Expérimenter, innover, inclure dès le départ l’utilisateur final- qu’il soit un professionnel ou un particulier- dans la boucle du développement d’un nouveau produit ou service a son attrait et ses mérites. Mais ce concept de “cocréation”, de “laboratoire vivant”, se doit d’être un minimum structuré. Il faut en effet éviter les effets d’aubaine (les pouvoirs publics – européens ou locaux – étant les bailleurs de fonds), l’inventivité stérile et débridée, ou encore le manque de finalité (bassement mais fondamentalement) économique.
Un livre blanc, publié récemment, a fait le tour de la question, se penchant sur quelques bonnes pratiques nécessaires pour qu’un “living lab” donne naissance à des projets réellement utiles pour la société et l’économie. Lire le résumé que nous faisons dans cet autre article.
Longue entrée en matière pour en arriver au point suivant: quel “modèle”, quelles finalités se donnent les responsables wallons en initiant les deux premiers “living labs” à voir le jour dans la région – à savoir le WeLL, orienté e-santé, dont nous vous parlons ici, et le Smart Gastronomy Lab, qui a lui aussi déjà fait l’objet d’un article (à lire ici)?
Pour baliser le terrain, mission a été donnée, dès 2011, au CETIC (Centre d’Excellence en Technologies de l’Information et de la Communication) d’effectuer une étude sur les expériences existant déjà dans d’autres régions ou pays, d’en dégager des enseignements, et de définir les critères à respecter par les dossiers de candidature et, plus tard, par les différents living labs et partenaires impliqués qui allaient se lancer dans ce nouveau type d’expérience.
L’étude s’est concentrée sur divers living labs implantés en Europe, dédiés notamment à la santé, à la culture, aux arts numériques, à l’économie numérique et créative. Elle s’est également appuyée sur des rapports préexistants.
Parmi les living labs ayant été étudiés plus en détails, citons notamment l’iLab.o piloté par iMinds en Flandre, le labo e-care de Lyon (technologies orientées santé), La Fabrique de l’Hospitalité à Strasbourg, AmiQual à Grenoble (qui a la particularité de marier plusieurs living labs, des ateliers de prototypage rapide et un incubateur d’entreprises), le Leaning Lab à Pise (“qui mène une réflexion poussée sur le rôle de l’utilisateur, la gestion de panels d’utilisateurs et le suivi de la propriété intellectuelle”) ou encore le living lab SAT/CHU Ste Justine à Montréal (dédié à l’utilisation de technologies nouvelles – vidéo immersive, arts numériques – au service du jeune patient en milieu hospitalier).
Mission: pérennité
L’un des principaux écueils sur lesquels achoppent nombre de living labs, quel que soit l’endroit du monde où ils naissent et le thème qu’ils se choisissent, est leur longévité, voire pérennité, une fois les cordons de la bourse publique renoués pour de bon.
A cet égard, la finalité des living labs wallons sera potentiellement un rien différente de ce qui se passe en Flandre. “Au nord du pays”, déclare Damien Hubaux, directeur du CETIC, “les living labs font remonter, vers les ministres de tutelle, les informations nécessaires à l’identification des choses à mettre en oeuvre pour résoudre des problèmes sociaux. Ils opèrent par vagues successives d’expériences dans les domaines de la santé, des médias, de la mobilité… [Lire par ailleurs l’article que nous consacrons à l’iLab.o d’iMinds]
En Région wallonne, il s’agira de trouver de nouveaux services et produits permettant de redynamiser l’économie. L’approche est donc différente.”
L’une des priorités sur lesquelles devra plancher le CETIC, chargé de l’accompagnement méthodologique (voir plus bas), sera dès lors d’imaginer un modèle de pérennité: sources de financement autres que publiques, possibilité d’auto-financement à terme… L’objectif, en effet, n’est pas d’expérimenter pour le simple plaisir de le faire mais de favoriser le transfert vers le tissu économique réel, de réutiliser divers éléments dans d’autres secteurs expérimentaux, de susciter de nouvelles activités (sociétés et emplois).
