par exemple, Appeal, studio carolo racheté par l’éditeur autrichien THQ Nordic au printemps 2021, a continué d’engager (il emploie désormais quelque 75 personnes).
Pour Appeal, l’enjeu sera de prouver à son nouveau propriétaire qu’il a toutes les raisons de conserver et développer l’emploi local (THQ Nordic est en pleine phase d’expansion, rachetant plusieurs studios dans différents pays et pouvant dès lors potentiellement mettre différentes régions en concurrence…).
“THQ Nordic a promis que l’emploi resterait en Belgique mais l’enjeu sera, pour Appeal, de soutenir la croissance. La maison-mère dépend en effet d’un holding financier [Ndlr: avec tout ce que cela peut impliquer]. Il faudra donc se défendre par rapport à d’autres territoires – en ce compris la France, par exemple – où les aides publiques sont plus plantureuses. Dans cette perspective, un Tax Shelter belge serait aussi une aide intéressante pour Appeal et pour l’aider à poursuivre sa croissance…”
Jean Gréban (Walga): “Le rachat d’Appeal Studios par THQ Nordic a permis aux investisseurs publics – WalliImage et Sambrinvest – de dégager une belle plus-value et d’être ainsi rassurés sur l’intérêt de telles interventions. Un cashflow qui pourra dès lors être réinjecté dans d’autres acteurs du gaming local…”.
Des environnements pour tous les goûts
Les chiffres de l’étude Belgian Games en attestent: les jeux (dans toute leur diversité de formes) se destinent à différents environnements et plates-formes – depuis la console jusqu’au navigateur Internet en passant par l’évolution en free roaming, casque et sac à dos de VR à l’appui.
Voici ce que cela donne parmi les jeux d’origine belge…
Type de plate-forme(s) choisie(s) pour les jeux créés (en pourcentage) (certains jeux étant destinés à plusieurs plates-formes, le total est évidemment supérieur à 100%…)
– ordinateur personnel (PC ou Mac): 66%
– console: 58
– dispositif mobile: 50
– AR/VR: 19
– navigateur: 11
– streaming: 4
Type de jeu (toujours en pourcentage)
– amusement/loisirs: 76%
– éducatif: 12
– sérieux: 8,5
– artistique: 3,5
Au vu de l’engouement et de l’évolution du marché, 19% de jeux AR/VR peut paraître peu mais c’est déjà “pas mal”, estime Jean Gréban. “En Wallonie, nous comptons quelques acteurs studios spécialisés en AR/VR, ce qui laisse présager de belles opportunités dans les deux ou trois ans qui viennent.” Des noms? Hollloh, VEX (à Louvain-la-Neuve), Wild Bishop…
Les jeux sur consoles sont, eux aussi, en progression dans les rangs des créateurs belges. Grosse progression même puisque 58% des jeux créés ou disponibles en 2020 étaient destinés à ce type de plate-forme, alors que c’était encore quasiment le désert voici seulement trois ou quatre ans… “Désormais, la quasi totalité des studios prévoient une version console pour leurs créations”.
C’est encore loin d’être le cas, côté wallon, dans le registre version pour mobiles. Un désintérêt qui ne peut qu’étonner, vu la demande et l’attente des gamers et que Jean Gréban ne peut réellement expliquer. “Les jeux pour mobiles sont un tout autre monde. Ils sont certes moins chers et moins longs à créer mais exigent par contre un budget marketing plus important pour sortir du lot.” Faut-il y voir une explication? L’absence de moyens à accorder au marketing? Ou plutôt une difficulté à intéresser les éditeurs? A moins que l’écueil ne se situe du côté compétences et formations? “Peut-être ne forme-t-on pas assez pour le mobile dans les écoles… Peut-être y a-t-il là une lacune, qu’il faudrait explorer plus avant.”
Les opportunités futures
En 2022, Walga dit vouloir poursuivre l’accompagnement, en mode encadrement et soutien, des acteurs locaux du gaming en travaillant notamment sur l’axe aide à la promotion et vente de jeux auprès des éditeurs. L’effort se portera également sur une “meilleure structuration de la représentation du marché wallon à l’international”, à la fois via une présence à de grands rendez-vous internationaux mais aussi, notamment, en favorisant et amplifiant le principe des stages d’étudiants dans divers pays.
Une analyse d’opportunités des marchés BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) est également au programme: analyse d’opportunités mais aussi de besoins spécifiques – traduction de jeux, localisation des démarches marketing… “Cet accompagnement visera à aider les studios à aller potentiellement chercher de nouveaux marchés supplémentaires pour des jeux déjà existants”.
Il reviendra aussi à Walga d’explorer la manière dont les acteurs locaux peuvent pleinement se saisir des opportunités, nouvelles ou renouvelées, qui se dessinent pour l’univers du gaming. Non seulement la montée en puissance du marché de la “consommation” de jeux à domicile mais aussi le vaste champ potentiel de la 3D, du virtuel et de ce qu’on désigne désormais sous le vocable-buzz de métavers (méta-univers).
Jean Gréban se dit persuadé que les métavers seront source d’une véritable révolution (3D) du monde du jeu et du cinéma “tout comme l’arrivée du cinéma parlant fut une révolution pour le muet”.
A ses yeux, une nouvelle génération de réalisation pointent le bout du nez. “Les capacités locales existantes en jeux 3D confèrent une avance aux acteurs wallons qu’il s’agira d’exploiter. Il s’agit par ailleurs aussi d’un potentiel de débouchés nouveaux pour les jeunes qui sortent des écoles. L’infographie et la 3D sont désormais perçues comme de réels métiers d’avenir [il n’en veut pour preuve que l’explosion des inscriptions qu’a enregistrées la HE Albert Jacquard à Namur]. Les mentalités évoluent, en ce compris au niveau sociologique ou dans l’acception du fait que les jeux vidéo sont des ferments et se nourrissent de créativité. Raison aussi pour laquelle, il faut attirer davantage de filles vers ces métiers… Il nous faut revoir la communication pour rendre le secteur plus attractif.”
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