Cenaero: un futur supercalculateur wallon indispensable

Article
Par · 25/01/2018

“L’accès au réseau de grands supercalculateurs européens Tier-0 (Programme Prace – Partnership for Advanced Computing in Europe) requiert une infrastructure de niveau Tier-1 pertinente. Malheureusement, les équipements Tier-1 (logés au Cenaero) sont obsolètes. Sans ces infrastructures, le saut de modernisation et de mise en réseaux dans l’ère numérique ne pourra voir le jour en Wallonie.”

Si l’on trouve cette petit phrase dans le document du Plan d’investissement du gouvernement wallon (dévoilé le 17 janvier 2018), il ne faut pas y voir une soudaine prise de conscience ou une inflexion dans la politique gouvernementale par rapport à l’ancienne majorité.

Petit retour en arrière.

Le dossier du renouvellement du supercalculateur Zenobe du Cenaero est en fait en préparation depuis… la fin 2016.

Dès cette époque, en effet, l’analyse entre besoins, possibilités technologiques et moyens disponibles (ou mobilisables) avait été engagée (relire notre article “Super-calculateurs wallons: une nouvelle génération dès 2017”)

Le dossier avait suivi son petit chemin habituel d’analyse, pondération, choix technologico-stratégiques et était sur la table de Jean-Claude Marcourt, ancien ministre de l’économie et du numérique, pour décision finale… quelques jours avant la chute de la précédente majorité.

Le dossier a mis plusieurs mois à ressortir, avec de nécessaires nouvelles explications à fournir au cabinet de Pierre-Yves Jeholet, nouveau chargé des portefeuilles précités, après re-consultation de l’Administration.

Philippe Geuzaine (Cenaero): “Nous étions arrivés à quelque chose de concret avec le Cabinet Marcourt. Nous avons donc dû renouer le fil, refaire nos démonstrations, remonter un dossier pour le nouveau gouvernement. Mais nous sommes heureux de constater que le sujet du supercalculateur est matérialisé dans le cadre du Plan d’investissement wallon.”

Un budget de 20 millions a donc finalement été décidé pour le financement de l’achat de nouveaux supercalculateurs. Ce budget couvre à la fois le “cas” Zenobe et l’évolution de certains supercalculateurs Tier-2 des universités francophones, évolution qui, elle, est pilotée par le CECI (Consortium des Équipements de Calcul Intensif).

Quelle sera la part du successeur de Zenobe dans le budget annoncé de 20 millions? “Cela dépendra de l’ambition [en termes de puissance] que l’on se donnera. Mais cela devrait se situer entre 10 et 15 millions…”, estime Philippe Geuzaine, directeur du Cenaero.

Ça urge…

Il y a déjà plus d’un an, le constat avait été posé d’une saturation du supercalculateur Zenobe. “Voici déjà environ deux ans que le taux d’utilisation oscille entre 90 et 94%”, déclare Philippe Geuzaine. “Si, demain, nous doublions la capacité, elle serait saturée dans les deux mois tant la demande dépasse l’offre. L’enjeu, aujourd’hui, est clairement d’arbitrer entre les projets qui auraient besoin de cette puissance de calcul.

Par ailleurs, le supercalculateur, pour une partie de sa structure [voir note en fin d’article], est clairement en fin de vie. Certains processeurs rendent l’âme, ce qui réduit sa capacité.

Nous continuons toutefois à opérer sans trop de problèmes mais cela ne peut guère demeurer en l’état au-delà de 2018.”

Philippe Geuzaine (Cenaero): “Il faut bien se rendre compte – et c’est là un message que nous martelons auprès des décideurs – qu’entre le moment où on lance l’appel d’offres et le basculement opérationnel du nouveau supercalculateur, il s’écoulera environ un an. Autrement dit, nous opérons actuellement sur un flux un peu tendu.” Clairement un understatement.

A noter – chose importante – que les utilisateurs concernés ne sont pas uniquement à chercher du côté des chercheurs académiques et que la finalité est loin de se limiter à de la recherche fondamentale. En effet, de 30 à 35% des capacités sont exploitées à des fins de recherche industrielle.

Un ratio dont Philippe Geuzaine n’est pas peu fier, soulignant ainsi l’importance que revêtent les puissances de calcul régionales pour l’économie. Petite comparaison: le supercalculateur flamand est accaparé quasi exclusivement par des chercheurs universitaires, ne laissant qu’un petit pour-cent de puissance de calcul à disposition de l’industrie et des entreprises.

____________________

A noter que les infrastructures flamandes de supercalcul sont, elles aussi, à la veille d’une solide opération de renouvellement : un budget de 30 millions a été décidé, fin d’année dernière, devant couvrir pour la période 2018-2022.

Il n’empêche que la fin de vie d’une bonne partie de l’infrastructure Zenobe (plusieurs milliers de processeurs qui ont pris de l’âge) est annoncée. “Il avait été prévu, au départ, de basculer vers une nouvelle infrastructure en 2017 ou, au plus tard, en 2018.”

Espoir déçu…

“Notre nouvel objectif”, affirme aujourd’hui Philippe Geuzaine, “est d’être opérationnel au plus tard en juin 2019”.

Est-ce réaliste alors que l’agenda du Plan d’investissement tel qu’annoncé par le gouvernement place l’activation du budget décidé… en 2019?