Robert Viseur, expert R&D au CETIC, rappelle d’ailleurs l’un des éléments de définition d’un living lab: “un espace d’innovation où l’on travaille avec des fournisseurs de technologies déjà existantes et validées mais non encore diffusées. Le living lab travaille sur des scénarios d’utilisation qui n’ont pas encore été imaginés, en liaison étroite avec les développeurs de ces produits et technologies et avec des utilisateurs finaux- experts ou non. Le living lab sert aussi à structurer des relations embryonnaires, pré-existantes, entre divers acteurs.”
La valorisation économique figure d’ailleurs parmi les critères qui ont été appliqués dès le stade de l’évaluation des projets candidats. Notamment en termes d’impact sur le tissu économique local et de potentiels d’extension et de succès (à savoir des acteurs, produits et solutions qui en émaneraient) à l’international.
Robert Viseur (CETIC): “Le modèle business variera selon le profil des opérateurs et partenaires du living lab”.
La volonté est d’ailleurs de s’inscrire d’emblée dans une perspective internationale, afin notamment de profiter des expériences effectuées à l’étranger et de faire venir des experts internationaux du phénomène living labs afin qu’ils participent à l’animation des deux labos locaux.
Parmi les pistes de “viabilisation’” envisageables: la prestation de services aux entreprises, des échanges et collaborations avec l’industrie. “Le modèle business variera selon le profil des opérateurs et partenaires du living lab”, souligne Robert Viseur.
“Dans le cas du Smart Gastronomy Lab, l’une des chevilles ouvrières est l’ULg, via le pôle Agro Bio-Tech de Gembloux. L’apport se fait donc essentiellement sous forme de connaissances. Le scénario sera quelque peu différent du côté du WeLL à Liège, où l’incubateur WSL sera davantage à la manoeuvre.”
Ce dernier confirme d’ailleurs: “Le WeLL est hébergé et piloté par le WSL et sa structure The Labs. Notre expertise majeure est celle de la maturation et du lancement d’entreprises”, indique Lara Vigneron, chargée du projet WeLL. “Toutefois, le WeLL travaillera bel et bien dans les trois axes traditionnels d’un living lab. A savoir la création d’entreprises ou le renforcement d’entreprises existantes; le service à la société; le développement de connaissances. C’est le type de projet qui décidera de la finalité.”
Le “modèle économique” d’un living lab doit aussi inclure une dimension sociale. “Sous cet angle-là, l’initiative Creative Wallonia, coupole globale dans laquelle s’inscrivent notamment les livings labs, va au-delà du “simple” redressement économique de la Wallonie. “Le développement social est en effet un axe indispensable en termes d’implication de la communauté. Il faut intéresser les gens au projet et il faut une plus-value qui se définisse en termes de bien-être”, souligne Robert Viseur.
Le CETIC à la manoeuvre
Le centre de recherche CETIC fut sollicité, dès le début, afin d’évaluer les dossiers de candidatures et les thèmes proposés.
Désormais que les deux premiers living labs sont sur les rails, il se mue en accompagnateur et source de méthodes et de bonnes pratiques.
C’est à lui aussi qu’il reviendra dès lors de définir méthodes et pratiques en termes de création, d’échanges et de mutualisation de connaissances, de scénarios de “reproductibilité” des idées et processus… Mais aussi, plus en amont, d’identifier des moyens pertinents pour “recruter” des utilisateurs: “il faut disposer d’une base variée (en termes de compétences, profils, centres d’intérêts…), d’un réservoir d’adhérents à long terme, pour animer efficacement la communauté. Il faudra pouvoir en appeler à des expertises variées pour maintenir l’intérêt dans les projets ainsi que leur qualité”, souligne Damien Hubaux. “Les communautés qui se créeront autour de chaque living lab seront différentes mais les problèmes d’animation et de pérennité de ces communautés, eux, seront identiques.”
