La première partie de cette interview se terminait sur la transformation de l’espace – physique – de l’enseignement mais aussi sur la transformation – nécessaire – de l’idée-même d’apprentissage. Et donc du “profil”, de l’identité de celui qui est censé être l’enseignant.
Marcel Lebrun déclarait à ce sujet “Certes, on aura toujours besoin d’ingénieurs pédagogiques, de personnes pouvant construire des dispositifs intéressants, mais peut-être que les formules de formation des enseignants, telles qu’on les connaît aujourd’hui, deviendront obsolètes.”
Marcel Lebrun: “Qu’est-ce que cette société où on préconise des méthodes actives dans les classes et où 50% des cours donnés aux futurs enseignants restent des cours magistraux? Essayons d’être cohérents…”
Et voici comment il poursuit: “Si on veut que l’enseignant se comporte de telle ou telle manière avec ses élèves, il faut qu’en formation initiale d’enseignant, le formateur se comporte aussi de la même manière. Qu’est-ce que cette société où on préconise des méthodes actives dans les classes et où 50% des cours donnés aux futurs enseignants restent des cours magistraux? Essayons d’être cohérents…”
Régional-IT: Comment et jusqu’où les enseignants doivent-ils s’approprier des compétences pour ce futur contexte que vous esquissez, par rapport aux besoins et attentes des jeunes?
Marcel Lebrun: Les enseignants doivent être formés aux mêmes compétences que les apprenants: la communication, l’esprit critique… Il faut des programmes orientés sur des compétences transversales, interdisciplinaires, utilisables en géographie et en histoire, pour aborder des connaissances…
Les enfants que nous formons aujourd’hui vont vivre dans un monde où ils devront manipuler des savoirs qui ne sont pas encore là, avec des outils qui n’existent pas encore, pour résoudre des problèmes qui ne sont pas encore survenus… Il faut dès lors revoir les principes,t réfléchir au statut des enseignants, à leur mode (ou clé) de rémunération. Faut-il toujours se baser sur le nombre d’heures d’enseignement ou sur le nombre d’heures d’accompagnement de l’apprentissage?
Il faut lever les freins structurels, en ce compris les méthodes de l’inspection, les modes d’évaluation des étudiants et des enseignants… Comment peut-on mettre des points sur l’apprentissage de compétences telles que le travail en équipe, l’apport d’éléments intéressants pour le groupe, l’esprit critique…? Les enseignants ne sont pas armés pour cela.
Un contexte qui n’est donc plus adapté…
Il y a tellement de contraintes dans le système que l’innovation reste dans les ornières. Résultat? Dans la plupart des cas, les résultats de recherches qui se penchent sur l’impact qu’ont les technologies sur l’enseignement restent en demi-teintes. Parce que quand on analyse finement les dispositifs mis en place, on s’aperçoit que la technologie sert, le plus souvent, à faire quelque chose qu’on faisait déjà.
Pour Marcel Lebrun, ce dessin représente bien la vision qu’il a du rôle des nouvelles technologies dans l’éducation. “Nous utilisons les nouvelles technologies (figurées par l’aspirateur) en reproduisant les pratiques antérieures. Pourtant, elles sont porteuses de nouveaux horizons…” Source: UCL.
Prenez par exemple les TBI, les tableaux blancs interactifs. Ils sont parfois utilisés de manière magistrale mais aussi parfois comme de simples rétroprojecteurs.
Autre exemple: les LMS [learning management systems], ces plates-formes d’enseignement qui ont été imaginées pour permettre de faire du collaboratif, du projet, du partage de ressources…
Que constate-t-on? Que l’usage principal du LMS, c’est du dépôt de documents. Pensez-vous que mettre ses documents dans la centrale de photocopie ou dans un LMS fasse la différence en termes d’apprentissage?
C’est ce qu’on appelle la fossilisation des pratiques, le NSD – no significant difference. Les effets sont en demi-teintes, non pas parce que la technologie ne marche pas mais parce que les contraintes de l’environnement sont telles qu’on se retrouve souvent à refaire ce qu’on faisait, sans valeur ajoutée…
Cet effet n’est-il pas aussi amplifié par la rapidité d’évolution des technologies qui ne permet plus de se les approprier et de disséminer les bonnes pratiques avant qu’elles ne soient remplacées par d’autres?
