Pascal Balancier (AdN): Ne pas espérer le mouton à 5 pattes

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Par · 02/07/2015

En matière d’e-learning, quelles sont les erreurs les plus communément commises lors du processus d’évaluation du projet et de de son déploiement? Quels critères ou paramètres devraient idéalement être retenus pour opérer un choix (outil, méthode, fournisseur, voire prestataire)?

Nous avons posé ces quelques questions à deux observateurs du monde de l’“apprentissage par le numérique” (digital learning): Pascal Balancier, spécialisé en formation et ICT dans l’enseignement auprès de l’AdN (ex-AWT) et David Boulanger, directeur de Now.be, société de Mont-Saint-Guibert, adepte des solutions de blended learning, mêlant e-learning, présentiel, coaching, jeux sérieux…

Donnons tout d’abord la parole à Pascal Balancier. Pour l’avis et les conseils de David Boulanger, lire cet autre article.

“Les erreurs varient selon le contexte mais, d’une manière générale, je dirais qu’elles sont souvent liées à un trop-plein d’enthousiasme, au fait de vouloir aller trop vite et surtout de vouloir faire un trop grand pas en avant.

Résultat, bien souvent les sociétés se retrouvent confrontées à la réalité et sont déçues. Parfois, elles s’entêtent à vouloir franchir un pas trop important par rapport à la situation de départ et aboutissent dès lors à une impasse.”

Progresser lentement

Progresser step by step est la meilleure stratégie. L’introduction de l’e-learning est un processus humain de changement, d’acculturation, de réappropriation d’outils et de process… Ce processus nécessite du temps et il est inutile de vouloir aller trop vite.

Marcel Lebrun [professeur en technologies de l’éducation et conseiller pédagogique à l’Institut de Pédagogie universitaire et des Multimédias (IPM) de l’UCL] a démontré depuis longtemps que, dans un premier temps, les enseignants refont avec les nouveaux outils ce qu’ils faisaient avant. C’est ce que l’on appelle de la fossilisation de pratiques — c’est humain et c’est un point de passage obligé. Marcel Lebrun ajoute qu’il faut en moyenne 2 à 3 ans pour qu’un enseignant qui a franchi le cap se mette à développer des usages plus innovants, complexes et participatifs. C’est le temps nécessaire pour que l’innovation s’intègre dans les pratiques professionnelles des formateurs et des enseignants.

C’est pourquoi je conseille en général aux entreprises, administrations et écoles qui me consultent de partir des usages tels qu’ils sont et de les enrichir progressivement. Avec un bon accompagnement et un processus réflexif et participatif qui améliore l’implication, il est possible de gagner du temps. Mais ce type de contexte est rare…”

Fausses bonnes raisons et vraies déceptions

Pascal Balancier parle d’“entêtement”, de “déception”, d’“impasses”. Cela sous-entend de mauvais choix, des objectifs ou espoirs mal évalués…

Pascal Balancier (AdN): “Du côté des entreprises, plus-value pédagogique et qualité de la formation sont rarement le moteur d’un projet d’e-learning.”

Selon lui, les attentes sont souvent surdimensionnées ou irréalistes. Ne se lance-t-on pas dans l’e-learning, trop souvent, pour de mauvaises raisons? Quelles sont les plus mauvaises, les objectifs-mirage?

Pascal Balancier: “Je dirais, dans l’absolu, que la principale fausse bonne raison est de vouloir réduire les coûts. Je parle de mauvaise raison parce que ce n’est pas un objectif pédagogique. Contrairement à un meilleur score d’apprentissage, une optimisation du taux de rétention [des compétences, connaissances…].

Toutefois, vouloir former un nombre important de personnes assez rapidement pour un coût réduit est un vrai objectif mais à condition, dans le même temps, de veiller à ce que le processus d’apprentissage ne soit pas régressif. Autrement dit, qu’il ne soit pas appauvri par rapport à une méthode qui était déjà simplement transmissive auparavant.”

Quels critères et paramètres appliquer dès lors au choix d’une solution?

