L’édition – pérenne – d’une solution e-santé en mode coopérative, pilotée et portée par des professionnels de la santé est-elle possible? En ce compris en Belgique?
C’est le pari qu’a décidé de faire Medispring qui, en 2018, voyait le jour à l’initiative de médecins généralistes “lâchés” par l’éditeur de leur solution de DMI (dossier médical informatisé). Cette solution, Epicure, était abandonnée par Corilius. Pour ne pas se retrouver démunis et, surtout, pour ne plus dépendre de la volonté et des changements de stratégie d’un éditeur, ils décidaient de prendre en mains les rênes de “leur” solution. Relire notre article de mars dernier.
Aujourd’hui, le projet se retrouve à un nouveau tournant qu’il sera intéressant de suivre de près.
La “phase” qui consistait pour le projet et la solution à obtenir l’enregistrement auprès de l’INAMI est désormais bouclée, avec succès. Elle avait été confiée en partie à Sébastien Deletaille auquel les initiateurs de la solution avaient fait appel voici un peu plus d’un an en raison de son profil d’entrepreneur tech, des ficelles, réseaux et compétences qu’il pouvait actionner et apporter. Son mandat, en principe, n’était pas limité dans le temps et il aurait pu rester aux commandes pour une plus longue période mais leurs chemins se séparent en ce début 2020.
Le constat apparemment posé est que le mode de gestion qui est le sien (et celui d’autres personnes venues du monde purement entrepreneurial voir “start-uppeur”) ne s’avère pas en symbiose avec les inclinaisons et perceptions d’une communauté coopérative composée en quasi exclusivité de professionnels, de médecins.
Ils ont une autre vision de ce que doivent être les priorités ou la méthode de mener et de porter un tel projet sur le long terme. Des concepts de “pilotage”, de croissance survitaminée, entrent parfois en opposition avec les concepts de coopérative et de participation.
“Les besoins, les désirs, la conception qu’ont les membres du conseil d’administration de Medispring – tous médecins – de la réussite d’une coopérative ne pouvaient être rencontrés et satisfaits par le profil de direction en place”, déclare Sébastien Deletaille. “Le désir des coopérateurs était d’être davantage impliqués dans les décisions opérationnelles, de reprendre en mains certains pans du fonctionnement de la coopérative. Cela n’est pas compatible avec une équipe de direction à laquelle on délègue la gestion.”
Outre le mode de gestion proprement dit, entrepreneur tech dans l’âme, Sébastien Deletaille a également une autre vision de ce que doit être la croissance d’une société ou d’un projet. La rupture, dès lors, était consommée.
Une phase n’est pas l’autre
Tel est le constat qu’ont posé les différents acteurs de cette pièce fin d’année 2019. Résultat?
La mission essentielle ayant été accomplie (enregistrement INAMI et, dès lors, existence garantie de Medispring), une nouvelle phase s’ouvre et c’est là que les divergences de perception ont amené au divorce.
“Nous avons délivré par rapport aux objectifs techniques très compliqués qui étaient ceux de Medispring en 2019. C’est désormais une autre phase qui s’engage.”
Sébastien Deletaille: “L’objectif était de respecter les critères exigés pour l’enregistrement auprès de l’INAMI. Sans cela, les médecins qui utiliseraient notre solution n’auraient pas droit à la prime télématique {d’un montant de 1.500 à 6.000 euros, pour utilisation d’un logiciel agréé]. Autant dire que le projet Medispring aurait été condamné de facto. Aucun médecin n’aurait accepté de faire une croix sur cette prime.”
Sébastien Deletaille plie donc bagages. Dans les jours et semaines qui viennent il sera imité par François-Xavier Orban, directeur produit, qui part dans une semaine et Antoine Pairet, directeur technique, qui restera jusqu’à la fin février.
Un Antoine Pairet qui était à bord du bateau Medispring depuis le début, qui en fut le directeur technique dès le départ, choisi en raison de son expertise en développement de solutions médicales (il est l’auteur de la solution DentiSphere – gestion des accréditations, des agendas et d’échanges de données médicales pour dentistes).
Une nouvelle direction devra prendre le relais. Entre-temps, l’intérim est assuré par les docteurs Frédéric Dujardin et François Roucoux.
“Ceci n’est pas un clash”
Sébastien Deletaille, contrairement à ce qui a pu être écrit, se défend d’un conflit ouvert ou d’un divorce épique. “Le mode de gestion que l’on préconise et applique est intimement lié au taux de croissance que l’on vise. Il est évident que la nature intrinsèque de Medispring – coopérative, avec un caractère tendant vers le familial – ne correspondait pas au profil qui caractérisait notre trio de direction. La CA préfèrera sans doute recruter dans les sphères proches des profils plus participatifs, appliquant un mode de prise de décision super-distribué, correspondant davantage par exemple à l’organisation Opale que prône Frédéric Laloux…”
Des préceptes venus du mode start-up (agilité, taux de croissance) ne sont donc pas forcément des priorités ou un dogme pour les coopérateurs. D’où la divergence de vues et la divergence des chemins empruntés. “Mais ce n’est pas grave”, souligne Sébastien Deletaille, “plusieurs chemins mènent à Rome…
Le fait est en tout cas que quand on n’inquiète pas de concrétiser un taux de croissance élevé, le comportement par rapport à la conception du logiciel est tout autre.”