L’une des “racks” du supercalculateur “Zenobe” du Cenaero.

Voici le calendrier qu’esquisse Philippe Geuzaine et dont il espère que les décideurs tiendront compte:

  • lancement du cahier de charges: en mars ou, au plus tard, mai 2018
  • attribution du marché fin 2018
  • implémentation et mise en opération d’ici mai ou juin 2019, “à temps pour entrer en ligne de compte pour l’élaboration du fameux Top 500 des supercalculateurs mondiaux”.

Pour respecter ce calendrier, quand la décision du gouvernement devrait-elle être ferme et définitive? “Il nous est déjà arrivé de lancer un cahier de charges sans une décision ferme du gouvernement et d’attribuer le marché à un fournisseur sans que l’argent soit déjà libéré.” Mais cela n’est bien entendu possible que si tous les “indices” sont au vert…

Donc, dans la situation actuelle, le marché du renouvellement du Zenobe pourrait être attribué fin d’année, avec promesse explicite du gouvernement de le financer sur l’exercice 2019.

Pas étonnant si Philippe Geuzaine déclare, avec un superbe understatement, qu’“on opère actuellement à flux un peu tendu.”

Un contexte (potentiellement) favorable

Côté wallon, il reste donc à recevoir le feu vert final de l’Administration et du gouvernement pour débloquer le dossier. Si le Cenaero et les utilisateurs de Zenobe ont dû ronger leur frein plus longtemps que prévu, le retard pourrait néanmoins avoir certaines conséquences positives.

Du côté des fabricants de processeurs destinés à ce genre de supercalculateurs, certaines cartes sont en effet en train d’être rebattues entre Intel, AMD et ARM, ce qui devrait mener à une concurrence plus intense et, dès lors, à des offres tarifaires plus intéressantes.

Par ailleurs, la décision attendue des autorités gouvernementales devrait en principe être positivement influencée par le contexte plus général. En l’occurrence, les ambitions européennes en matière de stratégie et de développement d’un écosystème européen de calcul intensif (HPC –  High Performance Computing) et les décisions attendues au niveau fédéral (notamment du côté du ministre De Croo) pour faire embrayer la Belgique sur le programme européen.

Côté Europe, la Commission a mis sur les rails l’initiative EuroHPC JU (European High-Perfomance Computing Joint Undertaking) qui se propose de “fédérer les ressources européennes afin de développer des supercalculateurs de type “exa-scale” pouvant répondre aux besoins de traitement du big data, en se basant sur une technologie européenne concurrentielle.”

“Le fait est qu’actuellement, dans le cadre du programme Prace, une majorité des heures de calcul consommées par les chercheurs européens le sont… sur des systèmes américains”, rappelle Philippe Geuzaine. Et les chercheurs belges ne font pas exception à la règle.

“Une bonne partie de la recherche européenne n’est pas faite sur des machines européennes. Avec tout ce que cela peut poser comme problèmes, notamment en matière de confidentialité des données…”

Côté belge, la hauteur de l’investissement doit encore être décidée. Mais, signe positif, souligne Philippe Geuzaine, “notre pays fut parmi les premiers à signer la charte EuroHPC”. Cet engagement n’est toutefois encore que formel dans la mesure où la question des moyens financiers et ressources à y affecter n’a pas encore été discutée et résolue. “On va seulement commencer à rentrer dans le coeur du sujet…” Et cela se passera au fédéral, indépendamment des investissements Tier-1 et Tier-2 des Régions. Mais avec la possibilité — que permet le cadre EuroHPC — d’une “contribution en nature”. Les supercalculateurs wallons et flamands pourraient donc représenter une partie non négligeable de l’équation.

__________

Les strates – vieillissantes – de Zenobe

Le supercalculateur Zenobe (technologie Bull) n’est pas une solution monolithique qui, un jour, aurait vu le jour dans l’état et avec les potentiels qu’on lui connaît aujourd’hui.

Sa structure de base a en effet été renforcée au fil du temps, par l’adjonction de nouveaux processeurs et ressources.

La raison? Un financement qui est venu, en plusieurs phases, de diverses sources.

A l’origine, Zenobe était un supercalculateur Tier 2, acheté grâce à des fonds Feder.

Son changement de catégorie (en Tier 1) a été décidé dès 2014 (ministre compétent à l’époque: Jean-Marc Nollet) avec l’apport de moyens purement régionaux. Une partie de l’infrastructure a en outre été modernisée, fin 2015, grâce à une fin de budget Feder.

Résultat: une sorte de lasagne, de coexistence de strates qui n’ont pas toutes le même âge – mais sont, bien entendu, homogènes d’un point de vue technologique.

“Fin 2018, les quelque 8.000 processeurs directement financés par la Région auront 5 ans. Les autres auront deux ans”, explique Philippe Geuzaine.

La proposition qui a été faite aux décideurs publics est de renouveler la totalité de l’infrastructure, “pour repartir d’une page blanche, éviter ainsi les problèmes de saucissonnage. Sans parler que cela nous permettrait d’augmenter le nombre de fournisseurs potentiels pouvant faire offre. Par le passé, en imposant au fournisseur de tenir compte de l’infrastructure existante, nous n’avons reçu qu’une ou deux propositions”… avec une position de faiblesse en termes de pouvoir de négociation financière.  [ Retour au texte ]