Tout-à-fait.
Quelle est la solution étant donné que le rythme va sans doute encore s’accélérer? Quels bons conseils donner au monde de l’enseignement pour qu’il “apprenne” à prendre du recul, à faire les bons choix, à se donner le temps de l’apprentissage des techniques?
Le rythme de renouvellement des outils est un fait. Néanmoins, prenez l’innovation d’il y a 5 siècles, à savoir le livre. Combien d’enseignants ou formateurs après 3 siècles étaient-ils capables d’utiliser correctement le livre?
Le temps et l’accélération sont certainement des facteurs mais n’expliquent pas tout. Il faut arrêter de penser outils. Avez-vous déjà vu le mode d’emploi de Facebook? Les étudiants en ont-ils besoin pour l’utiliser? Je suis assez opposé à ce qu’on détermine le type d’outil qu’on va utiliser dans l’enseignement parce qu’il sera dépassé dans 5 ans. C’est pourquoi, les USA sont davantage favorable au BYOD – buy ou bring your own device.
Les outils vont évoluer. Le rôle de l’école est de préparer les élèves à un monde qui évolue. Je mettrais davantage l’accent sur les compétences: comment bien utiliser un réseau social, bien chercher l’information, comment la stocker, catégoriser pour la retrouver…
Marcel Lebrun: “Le rôle de l’école est de préparer les élèves à un monde qui évolue. Il faut trouver des invariants d’usage qui vont sans doute évoluer moins vite que la variation des outils.”
Il faut trouver des invariants d’usage qui vont sans doute évoluer moins vite que la variation des outils.
Il faudrait sans doute faire évoluer les structures [de l’enseignement] mais il faut bien reconnaître qu’elles sont très résistantes. La preuve est sans doute qu’elles détournent souvent de nouvelles technologies pour se pérenniser. Voyez la manière dont les MOOC sont souvent utilisés pour reproduire le transmissif. Je me demande si ce n’est pas un vieux système qui cherche à se maintenir! Les véritables MOOC, les MOOC constructivistes, on préfère ne pas en parler…
Le principe du BYOD, que vous évoquiez à propos des Etats-Unis, n’implique-t-il pas un défi énorme, une difficulté majeure, puisque l’enseignant risque de voir débarquer en classe de multiples devices – ordinateurs, tablettes, smartphones, voire demain des Google glass… – et va devoir gérer cette diversité énorme? Comment faire en sorte que l’enseignant connaisse l’impact, les implications sous-jacentes de ces outils, les maîtrise lui-même?
C’est très difficile. Je n’ai pas dit qu’il fallait accepter tout et n’importe quoi mais on ne peut empêcher que la diversité s’installe. Il faut demander à tel élève qui vient avec un device qui a des possibilités que d’autres n’ont pas de les expliquer aux autres élèves. Il faut être capable enlever cette armure de “nos savoirs, nos diapos qu’on a si bien préparés” et être capable de mettre l’élève au centre, d’utiliser le pouvoir des élèves.
Il faut oser la confiance. On prône l’autonomie, la nécessité de former des personnes qui seront autonomes et qui serons capables d’apprendre toute leur vie durant et nous nous évertuons à mettre des carcans, à tout faire passer par l’enseignant…
Marcel lebrun: “Quand ma hiérarchie me demandait: « pouvez-vous prouver que cette technologie est pérenne, que cette innovation va donner de bons résultats? », je répondais toujours: si j’arrive à vous le prouver, ce n’est plus de l’innovation.”
Une fois encore, il faut savoir ce qu’on veut. La grosse difficulté réside dans le fait que nous sommes devant une culture qui se construit et que nous voudrions déjà savoir comment cela va fonctionner. Le grand principe est celui de la cohérence et de la variété. Car n’oublions pas que, face à cette emprise des technologies, nous apprenons aussi de différentes façons. Si on veut éviter une société où toutes les personnes seraient “moulées”, il est important de différencier les approches. Ce qui est important, c’est de trouver les formes hybrides les plus intéressantes, trouver une hybride non stérile qui nous donne des compétences nouvelles.