Parmi les éléments de “gouvernance” qui doivent encore être définis ou précisés: la manière dont les utilisateurs finaux, désireux d’apporter leur contribution à l’exercice labo vivant, seront “recrutés”, sélectionnés, accompagnés. De même que les instruments (plates-formes numériques, outils collaboratifs, forums, sondages…) qui serviront à “capter” les idées, les résultats d’expérience, les “ressentis” des laborantins dilettantes.
Le CETIC veillera également à définir des mécanismes d’échanges entre les divers intervenants.
Damien Hubaux (CETIC): “Il s’agira pour nous de développer un modèle ouvert, réutilisable dans d’autres secteurs par d’autres acteurs et structures.”
“Des échanges devront s’instaurer, en mode transversal, entre les deux labos afin de tirer des enseignements”, souligne Damien Hubaux. “Nous apprendrons au fur et à mesure, “en faisant”. Il s’agit aussi de bâtir un cadre au sein duquel réutiliser [les idées, bonnes pratiques…] et progresser.”
Que ce soit entre labos, à destination des différents acteurs de l’écosystème ou au sein-même d’un seul labo [qui reposera sur plusieurs entités- labo d’idéation, d’expérimentation, espace de test, structure de validation…], des outils et solutions IT seront mises à contribution. A la fois pour récolter les informations, les avis, commentaires, les données brutes, pour les échanger, les faire remonter vers la cellule d’analyse, les passer au crible, via application de méthodes scientifiques, statistiques, analytiques…
“Il s’agira pour nous de développer un modèle ouvert, réutilisable dans d’autres secteurs par d’autres acteurs et structures.”
Ouvrir et protéger
“Une grille d’évaluation existe mais il ne faut pas se baser sur des critères trop stricts”, indique encore Damien Hubaux. “Il faut en outre se méfier des métriques “bateau” – du genre: nombre de participants dans une communauté – qui, au final, ne veulent pas dire grand-chose.”
Autre problème potentiel: les living labs s’ouvriront, dans une certaine mesure, aux entreprises. Celles-ci voudront souvent préserver ou récupérer le fruit de leurs expérimentations. Mais pas question, évidemment, qu’elles puissent venir, en quelque sorte, se servir gratuitement au râtelier de l’innovation et repartir avec des sources de monétisation sous le bras.
Entre le souci qu’ont les acteurs économiques de cadenasser leur propriété intellectuelle et la philosophie plus “open source” du modèle collaboratif, “il faudra trouver un autre modèle, plus ouvert, plus tourné vers le partage”, souligne Robert Viseur. “Avec moins de valeur commerciale au stade des phases d’idées, devant favoriser le processus d’idéation, et plus de valeur portée sur les phases d’implémentation. Eventuellement moyennant définition de clauses de confidentialité, de protection… Mais tout cela doit encore être validé.”
Une autre idée serait de faire payer le service pour des sociétés qui viendraient avec des projets plus “perso”.
Autre risque éventuel: que le fruit des expériences et créations quitte le territoire. Un problème potentiel (en termes quasi éthiques) dans la mesure où le financement des projets-pilote vient en majeure partie de la Région…
Pour l’heure, aucune solution n’a encore été proposée pour y parer. “Il ne faut pas tout baliser au départ car ce serait cadenasser la créativité”, souligne Damien Hubaux. “Par contre, si on laisse tout ouvert, on s’expose aux fuites de propriété intellectuelle. L’équilibre – difficile – devra être trouvé. Nous travaillerons par étapes. La vraie valeur viendra essentiellement du partage des idées. Or, une idée ne vaut rien sans réalisation. Il est bien sûr évident que nous avons besoin d’un encadrement. Si une idée est considérée comme intéressante, il faut un moyen de la protéger…”
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