“S’il s’agit du choix relatif à la décision d’intégrer les technologies numériques dans les processus d’apprentissage, je dirais démarrer par un projet-pilote, par un proof of concept et opter pour les solutions les plus simples (keep it simple), notamment en s’appuyant quand cela est possible sur les outils déjà utilisés par les cibles…

Pascal Balancier (AdN): ”Le suivi pédagogique est rarement présent au début de la réflexion, auprès des organismes qui veulent se lancer dans de l’e-learning ou du blended learning. Ils méconnaissent ou sous-estiment cet aspect.”

Dans un premier temps, si les besoins en termes de suivi pédagogique sont limités, voire inexistants, il n’est pas nécessaire d’activer un LMS (Learning Management System). Un groupe fermé sur Facebook ou LinkedIn, couplé à des Google Apps, peut faire l’affaire…”

“Lors de l’étude réalisée auprès des enseignants, à l’occasion du Baromètre ICT 2013 réalisé par l’AWT, on a remarqué de manière flagrante une différence de perception par rapport aux nouvelles technologies entre les enseignants qui en faisaient déjà usage et les autres. Ces derniers s’imaginaient par exemple qu’elles leur feraient gagner un temps précieux pour la préparation des cours. Or, ceux qui les utilisent déjà savent combien elles peuvent être très chronophages, en tout cas dans la phase de préparation… Par contre, elles permettent d’en gagner après, en cours de processus d’apprentissage.”

Cette approche minimaliste a, à ses yeux, l’avantage de s’inscrire dans les habitudes de la “cible”, de minimiser la résistance au changement et, dès lors, de maximiser le taux d’adoption. “Recourir à des outils familiers tels qu’un groupe fermé sur Facebook ou LinkedIn a prouvé un taux d’efficacité élevé dans des situations où il est difficile d’imposer un nouvel outil, surtout lorsqu’il n’y a pas d’incitant ou de contrainte. Ils sont souvent un gage de succès en termes d’acceptabilité.

Je recommande dès lors, de manière pragmatique, d’en passer par là pour s’économiser la gestion du changement et éviter de devoir accompagner l’apprenant dans un environnement inconnu.”

Mais ce choix de ces outils spécifiques ne s’applique bien entendu que s’il n’y a pas besoin de suivre leur parcours, leurs progrès… Pour cela, il convient de recourir à une LMS dont c’est l’atout majeur. De même, les entreprises d’une certaine envergure, les grandes institutions ont des besoins en gestion et organisation. Des outils “minimalistes” sont dès lors à exclure.

Quelques conseils essentiels?

“C’est un peu bateau mais je dirais: partir du besoin pédagogique et le faire converger avec les objectifs de l’organisation tout en tenant compte du contexte — qui est la cible de la formation? la formation est-elle attendue, superflue, optionnelle, obligatoire? quelles ressources (humaines et matérielles) sont disponibles? etc.”

Dans le contexte d’une entreprise, “démarrer petit” et “donner du temps au temps” se traduit, selon lui, par la nécessité d’“objectiver au maximum le besoin, la demande, les objectifs. Parmi l’éventail des possibles, il faut savoir en isoler un. Bien souvent, l’entreprise veut le mouton à cinq pattes… Il faut trier parmi les objectifs. Sinon, on court le risque d’en n’atteindre aucun. Mieux vaut choisir un objectif pas trop ambitieux, même si cela donne l’impression de ne viser qu’une micro plus-value, thésauriser sur cet objectif et progresser ensuite.”

Quel impact le fait qu’une formation soit, selon le cas, “attendue, superflue, optionnelle ou obligatoire” a-t-il sur le choix des outils?

“Plus la formation est une option libre, laissée à l’appréciation de l’apprenant, plus la solution choisie devra être performante en termes de pédagogie et séduisante dans son packaging. Par contre, si la formation est obligatoire ou s’il y a une perspective d’évolution de carrière, la motivation intrinsèque de la personne sera, par définition, forte et son degré d’autonomie élevé. Même si elle doit passer par un cours mal fichu…”

A découvrir dans cet autre article, l’avis et les conseils de David Boulanger sur les mêmes questions.