“Lâchez les degrés de liberté en préservant l’efficacité, l’approche qualité.”
Qui doit conduire la réflexion? Quel est le rôle de chacun, les apprenants, les entreprises, les enseignants, les structures de l’enseignement, les pouvoirs publics?
Tous ceux que vous citez… Faut-il pour autant des structures lourdes? Il y a déjà tellement de choses qui ont été expérimentées. Il faut être capable de les regarder et de tracer des scénarios – au pluriel – et les soumettre à des acteurs de terrain, des praticiens, pour définir l’école de demain.
Cette réflexion ne se passe pas forcément à l’école primaire, secondaire, supérieur, la formation continue… On devrait songer à un projet de formation toute la vie durant. On a l’impression, aujourd’hui, que cette formation “toute la vie durant” commence à 24 ans. C’est une aberration totale. C’est ainsi qu’on s’aperçoit parfois qu’un étudiant qui arrive en master a certes eu de beaux points mais n’est toujours pas capable de valider l’information.
Marcel Lebrun: ”L’enseignement crée des personnes désabusées. L’élève apprend parce qu’on le lui demande. Il utilise du plagiat? Eh bien oui! tant que les professeurs demanderont des travaux pouvant être résolus par des plagiats, ils auront droit à des plagiats…”
Il faudrait commencer avec les tout-petits qui ont cette étincelle dans les yeux par rapport à l’apprentissage. Au fil du temps, l’apprentissage devient de moins en moins gai. Les jeunes enfants adorent la découverte scientifique. Au secondaire, on les bombarde de formules, de méthodes, de principes et la flamme s’éteint. Il faut retrouver une bonne systémique entre savoirs et compétences. Je suis à la recherche de formes hybrides.
Il faut réfléchir avec des instituteurs, avec des formateurs en entreprise. Eviter de tout cloisonner. Il faut organiser des conférences et colloques où des entrepreneurs viendront écouter des instituteurs et vice versa. Détecter les éléments de structure qui sont des freins.
Vous avez dit qu’il était urgent de faire évoluer rapidement la structure de l’enseignement. Quel doit être le rôle des pouvoirs publics?
Déterminer quelles seraient les priorités, les choses sur lesquelles agir.
Il y a le temps propre des technologies et celui des humains. Je ne crois pas aux choses à faire pour demain, à la rentrée, et qui auraient un impact suffisamment significatif. Il faut être capable de réfléchir à 10 ans, voire à 15 ans, ce qui correspond grosso modo à un parcours de scolarité obligatoire, pour pouvoir mieux revenir sur les actions directes, à court terme.
Il faut d’abord créer un esprit d’école où les enseignants travaillent ensemble. Arriver progressivement à trouver les éléments forts.
Et, selon moi, quelques pistes sont le travail d’équipe pour les enseignants, dans une structure donnée, le recours le plus possible à des savoirs externalisés de manière à mieux profiter du temps de présence en classe de l’enseignant. C’est le principe de la classe inversée, qui est sans doute une piste intéressante. Elle permet d’utiliser des savoirs extérieurs pour les ramener dans la classe, comme un moment d’apprentissage et non d’enseignement.
Il faut faire s’interpénétrer société et enseignement. Il faut décloisonner les horaires, accepter que la résolution d’un problème sur lequel on fait travailler les élèves peut prendre 10 minutes ou deux jours consécutifs. C’est compliqué? Oui mais, après tout, il existe aussi des outils et des technologies qui permettent d’organiser le temps de travail, la gestion de projets… Les technologies qui sont la cause de la complexité actuelle, sont aussi probablement la solution.
On ne peut pas agir sur une seule variable et espérer que l’effet se fasse sentir sur le reste. Dans une systémique, il faut travailler au niveau des enseignants, des élèves, de l’équipement, de l’évaluation, du projet d’école, de la relation avec les clients. Et ce sera compliqué.
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