Les conditions de la pérennité
Medispring a certes réussi un pari que certains ne pensaient pas possible: obtenir l’enregistrement auprès de l’’INAMI et demeurer ainsi l’une des solutions DMI (dossier médical informatisé) ayant droit de cité sur la scène belge.
Mais le petit oiseau risque de devenir une proie pour des acteurs ayant de l’appétit. Même si, en raison du statut de coopérative, ce sont les coopérateurs-professionnels de santé qui, en dernier recours, décideront de baisser ou non pavillon.
Quand les médecins reprennent en mains les rênes de “leur” solution de DMI – Photo prise lors de la constitution de la coopérative MediSpring…
Sébastien Deletaille, même s’il a une autre vision de ce que doit (ou peut) être la gestion d’un société e-santé, n’en continue pas moins pour autant d’apprécier le modèle coopératif/participatif qu’a choisi Medispring. “Le fait d’être porté par des coopérateurs qui sont des professionnels est à la fois un luxe et une raison de réussite. Chaque trimestre, l’étude de satisfaction qui est menée auprès de tous les coopérateurs et utilisateurs [plus de 1.200 dans l’état actuel des choses] suscitait énormément de propositions, d’idées, de suggestions de nouvelles fonctionnalités. En moyenne 40% des médecins en formulaient. C’est là un critère de réussite pour une solution e-santé: susciter la participation auprès des utilisateurs…”
Son avis sur les conditions de pérennité de Medispring? “En e-santé, un acteur doit pouvoir compter de 2 à 2.500 utilisateurs payants pour espérer être pérenne. C’est le seuil minimal. Pas mal de sociétés sont d’ailleurs en-deçà de ce seuil chez nous…”
Quant à savoir quelle trajectoire Medispring suivra ou choisira pour atteindre ce seuil, la décision et les arbitrages dépendront de la prochaine équipe-pilote et de la dynamique qu’injecteront les coopérateurs et le CA [lire à cet effet l’interview que nous a accordée le Dr Tanguy de Thier, vice-président du conseil d’administration de Medispring]. “Tout se jouera en termes de niveau technologique à garantir, d’agilité, de mises à jours fréquentes, de normes de sécurité à réactualiser…”, selon Sébastien Deletaille.
Parmi les blocs fonctionnels qui ont été définis comme potentiellement prioritaires pour la roadmap, citons la gestion des prises de rendez-vous, la connexion et compatibilité avec les bases de données de gestion des médicaments (prescriptions, suivi…), la génération des statistiques exigées par les autorités publiques, une compatibilité avec les modes de fonctionnement des praticiens spécialistes (et plus uniquement des généralistes)… La coopérative et ses futurs “pilotes” devront définir, demain, leurs priorités.
L’un des enjeux, aux yeux de Sébastien Deletaille, sera aussi d’’élargir le spectre des utilisateurs ou d’en assurer le renouvellement, en ce compris en termes de pyramide d’âge: “les coopérateurs sont pour beaucoup des médecins plus âgés. Un renouvellement est nécessaire. Il faudra attirer et convaincre des praticiens plus jeunes…”
Mais, tient à ajouter Sébastien Delataille, “il y a clairement un potentiel, via Medispring, pour que les praticiens prennent un rôle plus important dans la révolution numérique [de l’e-santé]. Jusqu’à présent, ils ont subi cette révolution puisqu’elle était le fait d’acteurs externes, “hormis parfois une rare possibilité de voter pour telle ou telle fonctionnalité proposée par l’éditeur”.
“Je suis curieux de voir quel sera le résultat de la croissance [Medispring] en mode participatif tel que le veulent les médecins-coopérateurs. Mais les médecins sont des gens rationnels, qui peuvent revenir sur leurs positions le cas échéant…”
Un trio qui a déjà un projet
Sébastien Deletaille, François-Xavier Orban et Antoine Pairet referont surface d’ici quelques semaines avec un nouveau projet, toujours dans le secteur de l’e-santé. Cette fois avec une solution qui se concentrera sur l’“empowerment” du patient, le grand oublié, actuellement, des initiatives et “disruptions” de la santé numérique, estime Sébastien Deletaille.
Le trio a décidé de continuer ensemble dans une nouvelle aventure, estimant constituer une équipe aux profils complémentaires dont les membres sont liés par une “bonne entente”.
C’est à ses yeux la première étape, le nouveau “cercle” à impliquer davantage. “Dans ce qui vient de se jouer – la mise en oeuvre du DMI -, le régulateur a joué un rôle essentiel. Il a placé la barre très haut, mis la pression. En utilisant le levier de la prime télématique, il a imprimé une dynamique d’accélération pour l’adoption du DMI. Le bénéficiaire, en fin de compte, sera le patient.”
Pour ce qui est de son futur projet, ce qu’il peut en dire à ce stade c’est qu“un business plan a été échafaudé” et que “des contacts sont en cours avec un partenaire et des investisseurs potentiels.” Pour l’instant, sans pouvoir citer de noms (tout comme il n’en dira pas plus sur la nature du projet), Sébastien Deletaille indique toutefois que ces acteurs sont locaux. “Le projet sera clairement basé en Belgique” mais… la table reste ouverte.
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